Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw. Jaargang 1975
(1975)– [tijdschrift] Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw– Auteursrechtelijk beschermd
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Le theatre d'Isabelle de CharrierePrenons n'importe quel ouvrage consacré à Isabelle de Charrière, ouvrons-le et cherchons quelques propos sur son théâtre. Le résultat sera décevant. Godet lui-même évoque brièvement quelques titres, ci et là dans un ouvrage qui fit autorité. Oeuvre morte? Terre inconnue? Une prospection rapide dans les bibliothèques révèle par exemple à Neuchâtel l'existence de vingt-quatre essais dramatiques. D'autres fonds révèlent l'existence d'autres textes écrits pour la scène: en tout, nous en connaissons trente, chiffre impressionant puisqu'il dépasse celui des contes, romans, nouvelles et pamphlets réunis. Qu'est-ce à dire? Isabelle de Charrière fut-elle avant tout auteur dramatique? Pourquoi cette oeuvre qui s'échelonne sur une vingtaine d'années ne retient-elle pas l'attention des chercheurs? Médiocrité? Oubli volontaire? Nous essayerons d'y voir plus clair tout à l'heure au terme de cette communication. Nous ne prétendons nullement donner une synthèse de l'oeuvre dramatique d'Isabelle de Charrière, Le terrain est trop vaste et encore trop mal défriché. Nous tenterons aujourd'hui de donner une première analyse qui résulte des travaux du séminaire de littérature française du 18e siècle de la Vrije Universiteit Brussel (1973-1974).
A part quelques vaudevilles et essais lyriques, l'oeuvre dramatique d'Isabelle de Charrière consiste essentiellement en comédies et en opéras. Commençons pas jeter un rapide coup d'oeil sur ces derniers.
Son premier essai, une ‘tragédie lyrique’ en 3 actes, Les Phéniciennes, fut publié par la Société typographique de Neuchâtel en 1788. Cette imitation d'Euripide a vu le jour dit l'auteur, grâce à la traduction de Pierre Prévost (1751-1839) à qui la pièce est dédiée. Isabelle prétend dans sa préface qu'elle a suivi fidèlement cette traduction (Paris, 1782, 1786-1787) et qu'elle a emprunté aussi aux Sept contre Thèbes d'Eschyle dans la traduction de François La Porte du Theil (Paris 1785). Il n'en est pas ainsi. Le texte a été coupé sur un autre patron et les personnages ne correspondent guère. Le goût et la fidélité, dit encore l'auteur, l'obligent à soumettre au public des variantes qui révèlent à l'analyse une volonté de renforcer le spectaculaire et le dramatique, déjà soignés par de nombreuses indications en marge. Cette tentative, dont il serait prétentieux de dire qu'elle fut gluckiste, n'est guère une réussite dramatique. La musique et la partition choréographique nous manquent pour juger le tout. Le sujet est trop connu pour être rapporté ici. Isabelle ne s'écarte guère du sujet grec, mais les femmes d'Euripide sortent amoindries de cette mise en forme d'opéra. La grandeur antique le cède à un spectacle | |
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18. Fragment de Elise ou l'Université (Bibl. Publ. de Neuchâtel, ms. 1342).
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quelquefois désordonné at naîf. Cette première tentative dramatique, oeuvre de débutante, mais pour laquelle l'auteur avait choisi d'emblée un sujet féminin, fut, avouons-le, un échec.
Nous ne nous étendrons pas sur les autres opéras. Quelques uns ne sont connus à l'heure actuelle que par des allusions dans la correspondance: L'Olympiade, Le Cyclope ou Polyphème, Pénélope (un fragment conservé à Neuchâtel met le personnage en scène). Nous avons de l'année 1790 un petit opéra-comique, mis en musique par Zingarelli, Les Femmes, oeuvrette en deux actes at ballets, assez plaisante et fraîche chantant les amours d'Albert et d'Emilie et qui mérite plus d'intérêt que toute autre production lyrique d'Isabelle. L'année suivante vit un Zadig dont le premier acte seul semble avoir survécu. Cette fois encore Zingarelli prêta son concours. Le sujet voltairien, on s'en doute, se prêtait mal à une transposition de ce genre. Le manuscrit, conservé à Neuchâtel porte la trace de nombreuses et impitoyables corrections. Un critique contemporain, anonyme, souligne dans une note la ‘bizarrerie’ à laquelle conduit ce mélange ‘du plaisant et de l'héroique’. Trop de place est laissée au récitatif, et il en résulte un ‘vuide d'action’; enfin, il relève quelques ‘légères négligences de style et de versification’. Moyennant des corrections le tout pourrait produire un spectacle original. L'anonyme avait vu juste. Zadig laisse l'impression d'un je ne sais quoi imparfait, tout comme Les Phéniciennes. Seul Les Femmes échappe à cette constatation. Faut-il ajouter que les sujets étaient mal choisis? Porter Euripide et Voltaire à la scène lyrique était une gageure. L'opéra, par ses contraintes multiples, représente un genre dramatique particulièrement difficile, trop difficile pour Isabelle de Charrière. Elle semble l'avoir compris rapidement. Elle eut ce double mérite, celui d'avoir du moins osé, et ayant compris la leçon, celui de ne point s'obstiner.
Les comédies constituent l'essentiel de l'oeuvre dramatique de la dame du Pontet. La Bibliothèque de Neuchâtel (Ms 1338-1353) conserve les titres suivants: Les Attendez, revenez-vous ou les délais cruels, L'Auteur embarrassé ou la jeune lingère, Les Modernes caquets, Comment le nommera-t-on? Elise ou l'université ou Eugénie Witz, L'Emigré, L'Enfant gâté ou le fils et la mère, La Famille d'Ornac, L'Inconsolable, Lord Hatewit, Le Mariage rompu, Les Tu et les vous ou la parfaire liberté, Venise sauvée. Ajoutons-y huit fragments sans titre, L'Incognito et L'Extravagant dont la trace n'a pas encore été retrouvée.
De cette liste impressionante, seul L'Emigré eut les honneurs de l'impression et de la réimpression (sl 1794, Neuchâtel 1906) et d'une | |
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traduction par L.F. Huber, Schweizersinn (Berlin 1794). Le même Huber, le bon ‘Huberchen’ de la correspondance, traduisit également L'Inconsolable, Elise ou l'université, Les Tu et les vous sous les titres Der Trostlose, Eitelkeit und Liebe, Du und Sie, qui parurent, pour les deux premiers dans les Friedenspräliminarien (Berlin 1794, ii.193-240; iv.209-246) et les deux autres dans le Neueres französisches Theater (Leipzig 1795-1796, i.1-140; ii.1-95). Ces traductions, faites sur les manuscrits de l'auteur et dont la fidélité doit encore être examinée, suscitèrent dans les pays de langue allemande des réactions nombreuses qui mériteraient une étude approfondie.
Les circonstances actuelles exigent un choix. Nous éliminerons donc les fragments sans titre, en général assez brefs et six titres incomplets: Les Attendez, L'Auteur embarrassé, Les Modernes caquets, La Famille d'Ornac, Lord Hatewit et Venise sauvée. L'examen de tous ces fragments montre, du reste, qu'ils présentent une analogie étroite avec les pièces auxquelles nous allons nous arrêter en les étudiant dans une perspective chronologique.
Comment la nommera-t-ön? Comment la nommer en effet cette comédie en cinq actes et en prose dont l'action se situe dans les toutes dernières années de l'Ancien Régime? Paris. Le comte et la comtesse d'Ossan mènent leur vie chacun de leur côté. Le mari est viveur, joueur, cynique; l'épouse dédaignée cherche une consolation dans les beaux-arts et auprès de sa nièce, la jeune Sénange, être simple, naturel, fin, adroit. Deux prétendants se disputent sa main: Verteuil, garçon décidé, intelligent pour qui ‘une femme à talents est supportable en comparaison d'une femme d'esprit’, et par ailleurs, le tortueux, cynique et intriguant Villevieille. Ce dernier, aidé en cela par sa soeur, parviendra pendant un temps à dominer l'esprit de madame de Tréville, l'autre tante de la jeune fille. Mais son plan échoue car Sophie déjoue habilement les malhonnêtes visées dont elle est l'objet. D'un autre côté, le chagrin de sa dame et des rapports divers ramènent le comte à de meilleurs sentiments.
D'emblée les caractères bien campés, symbolisent des types humains et les faits prêtent à réflexion. Les idées de la comtesse et de Vertueil sur les femmes, le grand sujet de la pièce, se complètent habilement et se traduisent souvent par des sentences dignes des meilleurs moralistes classiques. Cette comédie, une des premières d'Isabelle de Charrière, caractérise | |
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tout son théâtre. Et comme nous allons le voir, les événements du jour qu'elle suit avec grande attention, ne la détourneront point, quant au fond, de ce modèle. ‘Je ne puis souffrir, écrit-elle à une amie le 13 février 1799, une imitation qui n'imite rien de ce qui existe, une satire qui porte complètement à faux et n'a pas même l'air de vouloir corrigerrien’. Comment la nommera-t-on? est une pièce de son temps, de l'Ancien Régime agonisant, avec ses aristocrates oisifs et assez méprisables, avec ses problèmes qui ne sont pas sans rappeler Beaumarchais. Quand la Révolution se mit en marche, Isabelle comprit que le théâtre allait changer dans la mesure où le monde changeait luimême. Elle a évoqué cette mutation dans la lettre dont nous venons de citer une phrase. Permettez-nous d'en lire un extrait plus long. ‘Parl ons de la comédie. C'est une chose surannée et désormais absurde, à moins qu'on ne compose des pièces toutes nouvelles pour le XIXe siècle. On ne peut plus parler des rois comme de quelque chose de grand, de la liberté comme de quelque chose de réel, des travers anciens comme devant être combattus encore par le ridicule. La scène des comédies que vous joueriez est en France dans les châteaux: il n'y a plus de châteaux en France; entre des dames, des marquises et des soubrettes: il n'y a plus de marquises et les soubrettes sont dames. Je ne puis plus lire aucun drame, aucun proverbe, aucune comédie, que tout au plus Molière, qui est le comédien de l'homme le plus que de la société, et lui-même il est hors de notre nature actuelle. Plus d'avares, mais des brigands. Plus de coquettes, mais des libertines: le Misanthrope tue aujourdhui au lieu de gronder. Les femmes ne sont plus pédantes, elles écrivent des romans. Les Tartuffes jouent l'irréligion plutôt que la piété. Or je ne puis souffrir une imitation qui n'imite rien de ce qui existe, une satire qui porte complètement à faux et n'a pas même l'air de vouloir corriger rien. Il y a plus. Là où l'on voit tant de crimes et de malheurs, on n'est plus que faiblement frappé des ridicules. Pardon, ma chère, si j'ai combattu si sévèrement votre goût. Vous n'imaginez pas combien les comédiens de société me paraissent s'être donné un plat amusement’. Et de fait, le théâtre d'Isabelle s'est modifié dans ce sens. L'époque révolutionnaire, celle de l'émigration ont suscité des pièces différentes, parmi lesquelles nous étudierons L'Emigré, L'Inconsolable, Elise ou l'université et Les Tu et les vous, qui, rappelons-le, connurent la publicité grâce à leurs traductions.
L'Emigré (sl 1794), comédie en trois actes et en prose se déroule en Suisse sur la fin de 1793. Monsieur Jager, homme honnête, franc et bon, supporte mal la conversion politique de sa soeur, dame | |
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Vogel, qui ne jure que par les principes révolutionnaires. Julie, la fille de monsieur Jager, jeune femme franche, active et simple, est l'objet des tendres sollicitations d'un jeune émigré qui a tout perdu, Vieuxmanoir. Quand le ministre de la République française arrive chez les Jager, ses propos nuancés recueillent l'approbation de tous, sauf du jeune émigré. Contre lui la tante Vogel reçoit bientôt l'aide inattendue de la marquise de Valcourt, chauvine, aristocrate, précieuse et frivole, que son amie, la comtesse de Murville tente de tempérer dans ses excès ridicules par une attitude plus réservée. On proposera à Vieuxmanoir un soi-disant riche parti à l'ancienne et pour le détourner de Julie, on suscite contre lui le vaniteux d'Estourdillac. Les deux prétendants se battront; blessé, Estourdillac comprendre son erreur et devient l'ami de Vieuxmanoir. Malgré l'alliance Vogel-Valcourt, le jeune aristocrate, plus soucieux d'honneur que d'argent et qui a su tirer la leçon des événements épousera Julie avec l'assentiment de monsieur Jager, tout en gardant au coeur une blessure ouverte, sa mère est en prison.
L'Inconsolable écrit en 1794 en un acte et en prose ressemble fort à la pièce précédente. La scène demeure en Suisse mais se transporte cette fois chez des paysans. De l'Orme, honnête cultivateur, recueille un émigré, le comte d'Envers, imbu de sa personne et profondément marqué par l'effondrement du monde qui fut le sien. Parti à la recherche de son frère Xavier, il le retrouve, ô hasard! marié à Louise, la fille de son hôte. Etrange rencontre du passé et du futur. Les De l'Orme ont pour voisine madame d'Ange, émigrée elle aussi, femme de tête, résolument optimiste en dépit des événements. Ses fils, Philippe et Alexandre ont également suivi des destinées opposées: le premier est député à la Constituante, l'autre a combattu dans les rangs de l'armée de Condé. Les deux frères que les hasards du temps amènent à se rencontrer sous nos yeux acceptent de se réconcilier après une cinglante et ironique admonestation maternelle. Reste d'Envers, souffre-douleur de madame d'Ange qui songe un instant à lui donner sa fille Sophie. Mais cet inconsolable personnage, cultivant son chagrin, préfère quitter les De l'Orme et les d'Ange redoutant leur gaieté et leur bonheur qu'il juge par trop contagieux.
Les Vous et les tu ou la parfaire liberté date de la même époque. Cette comédie en trois actes et en prose répond à une pièce de Louis Dorvigny, Les Tu et toi (Paris 1794) qui obtint un succès considérable. Isabelle de Charrière lui a reconnu | |
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sa dette: ‘ Je vous fais hommage, citoyen, dit-elle dans sa dédicace, d'une pièce à laquelle la vôtre a donné naissance. La mienne n'est peut-être pas aussi jolie que la vôtre, mais elle est sûrement aussi civique, et la France sera libre quand Gourmé et Brusquet [personages] y seront alternativement joués’.
Le citoyen Francoeur, qui habite Chaillot, est entiché des idées nouvelles. Brave homme au demeurant, il entend imposer chez lui les usages du jour. Ainsi, le tutoiement est généralisé et obligatoire, ce qui ne va pas sans provoquer quelques complications. Victorine, sa pupille, ne peut se forcer à cet usage pas plus qu'elle ne ressent d'attrait pour le favori de Francoeur, un certain Diogène Brusquet, sans-culotte qui tutoie, jure et donne du citoyen à tout propos. Victorine n'a d'yeux que pour Charles Ferrier, jeune aristocrate (un muscadin dira Brusquet), désintéressé, ouvert aux idées nouvelles mais sans excès. L'agent de liaison entre les jeunes gens sera le sympathique Bertrand, domestique de Ferrier, qui s'obstine à s'appeler de Bonneval puisqu'il en est originaire et à dire ‘vous’ au citoyen Francoeur. Engagé par ce dernier comme coursier, il déjouera habilement mais non sans mal les machinations de Brusquet et de sa comparse la Duclos, qui n'en veulent qu'au seul argent de Francoeur. L'imposteur démasqué, le citoyen tuteur qui a enfin ouvert les yeux, accordera la main de Victorine à Ferrier.
De toutes les pièces ‘révolutionnaires’ d'Isabelle de Charrière, Les Vous et les tu ou la parfaire liberté est la plus dure. A ses yeux, Brusquet est devenu un symbole, un nom commun comme le soulignent la dédicace et la correspondance avec Benjamin Constant. Dédicace au demeurant trop modeste. La pièce comme l'affirme Huber dans son ‘Vorbericht’ tire la morale des excès (‘Unregelmässigkeiten’) révolutionnaires, dont Dorvigny, prisonnier de l'instant, est reconnu coupable. Une confrontation des deux pièces ne peut que souligner la supériorité de la seconde.
Elise ou l'université ou Eugénie Witz, comédie en trois actes et en prose, date également de 1794. La scène nous conduit cette fois en Allemagne chez le professeur Witz, homme acquis aux idées démocratiques. Sa fille Eugénie, romanesque, sincère, intelligente, supporte mal que son père laisse échapper ses préférences devant un certain Walter, familier des lieux, qu'elle suppose être un émigré. Walter nourrit d'ailleurs quelque flamme secrète pour la jeune fille dont il loue la modestie et l'intelligence contre le comte de Rheynsburg qui veut se mettre à l'école démocratique du professeur et juge Eugénie trop coquette, trop romanesque à son gré. | |
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Outre une intrigue amoureuse entre le Vent, domestique émigré, et Caroline, la femme de chambre d'Eugénie, émigrée elle aussi mais fort discrète, il faut aussi évoquer celle que rêve le baron de Schwarzheim, ami du professeur. Il décide de s'installer chez ce dernier avec sa fille Wilhelmine. Celle-ci que l'on voudrait marier à Walter, ne l'entend pas ainsi, par affection pour Eugénie devenue son amie. Walter, dont la véritable identité est révélée par son oncle, le comte de La Ville, ne s'est pas déclaré. Les deux jeunes gens s'aiment néanmoins et cette situation finit par engendrer des incompréhensions, des reproches qui disparaîtront évidemment. Wilhelmine qui a repoussé les avances du comte, s'effacera définitivement pour Eugénie qui forcera son père à lui permettre d'épouser Walter.
Cette comédie annonce en quelque sorte L'Enfant gâté. Mais n'anticipons point sur les conclusions que l'on pourrait tirer du fait.
L'intérêt de ces pièces d'actualité, on s'en doute, réside dans leur sujet. Avec les événements, le théâtre d'Isabelle de Charrière a pris une coloration plus précise et s'est résolument engagé à illustrer des idées chères, formulées déjà dans Le Noble et nombre d'écrits par la suite. ‘Partout dans ce que je ferai, écrit-elle à Huber en cette année 1794, je mettrai en scène des gens de la classe appelée basse, pour leur faire jouer un rôle honnête, noble même à un certain point ... J'attaquerai toujours les préventions avantageuses et désavantageuses qu'on établit pour ou contre des classes quelconques, et l'on sera auprès de moi prince impunément, ainsi que laquais. Je suis payée pour cela’. C'est bien de cela qu'il s'agit. L'Histoire lui a fait prendre conscience, plus encore que par le passé, de certaines réalités. L'émigration, dont elle put saisir à Neuchâtel, sur le vif, de nombreuses scènes, lui permet de voir et de traduire en termes dramatiques, les leçons que lui donnent les hommes et les événements. Les aristocrates ou les républicains impénitents ou aveugles sont magistralement ridiculises: la marquise de Valcourt, le comte d'Envers, le sans-culotte Brusquet et la Duclos sont rejetés dos à dos dans les ténèbres extérieures. D'autres, entraînés par un enthousiasme suspect et incontrôlé, se font les coryphées parfois risibles des temps nouveaux, qu'il s'agisse d'étrangers comme madame Vogel ou le professeur Witz, ou de Français comme Philippe d'Ange et surtout le citoyen Francoeur, qui à l'instar d'Orgon, entend soumettre sa maison à un Tartuffe | |
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nouveau style. Estourdillac, Alexandre d'Ange, le comte de Rheynsberg fournissent le pendant aristocratique de ce tableau républicain. Mais si tous sont frappés, tous n'en meurent point. Les événements leur désillent enfin les yeux, Ils comprennent que le temps n'est plus de se cramponner à des épaves d'un monde à jamais révolu, et qu'il est absurde de construire des bastilles d'un type nouveau. Purifiés, ils se joignent aux élus, à ceux qui ont compris et accepté immédiatement la marche du temps. La grâce a fondu sur ces aristocrates libéraux, clairvoyants, les Vieuxmanoir, Xavier, dame d'Ange, Walter et Ferrier qui a répondu à l'appel de la patrie en danger. Dans un geste souverain, Isabelle leur adjoint Bertrand, le domestique plus noble dans son esprit, que bien des aristocrates. Homme intègre et juste, dévoué, intelligent, il illustre bien la démocratie évoquée dans la lettre à Huber.
Les personnages illustrent sans doute mieux les idées que ne le font les événements. L'auteur a posé quel ques questions, en passant sur l'égalité des droits, la liberté des gens, le rôle de l'Etat. Il ne dissimule pas sa sympathie pour le monde nouveau qui est en train de naître, ce monde tant attendu, espéré. Les sujets ont désormais acquis leur voix au chapitre en évitant le filtre moliéresque; les aristocrats, les grands, on abandonné ou abandonneront leurs prétentions injustifiées. Ceux qui ont abusé de leur pouvoir assistent, impuissants, à l'écroulement de leurs privilèges. Un monde n'est plus. Les jeunes gens verront et feront désormais des choses nouvelles, libérés des entraves qui obscurcissaient leur avenir. Pour beaucoup, l'émi gration fut une école qui les initia aux réalités du quotidien. Elle engendre des hommes nouveaux, peu nombreux mais dignes de tendre la main aux autres. Les excès révolutionnaires, pourtant prévisibles, et qui crucifieront Isabelle de Charrière, ne trouvent, dira-t-on, aucun écho dans son théâtre. Courte vue? Mais comment traduire dans une comédie qu'elle entend dans son sens le plus parfait, les considérations pathétiques, presque désespéréés qui trouvent plus naturellement leur place dans la correspondance ou les essais? ‘Régner, et tuer tout ce qui les empêcherait de régner, écrit-elle à Benjamin Constant le 20 avril 1794, voilà tout ce qui les occupe. Et qu'importe? Si ceux-là ne tyrannisaient pas ouvertement, d'autres tyranniseraient sourdement’. La comédie qui vise à faire rire avant tout, n'est pas le lieu de tels propos. Ceux-là, Isabelle les réserve pour d'autres destinations.
La tourmente passée, elle revint dans son théâtre à des questions moins actuelles mais toujours aussi importantes à ses yeux. | |
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On le voit bien avec les deux comédies dont il nous reste à parler, L'Enfant gâté et Le Mariage rompu.
Cette dernière comédie, écrite en 1800, en deux actes et en vers, est voulue dans le goût des Anciens qu'Isabelle connaît par le Lycée de La Harpe. Elle ‘fera plus rire que larmoyer, écrit-elle à Benjamin Constant le 3 avril 1800. Rien ne serait si facile à jouer, Peu de rôles, de jolis rôles, et point de décorations extraordinaires. Le lieu unique est un salon de Paris. Nulle allusion à la politique’. Nonobstant ces qualités prétendues, la pièce, pas plus que L'Enfant gâté ne connaîtra les honneurs de la scène.
Le vieux Philon veut marier son neveu Albert à Sophie, fille de Mélite, richement dotée. Mais le jeune homme n'éprouve guères d'attirance pour cette coquette ridicule préoccupée de mondanités et de toilettes. Leur première rencontre tourne à l'aigre, Albert ne pouvant dissimuler son mépris pour ce que représente Sophie. Agathe, sa demi-soeur, pauvre et simple, prend la défense du jeune homme, ce qui n'arrange rien. Inquiet, Philon demande à Mélite de l'aider. Sophie continuant son jeu, Albert refuse de l'épouser. Il recherche l'appui de Philon qui de son côté sent quelque penchant pour Agathe. Un beau quiproquo précipitera les événements, et Sophie, qui comprend que son caractère ne convient pas à Albert, renonce au mariage projeté. Agathe épousera Albert. Voilà, comme l'écrit Isabelle, une petite pièce bien simple, facile, sans prétentions et qui aborde un sujet fort commun.
L'Enfant gâté ou le fils et sa mère, écrit vers la fin de 1800, mérite plus d'attention. Placide, bon bourgeois et bon père de famille, droit et généreux, souffre mal l'autorité de son épouse Araminte, femme décidée. Deux jeunes gens, Pauline et Marcellin subissent les contretemps de ces tensions. Le jeune homme, gâté par sa mère, est destiné d'autorité à la folle Cydalise. La jeune fille, une nièce orpheline, chérie de Placide, préfère Valère à tout autre prétendant, fut - ce Marcellin lui-même. Les événements prennent un tour délicat lorsque le fils se révoltera contre sa mère. En fait, l'insurrection est générale et triomphera heureusement: les plans d'Araminte seront déjoués, Pauline épousera Valère, Marcellin cherchera son élue lui-même et Placide reprendra la barre. De nombreux détails rappellent Les Femmes savantes: on aura reconnu au passage les héritiers de Chrysale, Philaminte, Bélise et de Vadius et Trissotin dans les personnages ridicules de Dametas et Damon. Mais la révolte du fils n'a rien de la plaisante bonhommie moliéresque. Les discussions qui opposent violemment | |
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le fils à la mère sont d'un ton âpre qui mérite d'être analysé dans tous ses détails.
Ces brèves présentations soulignent la remarquable continuité ou unité du théâtre d'Isabelle de Charrière aussi bien dans la forme que dans le contenu.
La question qu'elle se plaît à évoquer sans cesse en l'éclairant de l'une ou de l'autre façon, est, faut-il le dire, celle de la destinée féminine. Que la femme soit jeune ou moins jeune, célibataire, mariée ou veuve, domestique, bourgeoise ou aristocrate, peu instruite, cultivée ou bas-bleu, elle apparaît le plus souvent comme une victime de son état, nous dirions presque de sa nature. L'éducation reçue, les multiples et continuelles contraintes, un mariage souvent conclu sans qu'elle ait eu un mot à dire, on fait de la femme un être privé de liberté, conditionné aux satisfactions de son entourage. On songe au mot célèbre d'Isabelle à propos de Bellegarde: ‘Je m'ennuie souvent de l'état de dépendance; si j'étais libre, je vaudrais beaucoup mieux’. Elle n'accepte pas un tel sort comme le font certains de ses personnages. Ses jeunes héros, pour lesquels elle contient à peine sa tendresse, se révolteront. Pauline, Sophie, Eugénie, Valère, Vertueil, Walter triompheront non pas parce que la comédie exige un heureux dénouement mais parce que la noblesse de leur coeur, leur volonté et l'aide de quelques rares amis éclairés leur en donnent naturellement les moyens. Ils connaîtront ce qu'elle n'a guère connu et tant désiré.
Mais l'attention d'Isabelle ne se porte pas uniquement sur les droits de la femme, de l'être humain. D'autres questions surgissent. La famille, les enfants. Si des parents ne se soucient guère ou peu des aspirations légitimes de leurs filles ou de leurs fils, faut-il s'étonner dès lors des révoltes. La disparition d'un conjoint, ou la présence d'un conjoint abusif n'arrange rien. La critique psychologique trouvera sans doute ici des compléments intéressants à ces données sociologiques et historiques. Le train de maison. Comme chez Molière on trouvera des domestiques honnêtes, êtres de bon sens, presque parents par défaut des autres ou par substitution. Mais répétons-le, ils laissent loin derrière eux grâce à leur humanité et leur discrétion ces ancêtres, aussi prestigieux soient-ils. La culture. Le professeur Witz voulait faire de sa fille une Aspasie nouvelle et la soustraire au monde. Eugénie rejette ce refuge inutile, sclérosant, irréel. La comtesse d'Ossan écrit, compose à l'instar d' Isabelle de Charrière, mais pour se divertir, au sens pascalien du terme. Un homme, quant à lui, ne trouvera ni satisfaction ni finalité dans la vie mondaine ou dans le métier des armes. | |
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C'est la comédie qui servira donc de véhicule à cette philosophie. Ses maîtres, Isabelle l'a dit souvent, sont les Anciens et par dessus tout, Molière. Et de fait, on l'aura constaté, plus d'un sujet, plus d'un propos font écho à ses meilleures productions. A son exemple, Isabelle de Charrière ménage habilement émotion et gaîté dans un discours dont la philosophie est cependant différente. Mais point de comique facile; les rires et les sourires naissent naturellement des noms parlants, des personnages extravagants, des discours stupides, des quiproquos et autres situations incongrues. Ce faisant, Isabelle se révèle l'élève fidèle des classiques pour lesquels elle marqua dès le début de son oeuvre dramatique, dans un texte encore inédit, son respect et son admiration. Nous voulons dire le mémoire qu'elle rédigea sur la question Le génie est-il au dessus des règles? mise au concours par l'Académie de Besançon en 1788. Se dissimulant derrière l'éloquente devise ‘Fuerent et erunt’, Isabelle de Charrière tente de démontrer l'éternité et l'immuabilité des règles classiques. Elles existent depuis la naissance du théâtre; le temps les a affinées et coulées en termes de lois du goût, lois dont la stricte observance produit les chefs d'oeuvre et partant notre plaisir. Elles ne souffrent aucune dérogation: ‘les règles sont éternelles, inaltérables, invariables’ (fo 11). Le génie montrera ses qualités, non pas en tentant une aventure à la manière d'Icare ou de Phaéton, mais en acceptant de se soumettre aux contraintes des lois. Ainsi, nombre de pièces contemporaines usurpent les titres de tragédie ou de comédie: ‘Qu'on les appelle tableaux dramatiques, drames pathétiques ou gais, mélodrames bouffons ou sérieux, et qu'on ne nous annonce une comédie ou une tragédie nouvelle que lorsque connaissant les difficultés, on veut les vaincre: alors de l'espoir et de la crainte d'un succès ou d'une chute mémorables, naîtront peut-être ces agitations qui appellent le génie, et des efforts aussi heureux qu'ardents et assidus’. (fo 13).
Pas plus qu'un Voltaire auteur de comédies, Isabelle de Charrière n'a connu ces ‘agitations qui appellent le génie’. Elle a obéi aux règles avec une fidélité constante à une époque où elles étaient de plus en plus contestées. Les unités, les symétries, les procédés éprouvés, un langage clairGa naar voetnoot* sont là pour en témoigner. Théâtre | |
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anachronique dira-t-on: paradoxal parce qu'il met des idées nouvelles dans des formes anciennes? On voudra peut-être y voir la raison de son effacement. Il en est d'autres, plus certaines et plus réalistes: l'éloignement de Colombier, le manque d'appuis, l'hésitation devant les frais élevés d'une impression à compte d'auteur, peut-être aussi une certaine retenue.
Le théâtre d'Isabelle de Charrière est digne de la scène, du public. Son édition, loin d'affaiblir le restant de son oeuvre qu'il complète et renforce, et, souhaitons-le, des représentations qui n'auraient rien d'une recherche archéologique, susciteront sans doute des avis partagés. Et c'est tant mieux. Si deux siècles après leur naissance les personnages et les idées d'Isabelle de Charrière, plus que leurs vêtements (bien moins démodés que nombre d'audaces) peuvent à notre époque susciter une telle réaction, ce sera bien la preuve que la Destinée et l'Histoire furent injustes à son égard.
Jeroom VERCRUYSSE
Vrije Universiteit Brussel |
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