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les flamands et la réforme de l'état belge
manu ruys
Né à Anvers en 1924. Germaniste de l'Université catholique de Louvain. Rédacteur en chef du groupe de journaux flamands De Standaard (Bruxelles). Auteur de: Pilkuren (préface, 1969), Valt België uiteen? (La fin de la Belgique?, 1969), De Vlamingen (Les Flamands, 1972). De son dernier livre De Vlamingen, il y a des traductions française, anglaise et allemande.
Adresse:
Molenkouter, Rooststraat, 1860 Meise (Belgique).
La réforme de l'Etat belge et l'attitude des Flamands devant cette réforme se situe au coeur même de ce qu'on appelle le contentieux belge, ce phénomène qui, par le simple fait de son existence dans presque tous les domaines de la vie publique et même privée, influence d'une façon quasi permanente le présent et le devenir de la société, qui vit dans le plat pays du delta Rhin-Escaut-Meuse. Ce contentieux est loin d'être un problème purement linguistique. Il touche à la société belge tout entière, à tous ses aspects, et il est dominé de plus en plus par la question fondamentale: Ou va la Belgique? Que deviendra la Belgique?
La réponse à ces questions devra être donnée dans le courant du dernier quart de siècle, qui s'est déjà ouvert devant nous. Elle devra être donné par les deux peuples qui cohabitent en Belgique: les six millions de Flamands qui font partie intégrante de la communauté néerlandaise, et les quatre millions de francophones qui habitent la Wallonie et forment les 2/3 de la population belge de Bruxelles. (Vingt pour cent de la population bruxelloise est composé d'étrangers.)
Je ne traiterai pas ici de l'attitude wallonne ou des aspirations de mes compatriotes wallons. J'ai beaucoup d'amis parmi eux. Je crois connaître aussi un peu leurs problèmes, leur angoisse, leurs espoirs; mais c'est à eux, bien entendu, d'exposer leur point de vue. Il me suffira de souligner que la construction de la Belgique de demain n'est pas une affaire purement flamande. Flamands et Wallons forment un ménage. Ce sont les deux époux ensemble qui décideront de la solidité du ménage, de sa continuité, de son organisation, de l'avenir commun ou du divorce.
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Au préalable, il me faut préciser ce qu'on entend par ‘Les Flamands’.
Pendant tout le dix-neuvième siècle et même la première moitié du vingtième, les Flamands étaient par définition les Belges d'expression néerlandaise, les Belges du Nord. Etre flamand était essentiellement appartenir à un groupe linguistique. Depuis lors, il y a eu une évolution dans les faits et dans la terminologie. De purement linguistique, la notion de Flamand est devenue aussi, et de plus en plus, politique.
Pour le moment, le Flamand est toujours un citoyen belge, mais c'est aussi déjà un membre d'une communauté flamande, disposant d'institutions politiques, socioéconomiques et culturelles spécifiquement flamandes. Dans le cadre de l'Etat belge, les Flamands forment non seulement une famille linguistique, une ethnie, mais aussi et surtout une nation.
C'est en tant que nation que la Flandre pèse à présent sur l'évolution et le destin de la Belgique et des Pays Bas tout entiers.
Abordons maintenant la première partie de cet exposé: la naissance de la communauté flamande contemporaine.
Je crois en effet inutile de remonter loin dans le temps. Il est superflu de rappeler le passé lointain, où le comte de Flandre était puissant et craint à la cour du roi de France. Les diverses étapes qu'a parcourues le peuple de Flandre sont les chapitres d'une odyssée souvent pathéthique, parfois même tragique. La Flandre, ainsi que les autres comtés de la future Belgique, a évolué pendant une longue période, avec les comtés d'outre-Moerdijk, vers la constitution d'un Etat qui aurait pu influencer fortement l'histoire de l'Occident. Cette évolution, cet élan a été brisé au seizième siècle, quand le Nord de Guillaume le Taciturne se libéra de la domination espagnole, tandis que le Sud catholique restait soumis à la couronne de Madrid et, plus tard, à celle de Vienne.
Pendant trois siècles, les habitants de ces provinces du Sud, qui allaient devenir la Belgique, vivotèrent, presque sans relations économiques avec le reste du monde - l'Escaut étant fermé et Anvers étranglé -, sans liens avec les hauts lieux de la culture européenne.
Le peuple, jadis si fier de ses libertés communales, de la richesse de ses trésors artistiques, devint une morne population de pauvres paysans, de petits artisans, entourés, guidés par le clergé et par des notables conservateurs.
Cette société des provinces belges sous la domination successive des Espagnols, des Autrichiens et des Français, ressemble étrangement à ce peuple silencieux du Québec au Canada, qui s'était, lui aussi, assoupi après la victoire des Anglais et le départ des éléments les plus actifs de la population, car - de même que l'élite française du Canada retourna en France - l'élite néerlandaise du Sud, elle, émigra vers le Nord, quand l'espoir de libération et d'indépendance s'évanouit après la prise d'Anvers par les troupes du roi d'Espagne.
Tout cela, c'est l'histoire, que nous connaissons tous. Inutile d'insister.
L'important est le moment du réveil historique.
Comment se fait-il qu'un sommeil de trois siècles ne se soit pas transformé en coma mortel?
Comment se fait-il qu'un peuple ayant
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perdu jusqu'au souvenir de sa grandeur passée, ait pu retrouver toute sa vigueur, et réussir un redressement sinon miraculeux, du moins spectaculaire?
La réponse à cette question fondamentale doit avant tout être cherchée dans les circonstances particulières dans lesquelles s'est trouvée la population des régions du Sud au début du dix-neuvième siècle.
Entre la fin de l'occupation française en 1815, année de Waterloo, et la fondation de l'Etat belge en 1830, nos provinces ont fait partie du Royaume (uni) des Pays-Bas. Sous ce régime, que les historiens belges, plus tard, ont appelé le régime hollandais, les provinces flamandes ont baigné, pour la première fois depuis trois siècles, dans un climat authentiquement néerlandais.
Dans les services publics et dans l'enseignement, qui avaient été depuis longtemps francisés, la langue de la région et du peuple, le néerlandais, devint de nouveau la langue officielle.
Une élite de fonctionnaires et de professeurs vint du Nord pour apprendre, réapprendre, aux Flamands, l'usage bien ordonné, la maîtrise de la langue néerlandaise, et pour esquisser une image de cette civilisation néerlandaise, qui avait grandi et s'était épanouie au Nord, après la grande scission du seizième siècle.
Ces professeurs formèrent dans les écoles normales une génération de jeunes, ouverte aux idées nouvelles venues du Nord, ouverte aussi aux possibilités offertes par le grand royaume qui s'étendait de la Frise au Luxembourg.
Cette période néerlandaise a duré quinze ans.
Le ‘royaume uni’ n'a pas su vaincre les dissensions internes, provoquées par la double résistance, d'une part du clergé catholique du Sud, craignant l'influence du Nord protestant et, d'autre part, de la bourgeoisie francophone, s'opposant à l'envahissement de la langue néerlandaise dans les activités publiques de l'Etat.
La révolution belge de 1830 fut surtout l'oeuvre combinée de ces deux forces: l'Eglise catholique et les classes dirigeantes de Wallonie et de Bruxelles. Leur union sonna le glas du ‘royaume uni’ et devint la base du nouvel Etat belge.
La population flamande, dans sa grande majorité, ne se rendit pas compte du danger que constituait la fin du régime néerlandais. L'influence du clergé catholique était énorme sur un peuple qui avait appris à considérer le protestantisme comme une oeuvre du diable.
De plus, ce peuple n'avait pas encore eu suffisamment de temps pour comprendre, approfondir le sens réel, les avantages de la réunification avec le peuple frère du Nord. Pour la plupart des gens, encore enfermés dans leurs dialectes ancestraux, la langue du Nord ressemblait à une langue étrangère.
Tous ces facteurs - et d'autres encore, de politique étrangère - firent que la révolte de 1830, fomentée par une poignée de jeunes intellectuels francophones et bourgeois orientés sur Paris, ne provoqua pas de résistance dans les couches profondes de la population flamande et qu' elle fut au contraire saluée comme une victoire sur un occupant.
Avec le nouveau royaume de Belgique s'instaura une démocratie libérale et parlementaire, dirigée et contrôlée par la bourgeoisie. Ce n'était pas une vraie démocratie, puisque seuls avaient le droit de vote les membres des classes diri- | |
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geantes. Le suffrage universel n'allait être accordé qu'après la première guerre mondiale.
Néanmoins, cette nouvelle société belge ne fut pas une société fermée sur ellemême, restaurant les coutumes et les lois de l'ancien régime d'avant la période hollandaise.
Au contraire, la Constitution témoigna d'une assez grande liberté d'esprit et allait rester longtemps un modèle de libéralisme et de tolérance.
Sur un seul point, le nouvel Etat fit un pas en arrière: il restaura le monopole de la langue française dans la vie publique, l'administration, l'armée, l'enseignement, les tribunaux.
Bien entendu, selon la Constitution, l'emploi des langues était libre, mais cela signifiait en réalité que le puissant pouvait parler partout sa langue, et que le faible n'avait d'autre choix que de s'adapter à cette situation.
Cela signifiait qu'en Flandre, la bourgeoisie, classe dominante, pouvait continuer à parler le français et à exiger qu'on lui réponde en français, creusant ainsi de plus en plus profondément un fossé entre elle et le peuple.
Pour les gens simples, la liberté des langues était un droit théorique. Tout se passait en fait en français, et le Flamand qui voulait s'élever dans l'échelle sociale, se voyait obligé de s'adapter entièrement à la structure francophone de la société et de l'Etat.
Seulement, il y avait eu le régime hollandais!
Il y avait eu cette période de quinze ans, insuffisante pour une opération de néerlandisation en profondeur, mais suffisante pour la création d'une pépinière de jeunes intellectuels flamands aux yeux grands ouverts sur la valeur et la signification de la culture et de la société néerlandaises.
Pour cette élite, la révolution de 1830 avait été un choc. Elle avait vu se refermer l'horizon de la coopération entre le Nord et le Sud des Pays-Bas. Elle se rendit compte, très vite, de la puissance du nouvel Etat belge, Etat qui se voulait centraliste, unitaire, jacobin, francophone.
De nouveau se profila le danger d'une francisation, qui dès lors serait définitive, de la Flandre.
C'est contre ce danger que s'unirent au lendemain de la fondation de l'Etat belge, ces jeunes intellectuels, pour la plupart des instituteurs, des artistes, quelques médecins, des fonctionnaires aussi et, en nombre grandissant, des prêtres appartenant au bas clergé qui, dès lors que le spectre protestant avait disparu, allaient oeuvrer pour le réveil culturel et spirituel des masses populaires.
Cette réaction contre la politique unilingue et française de l'Etat belge, c'est le Mouvement flamand, dont les origines lointaines remontent certes jusqu'au dix-huitième siècle, mais dont les vrais fondateurs, les premiers chefs, furent formés dans le climat du ‘royaume uni’.
Pendant un siècle, le mouvement flamand s'est alors lentement, progressivement transformé.
Sous la pression constante et croissante des milieux académiques, des étudiants, de tout un monde de gens simples, de petits fonctionnaires, d'employés, d'agriculteurs, d'ouvriers, il a réussi à changer le visage de la Belgique.
Des lois furent votées, instaurant l'obli- | |
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gation d'employer le néerlandais dans les écoles, les tribunaux, les services publics de Flandre. Les universités flamandes changèrent de régime linguistique: de françaises elles devinrent des universités néerlandaises. L'Eglise s'adapta. A tous les échelons de l'Etat, les Flamands réussirent graduellement à briser l'hégémonie des francophones et à conquérir, souvent de haute lutte, l'égalité et la parité, de droit et de fait. Ils restaurèrent le caractère néerlandais de la Flandre et firent de la Belgique un pays fait de deux régions unilingues avec une capitale officiellement bilingue.
Il s'en est fallu de peu que la Belgique - au début administrée en français - ne devînt par la suite un Etat où partout, d'Ostende à Liège, de Hasselt à Tournai et Charleroi, le bilinguisme eût été de rigueur. En effet, après la première guerre mondiale, les Flamands proposèrent que partout les deux langues nationales fussent reconnues et employées. Sortis d'un régime unilatéralement français et vivant depuis peu sous un régime bilingue en Flandre, ils lancèrent aux environs de 1930 l'idée du bilinguisme national et généralisé.
Si, à ce moment-là, cette idée avait été adoptée, la Belgique serait probablement devenue un pays de citoyens comprenant et parlant les deux langues nationales, un pays sans clivage linguistique aigu, sans tensions communautaires, qui sait?
Cela ne s'est pas réalisé, parce que les Wallons, unilingues depuis toujours et craignant l'influence grandissante des provinces flamandes, opposèrent un veto formel. La Wallonie voulait rester française et uniquement française.
Ce fut un moment décisif pour la Belgique, car la décision wallonne engendra une réaction assez compréhensible des Flamands, qui décidèrent à leur tour de rejeter le bilinguisme et de continuer leur action de néerlandisation intégrale.
Dès lors, toutes les lois linguistiques qui ont été votées depuis 1930 se situent dans cette perspective d'une Belgique dont les deux moitiés sont toutes les deux unilingues, ce qui n'est évidemment pas de nature à faciliter les contacts et la compréhension mutuelle.
Le réveil de la Flandre s'est fait dans des conditions qui n'étaient pas faciles.
La Belgique officielle n'a pas accédé de gaîté de coeur aux demandes flamandes. Les lois linguistiques, reconnaissant et affermissant les droits essentiels des Flamands, ont été, chaque fois, précédées de longs et durs débats parlementaires, de manifestations et d'incidents. Trop souvent, les classes dirigeantes ont témoigné ouvertement de leur mépris pour le néerlandais.
Bruxelles, vieille ville du Brabant flamand, qui comptait encore une majorité de néerlandophones quand s'est constitué l'Etat belge, s'est transformée sous le régime belge en une capitale où les Flamands ont été francisés et où ils ne se sentent plus chez eux. La capitale n'est pas tellement aimée en Flandre, où l'on dit: Tous les Belges sont égaux devant la loi, mais les Bruxellois sont plus égaux que les autres.
Tout cela explique certaines rancunes, une certaine méfiance, qui se sont incrustées dans l'attitude de beaucoup de Flamands.
On a souvent dit que la Belgique a été une marâtre pour la Flandre. Ce n'est pas tout à fait inexact.
Mais l'important est que la Flandre a pu
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réagir, qu'elle a pris de nouveau conscience de sa personnalité. Elle s'est rendu compte des dangers et des problèmes, mais elle a aussi compris qu'elle possédait les moyens de vaincre les uns et de résoudre les autres.
En abordant la seconde partie de cet exposé - l'analyse de l'actualité - il faut souligner en premier lieu, que le problème devant lequel se trouve placée la Belgique est un problème d'adaptation et de régularisation. Les institutions de l'Etat belge de 1830 ne répondent plus à la réalité sociale. Elles sont un archaïsme.
Longtemps, les Flamands ont combattu pour l'assainissement d'une situation linguistique. En cours de route se sont formés chez eux une prise de conscience, une solidarité politique, un besoin de vivre en tant que nation.
A ce besoin doivent répondre de nouvelles institutions. Le vêtement de 1830 craque sur toutes les coutures.
Il y a environ quinze ans, une première mesure importante a annoncé le début de la période de transformation, de réforme, dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.
En 1962, une loi a fixé d'une façon décisive la frontière linguistique. Avant cette loi, la frontière était mouvante. A la suite de recensements décennaux, elle pouvait se déplacer, provoquant ainsi un changement de régime linguistique pour les communes frontalières, et par le fait même, des contestations, des frictions, des campagnes pour ou contre tel régime linguistique.
En 1962 fut décidé que dorénavant, il n'y aurait plus de recensement linguistique et plus de changement de frontière.
Pour la première fois, la Flandre et la Wallonie furent séparées par une frontière légale, immuable, politique. L'importance historique de cette décision n'échappa à personne.
Les communautés linguistiques prenaient forme en tant que territoires, entités politiques séparées. Les lois linguistiques ayant mis fin aux inégalités et injustices frappant les individus, on allait maintenant préparer des institutions, non plus pour la défense des personnes, mais pour la sauvegarde et l'expansion des communautés.
Dans cette évolution la Wallonie, elle aussi, a eu son mot à dire.
Tandis que la Flandre, sensibilisée par le souvenir de la domination francophone, a d'abord réclamé son autonomie dans le secteur de la culture et de l'enseignement, la Wallonie, elle, a senti croître le besoin d'une autonomie économique et sociale.
En effet, les Wallons, bien que n'ayant pas de raisons linguistiques pour critiquer l'Etat belge, se sont retrouvés eux aussi à la longue dans une situation de contestation.
Vieille terre de charbonnages (épuisés) et de sidérurgie, la Wallonie n'a pas suffisament modernisé son infrastructure industrielle. Quand, après la seconde guerre mondiale, dans les annèes 50-60, la Flandre a vu s'installer chez elle les nouvelles industries de pointe comme la pétrochimie, l'électronique, la Wallonie est restée sur sa faim. Elle a englouti une centaine de milliards dans des charbonnages condamnés, sans arriver à les sauver.
Cela a provoqué un profond malaise dans l'opinion wallonne et surtout dans le monde du travail, miné par un chômage permanent et structurel.
Les travailleurs et leurs syndicats en sont
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venus à reprocher aux milieux financiers de négliger la Wallonie et de préférer, pour leurs investissements, le Canada, le Brésil, l'Australie.
Les chefs syndicaux wallons en sont venus à se méfier de l'initiative privée et à dire que seuls les pouvoirs publics peuvent encore redresser l'économie déclinante de leur région.
Et puisque les pouvoirs publics belges sont à présent de plus en plus contrôlés par les représentants de la majorité de la population, c'est-à-dire par les Flamands, les Wallons sont devenus autonomistes et réclament des pouvoirs publics purement wallons.
Sur cette considération d'ordre économique s'en greffe une autre: devant la croissance démographique et le dynamisme de la Flandre, les Wallons se sentent de plus en plus enfermés dans une position de minorité, ce qui renforce encore le courant d'autodéfense, de repliement sur soi, de refus des structures unitaires belges, de fédéralisme.
On se trouve ainsi devant un double courant: celui de l'autonomie culturelle en Flandre, celui de l'autonomie socio-économique en Wallonie.
Le fait que ce courant n'est pas artificiel, n'est pas un produit de l'imagination, ni l'oeuvre de petits groupes de prétendus extrémistes, est prouvé par l'existence de toute une série de tensions, d'incidents, de conflits, qui ont assombri le climat belge du dernier quart de siècle, et démontrent d'une façon éclatante que Flamands et Wallons ont chacun leur mentalité et leur approche particulière de la société et des problèmes politiques.
- | Lors de la question royale, au lendemain de la libération, la Flandre s'est prononcée massivement pour le maintien du roi Léopold sur le trône; la Wallonie exigea son abdication. |
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- | Lors de la guerre scolaire, dans les années 54-56, la majorité des Flamands appuya l'école chrétienne, tandis qu'une majorité de Wallons sympathisa avec le ministre socialiste de l'Instruction publique, qui s'opposa aux revendications des catholiques. |
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- | Lors de la fameuse grève du siècle en décembre 1960, qui paralysa toute la Wallonie, les Flamands, aussi bien ceux de gauche que ceux de droite, refusèrent de suivre le mouvement insurrectionnel, déclenché par les syndicats wallons. |
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- | Lors des bagarres autour de l'université de Louvain, toute la Flandre - les partis politiques, les professeurs, les étudiants et même les évêques - exigea et obtint, après une crise gouvernementale, le transfert de la section française de l'université, qui menaça de franciser la ville flamande et d'en faire un autre Bruxelles. Là, le conflit fut si aigu, que le plus grand parti de Belgique, le Parti social chrétien, se brisa net en deux blocs distincts qui, depuis lors, ne se sont plus jamais réunis en congrès. |
Les plus sages parmi les hommes politiques belges ont, après une analyse serrée de cette évolution, tiré les conclusions qui s'imposaient.
Dès les dernières lois linguistiques, celles des années 1963, a débuté une série de consultations, de conférences, de tables rondes, qui avaient toutes pour but de trouver une formule de pacification, de rénovation, un nouveau modus vivendi, un nouveau pacte des Belges.
L'étude de ces problèmes a pris des années et a connu des hauts et des bas.
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Enfin, en 1969, le Premier ministre de l'époque, M. Eyskens, vint devant le Parlement avec tout un programme de réformes, dans lequel était dit, en guise d'introduction, ‘que l'état unitaire de 1830 était dépassé’.
L'aveu était historique.
Un an plus tard, le Parlement souscrivit à une assez profonde révision de la Constitution, qui fut complétée l'année suivante par des lois d'exécution.
Il serait fastidieux d'entrer ici dans le détail de cette révision et des discussions qui l'ont immédiatement précédée, il suffira de résumer les points les plus importants et les nouveautés les plus saillantes.
La nouvelle Constitution transforme la Belgique unitaire et centraliste en une Belgique régionalisée. Cela veut dire que la Constitution reconnaît l'existence:
a) | de deux communautés culturelles, la néerlandaise et la française (je fais abstraction de la petite communauté de langue allemande); |
b) | de trois régions: la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. |
En outre:
Dans un nouveau cadre institutionnel, postunitaire ou préfédéral, ont été constituées des assemblées régionales: les Conseils culturels avec pouvoir législatif.
Ces conseils ont déjà pris, surtout du côté flamand, quelques mesures importantes. Ainsi a-t-il été décidé qu'en Flandre, la langue dans les relations sociales, dans les entreprises, pour les relations entre le patron et les travailleurs, doit être le néerlandais, sauf quand il s'agit de travailleurs étrangers.
(Cette mesure va dans le même sens que la législation au Québec, où la fameuse loi 22 tend, elle aussi, à franciser les entreprises qui utilisent surtout ou exclusivement l'anglais.)
Trois ans après l'installation des conseils culturels se sont constitués, à la demande expresse du Rassemblement wallon, parti des fédéralistes wallons qui en faisait une condition à son entrée au gouvernement, des Conseils consultatifs régionaux pour certaines matières socioéconomiques comme l'urbanisme, l'aménagement du territoire, la politique du logement et de l'emploi, la politique familiale et démographique, l'hygiène et la santé publique, le tourisme, la pêche, la chasse et les forêts, la politique d'expansion économique régionale etc.
Enfin, ont été aussi constitués au sein du cabinet national, trois Comités ministériels pour les affaires flamandes, wallonnes et bruxelloises. Cette série de réformes récentes est connue sous le nom de ‘régionalisation préparatoire’ ou provisoire.
Toute cette opération de rénovation s'est révélée incomplète et boiteuse. Très vite, on s'est rendu compte que la réforme de l'Etat n'était pas terminée.
Et cela pour plusieurs raisons.
Non seulement les Wallons considéraient et considèrent encore comme absolument insuffisants des conseils économiques qui n'avaient aucun pouvoir de décision, mais on se retrouvait, au lendemain de la révision de la Constitution, avec un enchevêtrement incroyable et courtelinesque d'anciennes et de nouvelles institutions: au-dessous du Parlement, il y avait les Conseils culturels, puis les Conseils régionaux, les Conseils économiques, d'autres conseils consultatifs du patronat et des syndicats; il y avait l'Etat central, puis les communautés, les régions, les
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provinces, les arrondissements; il y avait les grandes agglomérations, les communes, les fédérations de communes, les intercommunales, bref: un imbroglio.
Pour la seule région de Bruxelles, une vingtaine de conseils et de comités soidisant, compétents se disputaient - et se disputent toujours - le pouvoir.
Tout le monde aujourd'hui est convaincu qu'il faut absolument mettre de l'ordre dans cette situation intenable, qui menace de rendre le pays ingouvernable.
En même temps, on se rend compte que cette simplification doit aller de pair avec une nouvelle révision de la Constitution, complétant celle de 1970 et instaurant en Belgique un régime de type fédéral, c'est-à-dire un Etat groupant deux régions ou deux Etats, la Flandre et la Wallonie, disposant chacun d'un parlement élu au suffrage universel, d'un gouvernement, d'une administration, de ressources financières et d'une responsabilité budgétaire. Le schéma paraît, à première vue, simple et facile à réaliser.
Seulement, il y a aussi Bruxelles, l'éternelle pierre d'achoppement.
Ville d'un million d'habitants, dont 200.000 étrangers, Bruxelles est peuplée de Wallons, de Flamands purs et de Flamands francisés, et encore de Bruxellois autochtones et authentiques de vieille souche, qui entremêlent un peu toutes les langues et ne se sentent ni Wallons ni Flamands.
Alors, que faire de cette ville? Où la placer dans la Belgique de demain, la Belgique fédérale?
Entre la Flandre et la Wallonie, comme un troisième Etat?
C'est là que le bât blesse.
Car on craint pour l'équilibre fragile de la coopération fédérale, si Bruxelles se place au milieu de la balançoire et peut à sa guise la faire pencher en faveur des uns ou des autres.
Ce qui complique encore le dossier, est le fait que quelques dizaines de milliers de Bruxellois francophones se sont fixés dans la périphérie verte de la capitale. Cette région est terre flamande, mais les Bruxellois réclament son annexion à la capitale, ce à quoi s'oppose l'opinion flamande.
Voilà la situation actuelle.
Ce n'est pas, heureusement, une situation irlandaise.
Bruxelles n'est pas Belfast. S'il y a de temps en temps des incidents et des manifestations, jusqu'à présent, Dieu merci, il n'y a pas eu de morts ou de blessés graves. Mais il va de soi que la situation ne peut durer. La Belgique se trouve dans une impasse. Les Wallons sont mécontents, parce que l'autonomie réelle reste un vain mot et que leurs problèmes deviennent dramatiques.
Les Flamands désirent, eux aussi, une autonomie plus large.
Le gouvernement actuel, sous la pression surtout des démocrates-chrétiens flamands et des autonomistes du Rassemblement wallon, a chargé deux de ses membres les plus éminents de préparer une nouvelle réforme de l'Etat. Cela se trouve clairement dans la déclaration gouvernementale. Depuis lors, les ministres de la Réforme des institutions étudient les dossiers, rassemblent de nouveaux éléments qui pourraient servir à la construction du nouvel Etat, organisent des rencontres et des colloques dont sont sorties déjà des propositions remarquables et originales.
De leur côté, les chefs des partis se ren- | |
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contrent régulièrement et discrètement, pour voir s'il y a moyen de sortir de l'impasse.
Récemment encore, des contacts entre membres influents de la coalition gouvernementale et de l'opposition ont eu lieu, sans pour autant qu'on soit arrivé à un compromis.
Entre-temps, la fièvre monte, surtout en Wallonie, où la situation économique est mauvaise, non seulement à cause de l'inflation, mais à cause de difficultés structurelles très profondes. Cette Wallonie - où le niveau des naissances est maintenu (et encore péniblement) grâce au seul apport des étrangers - récuse de plus en plus l'Etat belge dans son organisation actuelle. Elle réclame des réformes de structure, afin de pouvoir mener une politique dirigiste de gauche. La Flandre, plus libérale, tient à l'économie de marché, ce qui n'est pas de nature à faciliter le problème.
Faire une Belgique fédérale qui n'éclate pas sous la pression de ces deux courants contraires est une gageure.
Faut-il conclure de tout ce qui précède, que la nouvelle Belgique ne se fera pas et que le divorce est inéluctable?
Certains observateurs ne cachent pas leur pessimisme. Ils mettent l'accent sur les frictions qui se multiplient entre les deux communautés, sur le difficile problème de Bruxelles, sur le malaise wallon et la tendance, en Flandre, à considérer le partenaire wallon comme un malade qui coûte trop à la solidarité nationale, c'est à dire au contribuable flamand.
On se pose la question: où se trouve encore le ciment belge?
Les souvenirs communs des anciens combattants s'estompent, d'autant plus que les vieux soldats deviennent rares.
Le Congo, cette terre où Flamands et Wallons travaillaient coude à coude, est devenu indépendant depuis quinze ans. Dans quelques années, les derniers étudiants wallons auront quitté Louvain.
Les liens économiques entre les régions s'affaiblissent. Une partie de la Wallonie regarde vers Dunkerque et Le Havre et voudrait se détourner d'Anvers. Le parti des autonomistes wallons a des affinités sentimentales et politiques avec la France. Les grands syndicats des travailleurs, qui ont été de tous temps centralistes et unitaires, préparent à leur tour leur scission, sous le masque de fédéralisation.
Il est vrai que - sauf crise aiguë ou révolte ouverte - les tendances séparatistes n'ont que très peu de chances. La Flandre ne pense pas à saborder la Belgique pour rallier les Pays-Bas.
Il n'y a que peu de Wallons qui rêvent de transformer leur région en département français.
Néanmoins il me semble que nous vivons un mouvement irréversible vers une grande autonomie de la Flandre et de la Wallonie, dans une espèce de fédération belge.
Les porte-parole les plus éminents des deux régions s'accordent à réclamer pour leur communauté:
- | la reconnaissance d'un territoire auquel on ne touche plus; - un parlement élu; |
- | un gouvernement responsable devant ce parlement; - le droit à une politique régionale économique, sociale, culturelle; |
- | des moyens fiscaux. |
D'aucuns en Wallonie parlent même d'une politique étrangère wallonne et voudraient quitter l'OTAN.
Tout cela indique qu'on pourrait évoluer plutôt vers une union de deux Etats que vers un Etat fédéral.
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Non négligeable dans ce jeu d'hypothèses est évidemment la question de l'unification européenne et le rôle que pourraient jouer les régions de l'Europe.
Mais là, on s'approche dangereusement du royaume du rêve, pour ne pas dire de l'utopie.
Pour conclure, et pour en revenir à ce que pensent et veulent les Flamands, je crois qu'on peut dire que notre peuple, dans sa grande majorité, hommes de droite, du centre et de la gauche, a tourné la page des rancunes, des réflexes antibelges. La Flandre est sortie d'un long cauchemar, d'une lutte pénible qui a laissé des cicatrices. A présent, c'est une nation qui travaille, une nation en pleine expansion, qui veut une Belgique moderne, rénovée, dans laquelle chaque communauté dispose d'institutions politiques adaptées à ses besoins.
La nation flamande ne veut pas la séparation avec la Wallonie. Elle est soudée à cet ensemble qui s'appelle l'Occident. Elle veut coopérer avec les Etats et les peuples voisins. Elle veut aider à la construction d'une meilleure société, d'un nouveau type d'homme dans un monde qui respecte l'individu, sa culture et son génie propre. |
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