| |
| |
| |
Madame de Charrière. - la Hollande et la culture Française.
Mon prédécesseur, le Dr. C.M. Geerars, vient d'évoquer l'aspect hollandais de celle qui s'appela Belle van Zuylen. Ma mission à moi, disciple de Philippe Godet, qui demeure l'auteur du plus remarquable ouvrage consacré à Mme de Charrière-ma mission, dis-je, est de faire voir la part de la culture française dans la vie et l'oeuvre de celle qui devint Mme de Charrière. Toute son oeuvre appartient à la littérature française, mises à part, dans les dix dernières années de sa vie, des traductions de quelques ouvrages en allemand grâce à L.- F. Huber.
Appartenant à une vieille famille de l'aristrocratie hollandaise, certes Isabella-Agneta-Elisabeth van Tuyll-van Serooskerken fut, dès l'enfance, initiée à la langue néerlandaise. Mais l'apport culturel français en Hollande était d'une importance extrême. En 1788, Mme de Charrière pouvait écrire: ‘A qui la France doit-elle cet agréable empire qu'elle exerce..., si ce n'est à ses réfugiés, répandus dans tous les pays protestants: grâce aux instituteurs français, les enfants hollandais apprennent La Fontaine par coeur dès qu'ils savent parler; depuis quarante ans, les lettres de Mme de Sévigné sont entre les mains de toutes les Hollandaises ... Lirions nous aujourd'hui Montesquieu, Voltaire, Buffon, si la langue française ne nous était pas familière, si la France n'était pas une seconde patrie pour la plupart d'entre nous?’ (Observations et conjectures politiques).
La Hollande d'Erasme, puis de Huygens, de Grotius et de Spinoza, cette Hollande qui contribua si puissamment à promouvoir l'humanisme moderne, elle est aussi la Hollande de Bayle, du grand Arnauld et de l'émigration janséniste. Pays du refuge, comme le furent l'Allemagne, l'Angleterre, la Suisse, elle donna l'exemple de la tolérance et du respect de la libre recherche. Elle dut à ceux qu'elle accueillit et protégea de participer avec éclat à cette expansion de la culture française qui est l'une des caractéristiques majeures du XVIIIème siècle européen.
Dès l'âge de neuf à dix ans, Belle qui parlait dans sa famille le français en même temps que le hollandais, vint compléter sa connaissance du français à Génève. Elle fit dans cette ville un séjour assez prolongé, confiée aux soins d'un maître du Collège, Pierre Colondre, qui sans doute tenait aussi un pensionnat. Dans une lettre à Mme de Sandoz-Rollin, beaucoup plus tard (1799), elle évoque des souvenirs: ‘A Genève, chez M. Colondre, j'ai été bien grondée, parce que je ne voulais ni tricoter ni coudre, et que je faisais la raisonneuse...’ Une Genevoise,
| |
| |
6. Montesquieu, dessin anonyme d'après la médaille de Dassier (Coll. particulière)
| |
| |
Mlle Prévost, devint ensuite sa gouvernante et la raccompagna en Hollande. Mais très vite Belle se fit, pour ce qui est de la langue, indépendante. C'est à Mme de Sandoz-Rollin aussi que Belle précisa, en 1798, ce que fut, dès l'âge de onze ans, son étude du français. ‘A onze ans, écrit-elle, mes instructions ont fini, j'entends celles que j'ai reçues. Le désir de parler un autre français que celui que j'avais entendu à Genève, et un autre que celui que j'entendais en Hollande, a été après cela mon maître, au secours duquel sont venus l'anglais et l'italien.’ Certes elle ne cesse pas d'utiliser, en Hollande, la langue de son pays. Mais elle avoue que ‘lisant, à l'âge de treize ou quatorze ans, l'histoire de (son) pays dans la langue de (son) pays, qu'elle avait oubliée à Genève, et qu'(elle) n'a jamais bien rapprisé, elle se trouvait fort embarrassée pour comprendre certaines manifestations de la pensée théologique hollandaise. En revanche, ce qu'elle lit et étudie avec passion ce sont les grands classiques français. Parmi ses lectures préférées, citons L'Esprit des lois de Montesquieu.
C'est vers quinze ans qu'elle lit l'ouvrage. Rousseau, d'autre part, la passionne déjà. Quant à Voltaire, qu'elle lit aussi, elle le juge ‘un méchant homme de beaucoup d'esprit’. Dans une lettre à une jeune amie elle précise: ‘Je ne voyage jamais sans Racine et Molière dans mon coffre et La Fontaine dans mon souvenir’. En vérité on voit qu'elle disait vrai lorsque, dans une ébauche de poème, elle affirmait: ‘Je dois tout aux Français’. La clarté française, la fermeté, la rigueur même de la raison classique correspondaient aux exigences de sa propre raison.
On vient de l'entendre, Belle toute jeune s'initia à l'italien -qui ne compte guère dans sa carrière- et acquit une excellente connaissance de l'anglais. Elle séjourna en Angleterre; elle eut d'importantes relations et amitiés anglaises. Je ne fais que rappeler l'amitié qui la lia, vers 1764, à James Boswell. Il écrivait à la jeune fille, le 9 juillet de cette année, une lettre en anglais de 17 pages, avec, en tête: ‘My dear Zelide’. Et beaucoup plus tard, elle fréquenta, dans le voisinage de Colombier, Lord Keith, Maréchal d'Ecosse, qui fut gouverneur de la Principauté de Neuchâtel. (Il fut, on le sait, l'ami et le protecteur de Rousseau, pendant le séjour de celui-ci à Môtiers-Travers).
L'Allemagne aussi joua un rôle dans la culture de Belle. Rappel ons seulement le nom de Henri Catt, natif de Morges, qui devint plus tard secrétaire du Roi de Prusse Frédéric II. Il avait été, tout jeune, étudiant en droit à Utrecht et fut précepteur des fils du seigneur de Zuylen. A plusieurs reprises il servit, sans y réussir d'ailleurs, d'intermédiaire entre Belle et un seigneur d'Allemagne, qui s'était amouraché de la jeune fille.
| |
| |
Mentionnons encore, mais sans nous y arrêter maintenant, les relations de Mme de Charrière avec Louis-Ferdinand Huber, de Leipzig. Il fut le traducteur de plusieurs oeuvres de Belle en allemand.
La culture de Mme de Charrière fut, on le voit, véritablement européenne. Sa langue maternelle d'abord, puis le français, l'anglais, l'allemand, l'italien. Toutes les oeuvres qu'elle écrivit sont en français et en la langue la plus correcte, la plus raffinée. Ces oeuvres s'insèrent dans une tradition très vivante au XVIIIème siècle de la littérature d'imagination. On serait parfois tenté de les confondre avec beaucoup d'autres, vouées à un juste oubli. Rien, dans la technique romanesque, ne fait Mme de Charrière originale. Grande lectrice, elle emprunte des formes connues, banalisées déjà. Elle ne possède pas le souffle puissant qui permet à Rousseau, dans sa Julie, de renouveler le roman par lettres. Bien moins encore elle n'invente, comme le fait Diderot -ce Diderot qu'elle a rencontré à La Haye - une forme neuve. (Je songe au Neveu de Rameau et à Jacques le Fataliste). Et pourtant les brefs romans de Mme de Charrière se lisent encore avec profit et plaisir. Où réside donc leur originalité? Je répondrai: dans la vérité du sentiment et dans la parfaite adéquation de l'expression à l'idée. Qui ne serait sensible, dans Caliste surtout, à l'ardeur contenue d'un aveu où peut se deviner le plus secret sans doute de ce que fut pour l'auteur l'expérience douloureuse de l'amour.
Nulle prétention cependant chez cette femme si remarquablement cultivée. Une cruelle expérience de la vie pourra certes assombrir une humeur qui avait été enjouée. Mme de Charrière inclinera, c'est vrai, peu à peu un fatalisme philosophique assez noir. Mais à l'aurore de sa vie, quel étincellement d'esprit chez cette Belle vraiment délicieuse! Quelle liberté dans ses lettres à Constant d'Hermenches, et comme cela s'accorde au meilleur, au plus exquis de ce que la France répandait alors sur l'Europe! Cette Hollandaise de naissance est, en réalité, une Européenne. Toute jeune elle écrivait à Constant d'Hermenches: ‘C'est en vérité une chose étonnante que je m'appelle Hollandaise et Tuyll’. Au même correspondant elle confiait un jour: ‘Je voudrais être du pays de tout le monde.’
Beaucoup plus tard, elle redisait à Benjamin Constant: ‘Il ne faut pas être trop de son pays ... Vous et moi, Benjamin, nous n'étions d'aucun pays, quand nous étions ensemble.’
Elle fut cependant d'un pays, en épousant, âgée de 31 ans, le 17 février 1771, Charles-Emmanuel de Charrière, seigneur de Penthaz, appartenant à une noble et ancienne famille du Pays de Vaud. Le jeune mari avait trente-six ans et sans doute avait-il fait la connaissance de Belle en Hollande, ayant été précepteur des frères de la jeune fille.
| |
| |
Annonçant ses fiançailles à d'Hermenches, en janvier 1771, elle dit toutes les qualités de ce Vaudois: ‘A propos de marriage, on m'a fiancée hier. Il s'est passé bien des choses dans mon âme pendant trois semaines; j'ai pensé cent fois que je ne devais et ne voulais me marier jamais. M. de Charrière ne me pressait point et disait et dit encore que jusqu'au moment du mariage je suis la maîtresse. Mais tout le monde l'aime et je l'aime plus que personne, et je n'ai point vu d'homme raisonnable, doux, facile, vrai comme lui... Enfin, avant-hier au soir, je dis que si l'on voulait nous faire signer le contrat le lendemain matin et nous fiancer, j'étais d'humeur d'y consentir. Je vous verrai; j'habiterai un pays agréable; je vivrai avec un homme que j'aime et qui mérite que je l'aime; je serai aussi libre qu'une honnête femme peut l'être; mes amis, mes correspondances, la liberté de parler et d'écrire me resteront; je n'aurai pas besoin d'abaisser mon caractère à la moindre dissimulation; je ne serai pas riche, mais j'aurai abondamment le nécessaire et je sentirai le plaisir d'avoir amélioré le sort de mon mari.’
Les premiers mois de mariage se passèrent à Utrecht, puis, après un bref séjour à Paris, que Belle avait souhaité revoir (mais elle avoue ‘n'avoir pas un trop grand attachement’ pour la capitale), les deux époux vinrent s'installer, fin septembre 1771, dans le modeste manoir du Pontet, à Colombier, à quelques kilomètres de Neuchâtel, qui était alors Principauté prussienne. Au Pontet vivaient déjà deux soeurs de Charrière, Louise et Henriette. Belle réussit à s'entendre fort bien avec elles, tout en gardant une étonnante liberté. Benjamin Constant, de cette Allemagne où il se morfondait, évoque de façon charmante, dans une lettre à Belle, les journées délicieuses qu'il avait, à plusieurs reprises, passées à Colombier: ‘Que faites-vous actuellement, Madame?
Il est dix heures et un quart. Je vois la petite Judith qui monte et qui vous demande: Madame prend-elle du thé dans sa chambre? Vous êtes devant votre clavecin à chercher une modulation ou devant votre table couverte d'un chaos littéraire, à écrire une de vos feuilles, Vous descendez le long de votre petit escalier tournant, vous jetez un petit regard sur ma chambre, vous pensez un peu à moi... Vous entrez ... M. de Charrière caresse Jaman ou lit la Gazette et Mademoiselle Louise dit Mais, mais, mais..’ Quoi de plus charmant que ce croquis? Il nous rend présente l'atmosphère de paix, de calme -extérieur, en tout cas- où Benjamin aimait à venir se replonger et d'où il ressortait en chantant un hymne à la louange de l'amie: ‘Je vous dois sûrement la santé, et probablement la vie. Je vous dois bien plus, puisque cette vie, qui est une si triste chose la plupart du temps, vous l'avez rendue douce et que vous m'avez consolé pendant deux mois du malheur d'être. Tant que vous vivrez, tant que je vivrai, je me dirai toujours, dans quelque situation que je me trouve: Il y a un Colombier dans le monde.’ Pendant pas mal d'années, Mme de Staël put croire avoir détaché définitivement
| |
| |
Benjamin de sa rivale. Elle se trompait. Le pigeon blessé rêvait souvent au Colombier. Sinon, eût-il écrit à Mme de Charrière ces mots qui en disent long: ‘Il y a dans mon détachement de vous de quoi faire un des plus beaux attachements que l'on voie.’
La vie de Mme de Charrière, au fur et à mesure que les années passent, est de plus en plus -et même très vite- confinée à Colombier. Elle eut certes, dans le milieu neuchâtelois, quelques amis: je songe à DuPeyrou, au pasteur Chaillet, qui, comme il l'écrivait un jour, ‘se plaisait à vivre, à défaut de la communion des Saints, dans la communion des gens d'esprit’. Il y eut aussi les de Luze, les Pourtalès, le châtelain Louis de Marval (mais, comme ce fut le cas pour Chaillet, une brouille le sépara de la Dame du Pontet). Une chose en tout cas est certaine: Mme de Charrière demeura toujours un peu en marge de la bonne société neuchâteloise. On la jugeait -c'est un mot de François de Chambrier à Chambrier d'Oleyresfort aimable, mais un peu capricieuse’. Et, il faut le reconnaître, cette société neuchâteloise, elle, de son côté, la jugeait malicieusement, sans méchanceté d'ailleurs, mais en personne dont l'esprit très ouvert s'accommodait mal de certaines petitesses et de la médiocre culture de la plupart des gens. Aussi entendit-on sans plaisir, à Neuchâtel, un personnage du roman Les Lettres neuchâteloises, le Caustique, porter sur les habitants de la petite ville les jugements que voici: ‘Nous avons des talents, mais pas les moindres lumières; nos femmes jouent joliment la comédie, mais elles n'ont jamais lu que celles qu'elles voulaient jouer. Personne de nous ne sait l'ortographie; nos sermons sont barbares; nos avocats parlent patois; nos édifices n'ont pas le sens commun.’ Ce texte fit scandale et souleva de violentes colères contre l'auteur. A tel point que, pendant longtemps, Mme de Charrière ne se montra plus a Neuchâtel.
Cependant, cette susceptibilité des Neuchâtelois, Mme de Charrière s'efforça de la calmer, en insérant une petite pièce de vers à la fin de la seconde édition des Lettres neuchâteloises. Mais là encore, semble-t-il, elle ne réussit qu'à dresser contre elle de petits esprits, décidément bien étroits. Voice les vers de Mme de Charrière.
Je vous laisse juges:
Peuple aimable de Neuchâtel,
Pourquoi vous offenser d'une faible satire?
De tout auteur c'est le droit immortel
Que de fronder peuple, royaume, empire.
S'il dit bien, il est écouté,
On le lit, il amuse et parfois il corrige;
S'il a tort, bientôt rejeté,
Il est le seul que son ouvrage afflige.
| |
| |
Mais, dites moi, prétendiez-vous
N'avoir pas vos défauts aussi bien que les autres?
Ou vouliez-vous qu'éclairant ceux de tous,
On s'aveuglât seulement sur les vôtres?
On reproche aux Français la folle vanité,
Aux Hollandais la pesante indolence,
Aux Espagnols l'ignorante fierté,
Au peuple anglais la farouche insolence.
Charmant peuple neuchâtelois,
Soyez content de la nature!
Elle pouvait, sans vous faire d'injure,
Ne pas vous accorder tous les dons à la fois.
Au Pays de Vaud aussi il y eut des gens pour se vexer de certains passages des Lettres écrites de Lausanne. Ainsi de cette silhouette, pourtant charmante, d'un personnage ‘fort noble, fort borné, qui habite un triste château, où l'on ne lit, de père en fils, que la Bible et la Gazette’. Que n'a-t-on félicité, au contraire, Mme de Charrière d'avoir délicatement, dans le même ouvrage, le paysage du Léman: ‘Quelquefois, écrit-elle, je me repose et me remonte, en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte, qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, Auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir...’
Les romans et nouvelles de Mme de Charrière: Lettres neuchâteloises, Lettres écrites de Lausanne (elles comportent, on le sait, deux parties L'Histoire de Cécile et Caliste), Mrs. Henley, Trois Femmes, Sir Walter Finch et son fils William, s'insèrent tous dans une tradition très vivante, au XVIIIème siècle, de la littérature d'imagination, aussi bien anglaise que française. Ces oeuvres menues, on serait tenté de les confondre avec beaucoup d'autres, vouées à un juste oubli. Et pourtant ces brefs romans, si l'on a la curiosité de les lire, se révèlent encore plein de charme. Où réside donc leur originalité? Je répondrai: dans la parfaite adéquation de l'expression à l'idée. Dans Caliste par exemple, comment n'admirerait-on pas la scène finale, celle de la séparation volontaire des deux amants. On songe à la façon dont s'achève La Princesse de Clèves. Mais cependant aucun emprunt direct: une naturelle parenté, qui atteste, une fois encore, à quel point Mme de Charrière, Hollandaise, est, en réalité, Européenne, participante de l'esprit français classique. En outre, comment ne pas voir ce qui, dans Caliste, écrit en 1787, annonce la Corinne de Mme de Staël et l'Adolphe de Benjamin Constant.
| |
| |
Le thème central de Corinne est bien celui de Caliste, mais à la stricte écriture mélodique de Mme de Charrière la torrentueuse Germaine substitue une orchestration puissante, où font plus que s'annoncer certains délires romantiques. Adolphe, lui, demeure plus proche du modèle offert par Mme de Charrière. Il y a, entre Ellénore et Caliste, une évidente parenté. Parenté de destin, certes; mais ressemblance morale aussi: une sorte de tenue réservée, de concentration dans l'angoisse, de pudeur se refusant à tout étalage du sentiment. Et c'est jusque dans la rigueur du style que se marquent ses analogies. Qu'on en juge: ‘Depuis ce moment elle ne fut plus la même; inquiète quand elle ne me voyait pas, frémissant quand je la quittais, comme si elle eût craint de ne jamais me revoir, transportée de joie en me revoyant, elle perdit cette sérénité, cette égalité, cet à-propos dans toutes ces actions, qui auparavant ne la quittait pas...’ Le pronom elle désigne-t-il ici Caliste, Ellénore? Qui pourrait deviner? Cela sonne comme un passage d'Adolphe, et cependant, ce texte, je l'ai emprunté à Caliste. Un autre exemple: au moment où il apprend la mort de Caliste, William constate: ‘Me voici donc seul sur la terre. Ce qui m'aimait n'est plus. J'ai été sans courage pour prévenir cette perte; je suis sans force pour la supporter.’ Adolphe, et Benjamin, dans son Journal intime, ne parlent pas autrement.
Je ne m'arrêterai pas à la longue amitié de Mme de Charrière et de Benjamin Constant. Elle fut, avant tout, le commerce de deux esprits congénères, sur un plan que l'on peut dire, je crois, européen. Les relations suivies de Belle et de Benjamin s'étendent à peu près sur huit années. On serait tenté cependant d'oublier une chose. Mme de Charrière est de vingt-sept ans l'aînee de Constant. Nombreuses sont les parentés intellectuelles entre eux.
Un passage d'Adolphe nous rappelle que, ‘dans des conversations inépuisables’, ils avaient ‘envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout’. Affirmation, on le voit, d'un pessimisme intégral. Mme de Charrière est rigoureusement agnostique, hostile à ce qu'elle appelle, dans une lettre d'octobre 1792 ‘le galimatias des théologiens et des philosophes’.
Le problème du libre arbitre lui paraît ‘une question à la fois intéressante et oiseuse’. Négation de la liberté, d'où négation de tout mérite moral: ‘Quant à s'applaudir sérieusement... de quoi que ce soit qu'on ait fait, j'avoue que je ne l'ai jamais compris. La satisfaction intérieure du juste m'est inconnue, ni que cet homme puisse exister.’
Tout au long de sa vie, et de plus en avançant en âge, Belle affirme le peu de cas qu'elle fait des prétentions nobiliaires. Dans une lettre de 1797, à propos d'un mariage dans la bonne société de
| |
| |
Neuchâtel, elle affirme que le nom pour elle n'a en soi aucune valeur: ‘Le nom, écrit-elle, cette chose si abstraite, si insensible... Je ne me marierais pas pour que les airs le répétassent pendant des siècles... Tout cela est si vain, si fantastique... Ce fantôme m'échappe.’
Et pour la fortune elle manifeste le même dédain. ‘J'ai appris par de nombreuses observations, écrit-elle, que les jouissances achetées avec de l'argent sont si peu précieuses que se les ménager de loin et se mettre en inquiétude sur leur perte, c'est une folie causée par une erreur... La fortune peut ceci, dira-t-on; la richesse peut cela; l'aisance sauve de tel chagrin, donne tel plaisir. Mais la fortune, la richesse, l'aisance ne sont que des abstractions. Si je veux juger sainement, je cours tout droit à l'homme riche, à l'homme aisé, et je regarde leur vie; puis à l'homme pauvre, et je regarde la sienne.
Entendons-nous bien: ce n'est pas non plus l'homme abstrait, soit riche, soit pauvre, que je considère. C'est M. Pourtalès, M. Chambrier le conseiller d'Etat, MM Chaillet de toutes les espèces, M. de Charrière, M. de Gélieu, le menuisier Cramer, la messagère de Colombier et son mari... Jamais, soit bien soit mal, je ne raisonne que sur des données simples et palpables... Si je m'égare, c'est en marchant à terre, non en cherchant mon chemin du haut des airs.’
Il suffit de ces quelques citations pour fair voir la liberté du jugement moral de Mme de Charrière et pour faire comprendre comment, plus les années passèrent, plus elle se montra soucieuse des plus humbles destinées, de celles même qui se développèrent en marge des principes traditionnels de la morale bourgeoise. On sait comment, à deux reprises, elle défendit l'une de ses servantes, Henriette Monachon, coupable devant l'opinion publique d'une liaison avec le cocher des Charrière -liaison d'où naquit un enfant illégitime. Le pasteur Chaillet intervint et déclara qu'il rompait toutes relations avec Belle et le Pontet, si elle ne renvoyait pas sa servante. Mme de Charrière répondit qu' elle gardait ‘son Henriette’. Chaillet alors prit définitivement congé de celle qui, depuis longtemps, avait été pour lui une véritable amie et son habituelle partenaire au jeu de whist. Il écrivait une lettre qu'il signa, à son habitude, ‘Chaillet, serviteur de Jésus-Christ’. On sait la riposte de Mme de Charrière: ‘On ne dira pas: tel maître, tel valet’.
Quelques années auparavant, Mme de Charrière avait plaidé, en face de tous les gens du beau monde, la cause de Thérèse Levasseur. En 1789, Mme de Staël venait de faire paraître ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de Jean-Jacques Rousseau. Elle y répandait la légende du suicid du Citoyen et l'expliquait par une trahison amoureuse de Thérèse: ‘Qui put inspirer à Rousseau, écrivait-elle, un dessein si funeste? C'est la certitude d'avoir été trompé par la femme qui avait, seule, conservé sa confiance... Peu de jours avant ce triste jour, il s'était aperçu des viles inclinations de sa femme pour un homme de l'état le plus bas.’ Ces lignes agacèrent prodigieusement Mme de Charrière.
| |
| |
Immédiatement, elle se fit le champion de Thérèse. Elle écrit alors le petit pamphlet intitulé Plainte et Défense de Thérèse Levasseur, où elle imagine Thérèse elle-même répondant à Mme Staël. ‘Oui, Madame la Baronne, affirme Thérèse, vous manquez de bonté, car vous dites du mal d'une pauvre femme qui ne vous en a point fait et qui est dans des circonstances moins brillantes que les vôtres... Vous êtes riche, vous êtes baronne et ambassadrice, et bel esprit. Et moi, que suis-je?... De plus, vous avez manqué de bon sens en imaginant que M. Rousseau s'était donné la mort, parce qu'il aurait découvert mon penchant, vrai ou prétendu, pour un homme de la plus basse classe. Que d'absurdités en peu de mots'! Est-ce la coutume, je vous prie, que les maris se tuent pour ces sortes de choses? et si ce n'est pas le parti qu'ils prennent d'ordinaire, fallait-il taxer de cette rare folie un philosophe de soixante-six ans? ... Mais ... c'est pour un homme de la plus basse classe que M. Rousseau doit avoir découvert mon penchant. Plaisante aggravation pour la ménagère! Plaisante excuse pour le philosophe! Selon vous, il se serait donc mieux consolé, si j'eusse aimé un prince! Lui? Jean-Jacques? Allez,Madame, vous ne l'avez pas lu, si vous ingnorez combien non seulement les classes lui étaient indifférentes, mais combien surtout il honora davantage Mme de Warens que Mme de Pompadour! Vous êtes jeune, Madame; votre esprit peut mûrir; vous pouvez vous défaire de préjugés qui, aussi bien, ne sont plus à la mode.’
La dernière phrase de ce texte exige une précision. Plainte et Défense de Thérèse Levasseur date de l'hiver 1789 à 1790, donc du début de la Révolution française. Mme de Charrière ne craint pas d'affirmer que l'admiration de Thérèse pour la ‘haute classe’, pour la noblesse, n'est que ‘préjugé’, et préjugé ‘qui, aussi bien, n'est plus à la mode’. En face des événements de la Révolution Mme de Charrière fait preuve d'une liberté d'esprit, d'une largeur de vues, qui la différencient considérablement de la plupart des gens de la ‘bonne société’ neuchâteloise. (J'en excepte DuPeyrou, dont les sentiments politiques sont très proches de ses sentiments à elle). Elle s'avouait ‘née républicaine’. Elle n'aimait pas l'Ancien Régime: ‘L'égalité et la liberté, écrivait-elle, étaient faites pour me plaire.’ Elle vit avec une évidente sympathie les débuts de la Révolution et, assez longtemps, l'on proféra au Pontet des idées résolument libérales. Il fallut le 10 août 1792 et l'attaque des Tuileries pour la faire revenir des sympathies révolutionnaires; ce qui, d'ailleurs, ne signifie nullement qu'elle ait pris le parti de la monarchie et des émigrés. Elle écrivait à sa jeune amie
| |
| |
Henriette L'Hardy, à propos du comportement de beaucoup d'émigrés: ‘Ces Français sont inconcevables... Ils vont gâtant leur cause partout où ils vont; ils détruisent la pitié, ou la font tomber sur leur sottise. On voit que cette noblesse française n'est que vent, qu'elle n'est rien, qu'elle a passé et que l'oublie a déja commencé pour elle.’ Mais beaucoup de ces Français ‘inconcevables’ n'en sont pas moins des malheureux, pourchassés, et souvent sans ressources. Ils ont droit à la pitié et à l'assistance de ceux chez qui ils sont venus chercher un refuge. Aussi Mme de Charrière se montre-t-elle sévère, en certaines occasions, pour nos autorités. C'est ainsi qu'elle en veut au Conseil de Ville de Neuchâtel lor squ'il refuse, à l'automne 1792, de prolonger l'autorisation de séjour accordée depuis un plus d'an au prince de Montbarey, ancien ministre de Louis XVI. Elle écrit à Mme de Sandoz-Rollin: ‘Votre Conseil de ville, ma Belle, vient d'être lâche et cruel d'une manière distinguée. Je ne crois pas que nulle part on se soit avisé de chasser un émigré seul et personnellement.. Tout acte arbitraire de la part d'une autorité, quelle qu'elle soit, est révoltant...’
Des émigrés, Mme de Charrière en vit et en reçut beaucoup à Colombier. ‘Ils m'ont, écrit-elle, très peu intéressée; je les ai plaints, et voilà tout.’ Il faut, je pense, faire une exception, pour ces deux jeunes gens, liés aussi aux Du Peyrou, émigrés à qui la dame de Colombier manifesta, plusieurs années, une attentive affection: j'ai nommé Camille et Pierre Mallarmey de Roussillon.
Parmi les aristocrats neuchâtelois, Mme de Charrière, on s'en doute, passait pour ‘tiède’. Mais cette ‘tiède’ était capable de vivacités et d'emportements en présence de gens qui ne songeaient qu'a défendre leur privilèges de classe. Son attitude est nette: c'est celle du désabusement, de l'à-quoi-bon devant l'incorrigible sottise des hommes. Ecoutons-la, dans une lettre à Mme de Sandoz-Rollin: ‘Seront-ce des rois ou des sans-culottes qui seront les riches et les puissants?
Seront-ce les vices des uns ou des autres qui pèseront sur le commun des hommes? Voilà à quoi se borne presque la question, et on pourrait presque dire que cela revient au même. En un mot, dans ma plus grande pitié pour la France actuelle, je n'ai pu regretter encore la France passée.’ Ainsi donc, pas plus qu'elle n'a de foi réligieuse, Mme de Charrière n'a de foi politique. Tout ce qu'elle peut dire se résume en ceci: ‘Je désiderais une république, si j'étais persuadée qu'elle fût possible.’
Fin janvier 1793 arrive à Colombier la nouvelle de la mort de Louis XVI. Mme de Charrière écrit: ‘Nous sommes, ici, noirs comme une charbonnière. Nos imaginations ne voient que Louis XVI à la guillotine, le féroce Santerre l'empêchant de parler, la Convention décrétant une
| |
| |
inquisition nouvelle, Marat et Robespierre méditant des supplices et des pillages. Cela empêche de dormir, de manger, de prendre plaisir à rien. Pour moi les lâches spectateurs me mettent plus en fureur encore que les infâmes scélérats. Ceux-ci font ouvertement leur métier; les autres, qui se disent d'honnêtes gens, ne font pas le leur, consentent au crime et se résignent à l'opprobre.. Je souffre beaucoup, moi qui ne pouvais supporter la lecture de l'histoire, d'être la contemporaine de tant d'horreurs. Puisse le théâtre de ses sanglantes tragédies ne se pas rapprocher de manière que nous devenions nous-mêmes des personnages...’ Quelques années plus tard, Impériaux et Français sont tout près de faire de la Suisse leur champ de bataille. Chute de Berne. Emancipation vaudoise. Genève rattaché à la France. Partout des manifestations ou favorables ou hostiles aux événements. Arbres de la liberté au Locle et à La Chaux-de-Fonds. En octobre 1798, Mme de Charrière s'exclame: ‘Quoi? Les Français à Bâle! Les Autrichiens à Coire! Oh! malheureuse Suisse! Le bon Huberchen (il s' agit d'un ami de Belle, sur lequel nous reviendrons brièvement), ‘le bon Huberchen doit être un peu honteux de nous avoir souhaités Suisses. Pour moi, je rougis d'avoir partagé sa pensée. Au reste, savons-nous ce que nous deviendrons?’ Inquiète pour l'avenir de ceux qu'elle aime et qu'elle aimerait aider. Belle en vient à rêver non pas pour elle: elle se trouve trop âgée (elle a 59 ans) -mais pour ses amis Sandoz-Rollin une installation dans un pays neuf, dans une jeune République, aux Etats-Unis. Elle écrit, en février 1799:
‘Quelquefois je voudrais que vous pliassiez bagage avec mari et enfants et que vous vous en allassiez en Amérique... Les chemins sont encore ouverts par Hambourg; la traversée jusqu'en Angleterre n'est pas longue; la saison de s gros vents va être passée, et sur un vaisseau anglais faisant voile pour l'Amérique vous courriez fort peu de risques. Je dis ce que je pense... J'ai nommé l'Amérique comme un pays de prospérité naissante. Les autres pays vieillissent. Tout s'y corrompt. Les lumières ne sont pas encore communes dans les Etats-Unis, et l'homme probe en même temps qu'éclairé y serait prisé ce qu'il vaut.’ Au moment de la Terreur, Benjamin Constant rêvait déjà d'un même départ et d'une même installation. C'est à Mme de Charrière qu'il écrivait: ‘Amérique! Amérique! Si je quitte une fois Colombier pour toujours, si je vois toute liberté mourir en Europe, il me restera donc un asile.. S'il s'établit de Londonderry à Astrakan, de la Méditerranée à la Mer Blanche, un gouvernement oriental et une inquisition portugaise, ni vous ni moi, qui nous échauffons et nous élevons si imprudemment, ne serons en sûreté. Vous resterez peut-être, mais triste et ulcerée. Moi, j'irai au Kentucky respirer en paix.’
| |
| |
Je revïens maintenant, avec quelques brèves indications, à ce ‘bon Huberchen’ mentionné il y a un instant. Il s'agit de Louis-Ferdinand Huber, de Leipzig, fi ls d'un Michel Huber qui fit connaître en France la littérature allemande par ses traductions de Gessner, de Wieland, de Lessing. Louis Ferdinand était né en 1764 à Paris. II était donc de vingt-quatre ans plus jeune que Mme de Charrière. En 1793, Huber s'installait à Neuchâtel. Il rédigeait alors un journal, qui paraissait à Leipzig, les Friedenspraeliminarien. Il entra très vite en relations avec Mme de Charrière. Il prit connaissance de plusieurs de ses oeuvres et songea immédiatement à traduire en allemand Les Lettres trouvées dans des portefeuilles d'émigrés (Briefe aus den Papieren einiger Emigrirten) et la petite comédie de L'Emigré. Mais au cours de cette même année 1793 un autre écrit de la Dame du Pontet l'intéressa: ce sont les dix lettres composant le recueil intitulé Lettres trouvées dans la neige. C'est un magistrat neuchâtelois, Charles Godefroi de Tribolet, qui, en février, avait suggéré à Mme de Charrière d'écrire ces lettres et d'y donner des conseils de sagesse et de modération à ceux qui, dans nos montagnes, gagnés par l'agitation révolutionnaire, coiffaient alors le bonnet rouge et plantaient des arbres de la liberté. Ayant pris connaissance des dix Lettres, Huber exprima à l'auteur un jugement où se manifestait sans doute quelque étonnement quant aux vues politiques de Mme de Charrière. Celle-ci s'expliqua, dans une longue missive du 23 août 1793. Elle y formule ‘le scepticisme dans lequel
(elle) nage’. Quant aux Lettres, elle y a, dit-elle, ‘considéré la plupart des objets très partiellement et en petit ..’ La dernière des Lettres, précise-t-elle, ‘flatte les princes’; mais, explique-t-elle, ‘il m'a semblé qu'il fallait les flatter pour qu'ils s'en conduississent un peu mieux.’ Au début de l'année 1794, la comédie de l'Emigré paraît, traduite en allemand (Schweizersinn). Huber a écrit pour la traduction de cette petite oeuvre une Préface dont Mme de Charrière le félicite: ‘Votre Préface dit précisément ce que je désirais qu'elle dît’ (16 janvier 1794). Une autre traduction paraît bientôt: celle de L'Inconsolable (Der Trostlose).
Au mois de juin 1794, Huber, qui, comme tout étranger, était, en ces temps troublés, l'objet d'une surveillance policière, se voit signifier l'ordre de quitter Neuchâtel dans le délai d'un mois. Il dut choisir un autre lieu de résidence et c'est à Bôle qu'il s'installa.
En 1798, le bouleversement politique est complet en Suisse. Dans la nuit du 23 au 24 janvier, c'est, à Lausanne, la proclamation de l'indépendance du Pays de Vaud, la création de la République lémanique. Le 25 au soir, les troupes françaises y pénètrent. Et Madame de Charrière écrit: ‘Je tiens la révolution pour faite ... On aura des mômeries françaises, des arbres de liberté, des citoyens, etc. ...’
| |
| |
Au début de mars, Berne tombe à son tour. La République helvétique une et indivisible est créée. Huber, à cette date, a quitté Bôle.
Rentré en Allemagne, il est à Tubingue. Il sera, quelques mois plus tard, installé à Stuttgart. Une lettre, datée du 5 avril lui parvient de Colombier: ‘Il y a, à Neuchâtel, un combat entre les polissons des deux parties. Un arbre avait été planté par les uns; il a été abattu par les autres. Le Magistrat s'en est mêlé. Il y a eu des arrestations ...’
Le retour de Huber en Allemagne n'alla pas sans regret pour la dame du Pontet. Le départ du journaliste-traducteur créa un véritable vide. Mme de Charrière lui écrit, le 10 mai: ‘Depuis que nous sommes si entièrement séparés, je vous regrette beaucoup. Il est fâcheux de ne pouvoir parler d'aucune manière sur des objets intéressants avec le petit nombre de gens avec qui l'on en doive parler. Car le bavardage est insuportable et la passaion fâche. Je n'en dirai pas davantage.’ De semaine en semaine les lettres à Huber se multiplient. Le 15 mai, elle affirme: ‘Quand nous nous reverrons, je pense que le chaos sera tel qu'on ne pourra plus avoir de système politique et que nous causerons de toutes choses insystématiquement.’ Le 16, elle apporte à Huber ‘quelques nouvelles assez curieuses: des nouvelles positives sur Berne, conjecturales sur les petits cantons... Des troupes arrivées la vieille d'avant-hier à Berne et qui étaient très fatiguées, ont été aussitôt envoyées au Neweuneck (faut-il comprendre Neuenegg?). On croit que c'est pour le Valais -je ne dis pas contre le Valais- qu'elles marchent. Voilà que je vous ai pourtant dit une petite nouvelle.’ Autres nouvelles politiques, le 2 juillet; ‘On nous annonce Talleyrand, pour faire un traité de commerce avec les Suisses... A propos, je n'ai plus aucun regret à ce que Neuchâtel ne soit pas de la Suisse. Rien de si plat que le grand Conseil’ (Il s'agit d'un des Conseils exerçant le pouvoir législatif dans la République helvétique une et indivisible).
Le 15 août, Mme de Charrière confie à Huber qu'elle souhaiterait trouver pour sa jeune amie, Isabelle de Gélieu, une place en Angleterre, plutôt qu'en Allemagne où l'on songeait à l'envoyer: ‘L'Angleterre serait un beau pays pour ma savante petite amie. Elle y serait mieux qu'en Suisse, où l'on ne sait presque rien; qu'en France, où tant de choses frivoles étouffent la sagesse, la science, la raison, comme l'ivraie étouffé le froment. Elle y serait mieux aussi, pour mille raisons, qu'en Allemagne. Les richesses y ont fait fleurir tous les arts. Le sprightliness (vivacité) y est rare, mais le cleverness (habileté, ingéniosité) y est commun, et la science y est élégante and well behaved (et bien conduite, bien traitée).
| |
| |
Le Ier décembre, il s'agft une fois de plus de réflexions sur la politique: ‘Un partisan de la Révolution française disait l'autre jour: Pourquoi prétendre à un bon gouvernement? Il n'y en eut jamais de bons. Pourvu que celui-ci aille, subsiste, c'est tout ce qu'il faut. C'est à quoi se réduisent, je crois, les prétentions de tous les broyonnaires, et les pays de notre connaissance, avec leur police, leur diplomatie, leurs ministères, sont-ils autre chose que de vastes scènes à broyons? (broyon = boue, bourbier; broyonnaire=celui qui se complait dans le broyon, dans la boue). Quelques jours plus tard, ‘ce dimanche, nébuleux jour de décembre’, Mme de Charrière, de plus en plus inquiète de la tournure que prennent les événements politiques, en vient à écrire à Huber: ‘Ce n'est plus du broyon; c'est la guerre.’
L'an suivant (1799), les nouvelles politiques ne sont pas meilleures. Le 19 janvier, la dame du Pontet écrit: ‘On dit que les émigrés suisses se conduisent aussi platement que possible et ne le cèdent en rien aux émigrés français en fol espoir et ridicules projets.’ Le 27 avril: ‘Nous n'en savons guère plus que vous sur la Suisse. Ce que nous apprenons est fort triste. On n'a laissé d'argent ni au public ni aux particuliers, et les troupes, le peu de troupes qu'on a pu rassembler, meurent de faim... Je ne sais rien avec certitude, ni le bien ni le mal, ni les raisons de craindre ou d'espérer pour aucun parti.
En mai 1800, Bonaparte est à Genève. Et Mme de Charrière d'écrire, le 18 mai: ‘Bonaparte est gracieux à Genève. Voici, ce me semble, un trait assez remarquable des Genevois. On faisait à Bonaparte des visites en corps, ou plutôt les différents Corps, les magistratures lui faisaient visite. Il parle de la réunion des deux Républiques (Genève avait été reunie à la France par un traité du 26 avril 1798) et ne voit aucune gaieté sur les visages. “Messieurs, ne seriez-vous pas contents?” pas un mot de réponse.’
La situation économique en Suisse demeure précaire. Mme de Charrière s'interroge: ‘Où avions-nous l'esprit quand nous pensions qu'appartenir à cette malheureuse Suisse ne serait pas la plus mauvaise de toutes les situations?’ Le 29 décembre 1800, Huber est renseigné sur la situation dans la Principauté de Neuchâtel: ‘Les prisons regorgent de malfaiteurs... Les prisons de Boudry ferment si mal que les prisonniers s'en sont sauvés; mais on les a repris à Yverdon. voilà de fangeuses éclaboussures des révolutions.’
Au cours des années 1801 et 1802, les opinions de Mme de Charrière quant à la situation politique de la Suisse sont de plus en plus pessimistes. Qu'on en juge par ces lignes du 22 octobre 1801: ‘Je suis
| |
| |
entièrement désaccoutumée de m'étonner de quoi que ce soit en politique. Souhaiter toute autre guerre ou la guerre civile me paraît très égal. De quelque manière qu'on tourmente les choses, je ne pense pas que la Suisse, non plus que la Hollande, se puisse relever, c'est à dire exister libre et florissante... Adieu donc, Suisse! Devenez ce que vous pourrez!’
En septembre 1802, une longue missive développe des vues sur l'attachement d'une bonne partie des Suisses aux formes anciennes de leur gouvernement: ‘Chez les habitants de la campagne’ on voit une véritable ‘passion pour leur ancien gouvernement’. Mais les événements continuent d'étre fort inquiétants: ‘Helas! Dans notre voisinage tout va tristement. Avant-hier le château de Gorgier s'était rempli de fuyards... Ce pays-ci est assez triste à présent, La livre de pain coûte deux batz; on vole, on assassine, on punit. Les vols n'ont pourtant pas la misère pour cause directe. Les assassinats encore moins. Mais les perfectibles humains semblent empirer un peu (13 novembre 1802).
Ici s'achève l'essentiel du dossier des lettres à Huber. Un billet cependant, du 26 mai 1804, traite de la mort de Necker. A la fin de la même année, le 24 décembre, Huber mourait à Ulm. Et une année plus tard, le 27 décembre 1805, Mme de Charrière, à son tour, s'éteignait à Colombier.
Hollandaise de naissance, la dame du Pontet, installée dans son petit manoir neuchâtelois, consacra on peut dire l'essentiel de sa vie à répandre par ses écrits la culture française. ‘Je dois tout aux Français’ avait-elle affirmé un jour. Et les différents pays de l'Europe-Hollande, Angleterre, Suisse, Allemagne, Italie -purent à leur tour affirmer qu'ils devaient une bonne part de leur culture, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, à cette femme-écrivain, passionnée pour la langue française.
Charly GUYOT.
|
|