Septentrion. Jaargang 2
(1973)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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la jeune poésie en flandrewilly spillebeenNé à Westrozebeke (Flandre occidentale), le 30 décembre 1932. Professeur de néerlandais. Poète, romancier et critique littéraire. Auteur de: De Spiraal (1959 - La Spirale), Naar dieper water (1962 - Vers les eaux plus profondes), Groei-pijn (1966 - Mal de croissance), poésie; De maanvis (1966 - Le poisson-lune), De Krabben (1967 - Les crabes), De sfinks op de belt (1969 - Le sphinx sur le dépotoir), Steen des aanstoots (1971 - Pierre d'achoppement), romans; Emmanuel Looten, de Franse Vlaming (1963 - Emmanuel Looten, Flamand de France), Jos de Haes (1966), Een zevengesternte (1968 - Une pléiade), Hubert van Herreweghen (1973), essais; traductions en langue néerlandaise d'Emmanuel Looten, de Pablo Neruda et de Romain Gary. Vers 1950, un changement radical s'est opéré dans la poésie de langue néerlandaise en Flandre: le poème classique qui, jusque-là, constituait la forme poétique la plus généralisée - sauf chez les poètes dits expressionnistes au lendemain de la première guerre mondiale, notamment chez Paul van Ostaijen (1896-1928) et son disciple Gaston Burssens (1896-1965) - le poème classique, disions-nous, fut banni quasi définitivement. Les jeunes poètes dits expérimentaux, auxquels les ‘traditionnels’ devaient continuer à s'opposer encore quelque temps, s'étaient groupés autour de la revue Tijd en Mens (1949-1955, Le Temps et l'Homme). Aux Pays-Bas s'était également constitué un groupe analogue. Plutôt d'ailleurs que de groupes mieux vaudrait sans doute parler d'un esprit de l'époque, aussi bien en Flandre qu'aux Pays-Bas. En Flandre, les jeunes avaient subi l'influence de l'existentialisme, et principalement de Sartre. Leur expérience du monde et de l'homme était devenue chaotique et ‘divisée’. Ils voulaient exprimer leur façon d'être et de vivre dans leur temps en partant du subconscient (que Van Ostaijen avait laissé inexploré) et en prenant comme médium l'image (que Van Ostaijen avait rejetée parce que ‘ornementale’). Ils écrivaient donc une poésie de mots, aux métaphores associatives et surréalistes, fractionnées et souvent agressives. Leur poésie exprimait le désir de liberté, la protestation et certaines tendances destructrices par le moyen d'un langage imagé. Cette poésie se rattachait au mouvement de l'action paintingGa naar eind(1) ou de l'expressionnisme explosif dans la peinture (le groupe CobraGa naar eind(2), avec Karel Appel, Asger Jorn, Corneille, Mathieu, et le peintre poète néerlandais Lucebert). Ces | |
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poètes avaient lu sans aucun doute les auteurs modernes français tels qu'Arnaud, Char, Réverdy, Péret, mais également Dylan Thomas et les poètes Beat des Etats-Unis. Parmi les figures principales en Flandre, il y a d'abord le talentueux Hugo Claus (1929) qui occupe une place de premier rang dans la littérature néerlandaise en tant que poète, nouvelliste, romancier et dramaturge. D'une poésie des mots agressive, animale, hermétique et érudite, il a évolué vers une poésie ‘parlée’ plus directement compréhensible, plus claire, qui a gardé son caractère agressif et érudit dans Van horen zeggen (1970 - Par ouï dire) et dans Heer Everzwijn (1970 - Sire Sanglier). Parti d'une philosophie de l'absurde, Paul Snoek (1933) s'est créé un monde rayonnant et positif. Dans son dernier recueil Gedrichten (1972 - Poèmes; en néerlandais, le titre repose sur un jeu de mots, mêlant ‘gedicht’ - poème - et ‘gedrocht’ - monstre), sa poésie engagée, ironique et antitemporelle l'aide à démanteler ‘le château en Espagne’. L'absurdité cynique et systématique et le langage antipoétique de Gust Gils (1924) ont contribué à porter un grand coup au langage et au sentiment poétique lyrique. Lui aussi a évolué vers des poèmes plus directement compréhensibles, réduits d'ailleurs à la quintessence dans Levend voorwerp (1970 - Objet vivant). Gils est également auteur de récits ‘absurdes’. La poésie en Flandre d'après 1950 a sûrement subi l'influence de ces trois ‘aînés’ importants, qui ne précèdent d'ailleurs les autres que de quelques années.
On dit parfois que la Flandre est un pays de poètes. L'argument de la quantité confirmerait certainement cette thèse. Voulant éviter de me perdre dans un festival de noms, j'ai classé le plus objectivement possible une série de poètes qui ont commencé à s'exprimer entre 1960 et 1970, pour en retenir une trentaine. Parmi ces trente, je voudrais vous en présenter treize, chacun avec un de ses poèmes. Il me semble que ces figures peuvent être considérées comme les plus représentatives, les figures dominantes de la génération d'après 1950. On constate en premier lieu que les poètes qui succèdent aux Vijftigers - la génération des années cinquante - sont des individus isolés. A peine peut-on parler de la formation de quelque groupe, et puis, tous ces poètes n'ont pas beaucoup de points communs. Voici les plus importants: Marc Braet (1925), lyrique et fort attiré par la poésie espagnole; Mark Dangin (1935), individualiste, constructeur dualiste d'un monde de rêve; Walter Haesaert (1935), poète d'images mélancolique et secret; Robin Hannelore (1937), passionnellement communicatif; Jan van der Hoeven (1929), poète ludique du langage; Marcel van Maele (1931), figure d'outsider et briseur du langage; Willem M. Roggeman (1935), conscient et mélancolique; Clem Schouwenaars (1932), formel et élégiaque; Hedwig Speliers (1935), fermé et d'esprit philosophique; Paul Vanderschaeghe (1930), poète de confessions voilées; Jan Veulemans (1928), charmant et élégiaque; Gust Vermeille (1926), poète de la mer à la voix éclatante. Il serait aussi insensé qu'impossible de réunir ces poètes sous une seule étiquette commune. On distingue chez eux deux tendances principales: d'une part celle qui tend à cacher les pensées et les sentiments au moyen d'un langage d'images ou d'une | |
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Walter Haesaert (photo Paul Van den Abeele).
Robin Hannelore.
forme hermétique; la tendance à écrire des vers révélateurs ou explicatifs qui glissent vers la prose, d'autre part. Consacrons notre attention aux poètes principaux, à mon avis du moins, de ce groupe.
La poésie de Walter Haesaert est une poésie dont le style est celui de la langue parlée, fort voilante, subjective, pessimiste et très plastique, pleine de mots clés. Sa conception de la vie est dualiste: la vie et la mort sont initialement fort opposées. La vie est une ‘Triste fête’ (cf. le recueil Droevig feest). Plus tard, Haesaert concilie les antagonismes avec une sorte de ‘sang-froid’ (cf. le recueil Koudbloedig), qui caractérise en même temps sa poésie elle-même: Haesaert écrit une froide poésie d'images qui voile de manière plastique la mélancolie et la tristesse. Ce titre trahit un certain sentiment de misanthropie. Le recueil le plus récent constitue un pas en avant: Over warme en koelere gronden (1972 - Sur des terres chaudes et plus fraîches). Chaud et plus frais ne semblent plus être des termes antagonistes, mais des gradations de chaleur, c'est-à-dire de vie. La place accordée à la mort est devenue bien plus relative. ‘Encore une fois, rien n'est perdu’ écrit-il lors de la mort d'un ami poète. La force vitale du poète s'est accrue et il y a des métaphores qui grandissent l'individu, une sorte de déploiement de forces élémentaires de l'individu, accompagné d'un élargissement de la langue et de la vision. Un aspect passionnant de l'oeuvre de ce poète est le langage figuré qui s'inspire du monde animal. Haesaert a encore écrit deux romans.
D'une voix chaude, rythmique, parfois passionnelle, le poète Robin Hannelore | |
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Marcel van Maele.
Willem M. Roggeman (photo Cor Stutvoet).
clame son impuissance à l'égard de tout le système social et confesse en même temps son rêve d'un monde pur, immaculé. Sans arrêt, il demande des comptes à l'homme, et sa poésie éloquente est une recherche incessante d'un ‘modus vivendi’. Hannelore est également romancier et nouvelliste.
Marcel van Maele est en fait un outsider. Avec son langage arbitraire, un langage enivré rappelant celui d'Artaud, de Michaux et d'Arrabal, il se cuirasse contre la réalité menaçante. Son évolution et sa révolte se situent principalement au niveau de la langue. La complexité initiale de son langage disloqué et tronqué disparaît quelque peu dans son recueil le plus récent Annalen (1972 - Annales), mais l'agressivité demeure. Van Maele s'est emmuré dans son moi. Angoissé perpétuellement par le monde extérieur, il s'évade dans l'ivresse de l'écriture, qui constitue sa seule possibilité de révolte. Par le moyen de sa langue, il disloque la langue ordinaire, c'est-à-dire la langue des structures, et pour ainsi dire ces structures elles-mêmes. En outre, par son expérience de l'ivresse du moment présent, il supprime les structures essentielles du temps et de l'espace. Van Maele a écrit en plus de sa poésie des romans et des pièces de théâtre d'avant-garde.
Willem M. Roggeman exprime dans sa poésie un sentiment de malaise devant l'homme, qu'il appelle ‘un phénomène biochimique / avec un chagrin incorporé’. Il constate par ailleurs à plusieurs reprises ‘la ruine de tout espace de vie’. Par son impuissance à communiquer avec le monde, avec les hommes et aussi avec lui-même, il se sent isolé dans ‘un | |
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Clem Schouwenaers (photo Selleslags).
étonnement de verre’. Cette expression indique assez bien l'atmosphère froide, lucide, et aussi un peu timide de sa poésie. Un ton de conversation réservé, en dépit des métaphores plastiques, domine le poème qui est un conglomérat d'impressions et de suggestions. Roggeman est aussi prosateur et critique.
Clem Schouwenaars, lui aussi romancier et critique doué, aime des formes poétiques comme le sonnet moderne et sans rimes. C'est un poète éminemment formel qui accentue la musicalité du poème. Sa poésie a toujours l'air ciselée, et le jeu des sonorités est chez lui d'une grande virtuosité. Il se sert de mots-sons qui en appellent d'autres; ainsi il évoque plus qu'il ne décrit ou ne pense. La tonalité de son vers est importante, et son recueil le plus récent, Een zachte Saraceen (1972 - Un doux Sarrasin) est composé uniquement de septains. Il aboutit à des alternances de tons par un jeu de rimes, de rimes intérieures et d'assonances. Les thèmes de Schouwenaars se ramènent presque exclusivement à un élégiaque désir d'amour, devenu objet esthétique par le souvenir.
Jeune adulte, Hedwig Speliers abandonna les valeurs chrétiennes traditionnelles, chercha à se fixer dans un espace vide, retomba sur lui-même et se proclama luimême dieu. Poète visionnaire et de tempérament philosophique, il construit ses recueils en s'appliquant surtout à leur structure. Il se construit petit à petit un monde plus universel. Sa poésie lui sert de métronome pour enregistrer ses doutes. Poète des extrêmes, il passe du concret à l'abstrait, de l'énumération à l'image, de la chose à l'idée, du nord au sud, du désespoir à la foi. Après une période durant laquelle sa poésie s'appuie sur les réalités quotidiennes et se sert de la langue quotidienne, à laquelle il confère toutefois un caractère d'étrangeté, ses recueils les plus récents sont d'une écriture baroque plus tempérée. Son vers y gagne en richesse de sonorités (notamment par des allitérations et des changements de sons) et en densité. Les deux derniers recueils cernent le problème de la vie et de la mort. Dans Astronaut (1970 - Astronaute), le voyage spatial symbolise le voyage d'introspection mais également la tentative d'élucidation de la langue qui constitue un mystère, tout comme l'existence, | |
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Hedwig Speliers (photo Johan Delaleeuw).
l'homme, le monde et la mort. Dans Horribile dictu (1972), il s'approche du mystère de la mort considérée dans la perspective de la langue, de la vie, du moi, du temps et de l'éternité. Speliers est un essayiste, un critique, un polémiste controversé.
Les poètes débutant vers 1965, les jeunes proprement dits, manifestent une tendance plus nette à se grouper. Le courant néo-réaliste est vraiment cohérent. Il se manifeste en tant que bloc lors de séances de lecture, de soirées de poésie, et dispose de trois revues: Kreatief (Créateur), Yang et Revolver. Le deuxième groupe de jeunes, ceux qui se nomment les néo-expérimentaux est plus hétérogène. Ils publient plus souvent dans des revues polycopiées, notamment dans Morgen (Demain) (qui vient de disparaître). En réalité, les principaux représentants de ces deux tendances sont eux aussi des figures isolées. Il faut y ajouter un troisième groupe fort cohérent autour du poète Paul De Vree (1909): ce sont les auteurs de la poésie visuelle, concrète et phonétique. On peut se demander si ces objets typographiques visuels et ces volumes phonétiques appartiennent au domaine de la poésie et dans quelle mesure ou s'ils se situent plutôt en marge des arts plastiques et de la musique.
Les poètes néo-réalistes ont modifié leur attitude à l'égard de la réalité, ‘non pas sur la base de corrélations strictement poétiques, mais en vertu d'une conscience collective bien déterminée’ selon les mots de Lionel Deflo, rédacteur en chef de Kreatief et porte-parole du groupe. Une communicabilité facile est leur première caractéristique commune. Leur monde rejoint la situation sociale et économique des années soixante: la coexistence pacifique, la société du bien-être et la société de consommation, alors que leurs prédécesseurs des années cinquante et soixante se caractérisaient par l'inquiétude sociale et avaient subi l'influence de l'atmosphère de l'après-guerre. La plupart des néo-réalistes prendront position avec un esprit critique contre le bien-être apparent et contre la société des technocrates. Leur approche sociale, marquée d'un grand sens de la relativité, de réalité surtout visuelle, est typique. Ce ne furent pas tant les néo-réalistes des Pays-Bas, dix ans plus tôt, que les poètes modernes anglo-saxons (tels que William Carlos Williams, Marianne Moore, Adrian Henry, Roger McGough, Brian Patten) - ils avaient d'ailleurs également influencé les néo-réalistes néerlandais - qui | |
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Herman De Coninck.
mirent leurs collègues flamands sur la bonne route. Ceux-ci notent en effet le plus simplement possible la réalité visible. Ils réduisent l'importance relative du poème ‘à un instant dans les événements d'une journée’, comme le disait Leo Vroman (1915, l'un des principaux poètes modernes néerlandais des Pays-Bas, vivant à New York), par opposition au ‘sacré aspect divinâtre du poème parfait’ d'autrefois. Ils manient volontiers l'understatement - la litote - et commentent des situations et des événements contemporains d'un ton personnel et ironique, plein de sens de la relativité. Ils écrivent dans le style de la langue parlée, simplement, traditionnellement. Ils conduisent de préférence le poème vers une pointe étonnante qui produit parfois un effet d'étrangeté. Ils opposent une poésie plus objective aux délires linguistiques subjectifs des épigones du mouvement des années cinquante, qu'on appelle les néo-expérimentaux. Il ne s'agit nullement d'un objectivisme neutre ou impersonnel, comme c'était jusqu'à un certain point le cas des néo-réalistes aux Pays-Bas: les poètes flamands ne feront que rarement usage de ready-mades - formules toutes faites - de citations impersonnelles et d'éléments de collage, mais l'apport créateur dans leur poésie est considérable, soit qu'ils y introduisent des éléments d'étrangeté, de ‘distanciation’, ou des fragments de rêve, des passages autobiographiques. De ce groupe font partie: Herman De Coninck (1944), Roland Jooris (1936), Patricia Lasoen (1948), Gerd Segers (1938), Stefaan Van den Bremt (1941), Daniël Van Rijssel (1940) et Hedwig Verlinde (1945). Regardons de plus près les plus importants parmi eux.
Herman De Coninck est un poète ludique érotisant et teinté d'un certain esthétisme. A l'opposé de la plupart des néo-réalistes, c'est un poète citadin typique: il intériorise la nature pour l'introduire ensuite dans son poème. Là, elle lui sert de décor pour y faire ludiquement ‘l'amour en souplesse’ (cf. le recueil De lenige liefde), tout comme Jooris veut introduire la nature à l'intérieur de son poème pour y faire alors un tour à bicyclette. Chez ces deux poètes, la réalité et le poème se fondent l'un dans l'autre. De Coninck personnifie la réalité, ce qui est chez lui un trait typique des rhétoriqueurs. Se livrant volontiers à une méditation théorique juvénile, il demande au ‘réalisme littéraire’: ‘qu'il soit / ressemblant, oh oui, mais que / de temps à autre au nom de dieu une femme / y pousse de petits cris d'admiration’. | |
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Roland Jooris.
Roland Jooris est avec Van Rijssel le plus ‘objectivant’ du groupe. Il ne veut qu'‘ouvrir le regard’ et il voit la réalité comme une composition d'objets, cependant que ‘la vie est occupée’ à faire des choses quotidiennes. Il s'oriente d'ailleurs plus vers l'expression plastique
Patricia Lasoen.
(avec les peintres de la Nouvelle Vision: Roger Raveel, Elias, De Keyser, Willaert, Lucassen) que vers l'expression littéraire. Jooris est tout yeux, et il explore la réalité ‘avec le zoom de son regard’. Cette réalité est simple, statique, le regard varie à peine. Le poème de Jooris est par conséquent aussi peu problématique que possible, le vocabulaire est élémentaire, fort ‘objectivant’, et parfois chargé d'un soupçon d'engagement.
Sans en avoir l'air à première vue, les poèmes de Patricia Lasoen sont beaucoup plus complexes. Elle maintient l'image et l'association, introduit le subconscient par des fragments de rêve, dépasse souvent la réalité et crée une atmosphère de rêve non problématique. L'ensemble donne l'impression de quelque chose d'enfantin, parfois avec quelque ‘distanciation’. Au fond, sa poésie n'est pas vraiment dépourvue de problèmes: il y a trop de monstres (mais ce sont surtout des monstres bénins) dans ses vers. Son souci d'une communication aussi vaste que possible, son objectivation souvent consciente, le fait que la réalité visuelle est toujours présente dans son oeuvre ainsi que la forme simple de la langue parlée expliquent son appartenance à ce groupe.
Stefaan Van den Bremt est un poète existentiel. C'est sans doute lui qui a la vision le plus élargie du groupe où, au fond, il ne trouve pas sa place. Provisoirement, il est à la recherche de la forme, une forme poétique mais également une forme humaine: la réalisation de soi qu'il cherche de plus en plus dans un engagement social et même politique. Il en est encore à se libérer du passé, cf. ‘Une trappe dans | |
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Stefaan van den Bremt.
Daniël van Rijssel (photo Stan Kenis).
les nuages’ (Een Valkuil in de wolken’, recueil de 1971) et sa poésie y puise toute sa tension. Il semble évoluer d'une ‘distanciation’ tourmentée de la réalité vers la découverte du corps et actuellement vers l'attente ‘d'un signe’ qui puisse signifier la libération de l'humanité.
Daniël Van Rijssel est celui qui correspond le mieux, avec Jooris, à l'étiquette de néo-réaliste. Il objective et décrit la réalité. Comme les autres, d'ailleurs, il essaie d'introduire dans le poème de nouveaux éléments épiques. Ses meilleurs poèmes respirent une fraîcheur presque enfantine avec souvent des pointes étonnantes. Il pratique avec adresse un jeu poétique qui ressemble à l'activité d'un collectionneur de papillons, de moments de bonheur. Comme tous les autres, à l'exception de Van den Bremt qui est d'ailleurs le moins néo-réaliste de tous, Van Rijssel cultive un paysage flamand idyllique et simpliste et prône le retour à la nature. Cela pour dire simplement à quel point ce néo-réalisme est romantique.
On pourrait dire que, par leur vision prophétique et par leur langue imagée exorcisante, les poètes des années cinquante ont préparé un agrandissement de l'échelle de la réalité. Leurs épigones en ont retenu une pseudo-vision et un langage de clichés qui se traduisent par un comportement blasé, irréel, souvent inconsistant et surréaliste à la manière des poètes maudits de certains jeunes poètes. Selon la parole du poète néerlandais Bernlef, les néo-réalistes ont ‘abaissé le seuil de l'étonnement’. On peut être en désaccord avec leur attitude consciemment rétrécissante en face de la réalité, leur attribuer | |
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une perception simpliste et une absence de ‘vision’ (cf. Bernlef: ‘une vision est une affaire d'aveuglement’). On peut avancer que ‘l'observation personnelle, liée à une sélection personnelle et à une représentation personnelle de la réalité’ (Deflo) est insuffisante et que la perception, la personnalité et le langage sont indissolublement liés.
La technique de ‘distanciation’ qu'on trouve dans une grande partie de la poésie moderne n'a rien à voir avec la poésie et elle constitue une application erronée de la langue en tant qu'invention. La communication directe en elle-même, comme elle se présente souvent dans le poème engagé et parfois dans le poème néoréaliste, a aussi peu à voir avec la poésie. Le langage poétique ne doit devenir langage direct que lorsqu'il s'est passé quelque chose de défectueux dans la langue. Cependant, le néo-réalisme flamand est certainement sincère, mais la ‘vision’ simplifiée n'est pas dénuée de danger. Elle pourrait conduire éventuellement à un art à la BiedermeierGa naar eind(3).
Restent encore les néo-expérimentaux. Il serait plus exact de dire: les jeunes poètes qui ne sont pas des néo-réalistes à part entière. Il y a parmi eux quelques figures passionnantes: moins les alchimistes chaotiques de la langue Leopold M. Van den Brande (1947) et Rob Goswin (1943) que les poètes un peu à part, assez hermétiques et aristocratiques que sont Roger De Neef (1941) et Dirk Christiaens (1942). Ce dernier s'inspire volontiers des oeuvres à effets surréalistes de Jeroen Bosch et de Pieter Bruegel. Puis, il y a encore Annie Reniers (1937) de tendance philosophique prononcée et les dandys esthètes Patrick Conrad (1945) et Nic Van Bruggen (1938). Hermétique au début, Mark Insingel (1935) a évolué plus tard dans un sens ‘linguistique’. Wilfried Adams (1947) est un poète d'images charmant. Eddy van Vliet (1942) s'achemine dans son écriture vers un engagement social. Le médecin Wilfried Vancraeynest (1923) dont le début est tout récent, s'annonce comme un créateur de langage raffiné. Regardons de plus près les deux figures qui me semblent les plus intéressantes.
Patrick Conrad (photo Paule Pia).
La poésie de Patrick Conrad comporte des mots-motifs comme froideur, joyaux, morceaux, pierres précieuses, caillou, temple, raide. Il s'y trouve des allusions à l'arrêt, à la fixation d'une conscience esthétique hyperraffinée et isolée. L'esthétisme maladif se manifeste dans les | |
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décors de cette poésie: les salons, les boudoirs, les ‘villas pleines de paons, pleines de cloches, pleines d'oiseaux’, aux jardins ‘où les fleurs sont des sexes parés’. Atmosphère nettement décadente, par conséquent, ‘belle comme une maladie’, très sensuelle mais dépourvue de vitalité. La poésie de Conrad sent la pâleur et la mélancolie, ce qui est une caractéristique de l'art de fin de siècle (chez Aubrey Beardsley, par exemple). C'est une poésie d'une beauté figée, de guirlandes de fleurs fanées ou pétrifiées qui ont un aspect excentrique et esthétique mais qui, en fait, dotent de quelque agrément le désespoir de l'existence.
Eddy van Vliet (photo Pierre Appel).
Eddy Van Vliet a commencé par se battre pour la vie et contre sa négation, de sorte que son aventure poétique était en même temps l'aventure de sa vie. ‘Délivré de sa propre respiration’, il se trouvait après le ‘Duel’ (titre d'un recueil) victorieux, comme ‘Colomb en vain’ (cf. le recueil Colombus tevergeefs) se situant à la fois dans son époque et son milieu et en face de ceux-ci. Ses accusations plutôt prudentes trahissaient d'emblée un pessimisme latent et insurmonté. Il constatait l'inutilité de tout et sentait en lui-même l'impuissance d'aller à l'encontre de ce monde. Une langueur mélancolique l'a finalement emporté sur la colère. Sa défense se faisait le plus souvent ironique. Son langage restait et reste continuellement lucide, parfois très objectif. Dans les ‘constatations’ de son recueil le plus récent Van bittere tranen kollebloemen e.a. blozende droefheden (1972 - De larmes amères, de coquelicots et d'autres tristesses rayonnantes), il s'approche même très fort du ready-made. Non seulement son engagement social se traduit dans une langue franche, mais il accentue la problématique de la fragilité.
Je me suis efforcé dans cet aperçu de ne pas avancer mes préférences personnelles et d'arriver à une objectivité qui, par définition, est impossible. Puisse le lecteur en avoir retenu la diversité des thèmes et des styles de la poésie flamande contemporaine. Il pourra mieux s'en rendre compte en lisant les poèmes sélectionnés et repris ci-dessous.
Si, dans les années après cinquante, il n'y a pas eu en Flandre de ‘grands’ poètes - on n'en trouve guère nulle part parmi les jeunes générations au cours des vingt dernières années d'ailleurs - nous voyons toutefois quelques personnalités intéressantes qui se sont mises à écrire. Leur nombre est assez élevé d'ailleurs, | |
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car il ne serait pas difficile d'ajouter aux trente noms cités une vingtaine d'autres encore qui ne seraient pas nécessairement moins intéressants. | |
Note de la rédaction.L'auteur de cet article, Willy Spillebeen, est poète, essayiste, critique et romancier. Il a notamment publié une étude sur l'oeuvre du poète expressionniste explosif de la Flandre française, Emmanuel Looten, avec un choix de poèmes traduits en néerlandais. Avec une imagination visuelle, filmique, Spillebeen oppose ‘l'acte dur et brillant’ de révolte dans la langue à une existence ressentie comme tragique. Les contraires vie et mort s'attirent et se repoussent mutuellement. Son orientation métaphysique initiale est traversée par une ivresse vitaliste. Son pessimisme s'accroît de plus en plus: la vie est sentie comme absurde à cause de l'absurdité du dépérissement et de la mort. La vie et la mort sont pour lui une ‘pierre d'achoppement’ (cf. Steen des aanstoots, livre de prose autobiographique de 1971). Par le biais d'une exploration de soi, toute son oeuvre est une recherche de la signification de l'individu à l'intérieur des structures et en face de celles-ci. Spillebeen s'éloigne de plus en plus de son passé qui suscite chez lui une relation qu'il faudrait qualifier de haine-amour. Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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