Dietsche Warande. Jaargang 8
(1869)– [tijdschrift] Dietsche Warande– Auteursrechtvrij
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Bulletin périodique de la ‘Dietsche Warande’.
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dans lequel l'auteur, ou plutôt l'orateur (car la phrase de M. Siret brille dans ce morceau d'un éclat comme ordinairement on n'en reconnait qu'à la parole improvisée des maîtres de la tribune) venge la nationalité belge des injures que M. Henri Taine s'est permis de débiter contre elle, en ouvrant son cours d'esthétique à l'école des Beaux-Arts de Paris. Nous aimons la France et les français; nous admirons, nous aimons presque - malgré l'abîme qui nous sépare - l'esprit de M. Taine: mais nous aimons bien plus la vérité et la justice, et nous sommes convaincu que M. Ad. Siret, dans cette discussion, est l'avocat de la bonne cause. Du reste - cette cause est un peu la nôtre. Ce n'est pas à tort que M. Siret constate une alliance naturelle entre le réalisme de M. Taine et la cécité, dont il a été victime, quand il aurait dû s'apercevoir des grandeurs nationales des Belges. Et ces Belges - ce sont nos frères. Nos deux familles vivent dans une indépendance qui leur est peut-être profitable; nous entretenous des correspondances avec les deux bouts du monde, d'où naissent quelquefois des amitiés intimes: mais du moment qu'on médit de nos frères, de nos cousins, le sang nous monte à la tête et il semble se rétablir tout-à-coup une sympathie télégraphique bien autrement vivace encore que nos relations d'amitié. Le coeur nous a battu à la lecture de l'article de M. Siret et nous sommes sûr que nos compatriotes applaudiront l'auteur comme eu des nôtres.
LES BELGES JUGÉS PAR M. TAINEGa naar voetnoot1.
a monsieur taine, professeur a l'école des beaux-arts a paris.
Monsieur,
L'auditoire nombreux qui se pressait dernièrement à l'école des Beaux-arts de Paris, a pu applaudir à une nouvelle gracieuseté adressée par vous aux Belges. En effet, en ouvrant votre cours d'esthétique, vous avez été amené à parler des Belges que vous avez qualifiés de laids, lourds, mous, blêmes, lents, massifs, gloutons et ivrognes. | |
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Bien obligé, M. Taine; vous êtes un terrible réaliste et vos coups de pinceau sont d'un colossal empàtement, mais où donc cherchez-vous vos couleurs? où donc votre esprit va-t-il demander toutes ces gentillesses? Dans quels souvenirs puisez-vous? Dans quelles études alimentez-vous votre intelligence? qui donc est votre guide? Où donc, Monsieur, avez-vous été à l'école? Comment, nous sommes laids? mais pas plus que vous. Songez donc que, dans ce moment-ci, nous sommes frères dans la plus réelle acception du mot. Notre génération actuelle n'est-elle pas, en partie, le fruit de celle que vous nous avez envoyée en 1792 et qui s'est retirée en 1815? Faites-vous allusion aux Belges d'autrefois? là encore vous vous fourvoyez et vous vous méconnaissez. N'avons-nous pas une origine commune, si vous regardez les Galls de la Garonne à la Manche et de l'Océan jusqu'au Rhin? Pourquoi donc, grands Dieux, serions-nous plus laids que vous? Est-ce que nos femmes n'ont pas été saluées comme belles entre toutes, depuis les trouvères français les plus épris jusqu'aux reines de France les plus jalouses? Si nos femmes sont belles, pourquoi donc nos enfants seraient-ils des avortons? allons, voyons, M. Taine, je veux bien que vous disiez que nous sommes laids, mais c'est bien le moins que nous vous demandions de le prouver. Les Belges sont lourds? Comment l'entendez-vous? Est-ce au moral? Mais, cher Monsieur, nous avons un monde de philosophes, de jurisconsultes, de philologues, de chroniqueurs, d'historiens, de biographes, de voyageurs, de géographes, de naturalistes, de médecins, d'anatomistes, de poètes, de mathematiciens, d'artistes, de guerriers, d'hommes politiques, de missionnaires, de saints, etc., etc., etc., dont vous ne vous doutez pas, j'en suis sûr, sans quoi vous n'eussiez pas commis l'inexacte irrévérence de nous trouver si lourds. Tenez, je vais vous en citer quelques-uns, un petit nombre, un choix, pour ne point trop surcharger votre mémoire. Etaient-ils lourds, cet Ambiorix et ce Boduognat qui firent un instant palir la fortune de César? Lourd, ce Baudouin de Gand qui fut empereur de et à Constantinople. Lourd ce Charles-Quint qui à Pavie...? Lourds, les Carlovingiens et les Maires du palais chargés de suppléer à l'incapacité et à la mollesse de vos rois fainéants? Lourds, ces Belges qui firent leur patrie si illustre que Dante et Pétrarque (deux | |
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latins, Monsieur) ont dit qu'elle égala et éclipsa peut-être l'Italie par l'opulence et l'énergie de ses communes? Lourds, St. Amand, St. Liévin et Notger, ces trois grands civilisateurs de nos régions; Juste Lipse, l'éducateur de souverains; Hennepin qui découvrit les rives du Mississipi; Mercator dont un des vôtres célébrait naguère l'admirable projection encore suivie aujourd'hui par delà les mers; Renkin, un simple ouvrier, qui vint établir chez vous la merveille des jardins du roi-soleil, la machine de Marly; Vésale le premier qui eut l'idée d'ouvrir le corps humain pour l'étudier; Simon Stévin qui inventa le calcul décimal; Jean Lemaire qui fit votre Clément Marot d'après son propre aveu; Memlinc, Van Eyck, Plantin, Rubens, Van Dyck, de Crayer, Teniers, Duquesnoy, Edelinck et cent autres dont la nomenclature vous fatiguerait, trouvez-vous, Monsieur, que ce soient là des hommes si lourds? Est-ce au physique que vous l'entendez? mais souvenez-vous donc que César et Tacite (qui s'y connaissaient, n'est-ce-pas?) ont déclaré que la Belgique était le siége de la force et du courage. Souvenez-vous de l'opinion de Napoléon Ier, votre premier empereur, sur les conscrits belges; souvenez-vous de Godefr oid de Bouillon qui tout lourd, c'est-à-dire tout brabançon qu'il était, entra le premier à Jérusalem. Souvenez-vous de Mons-en-puelle, de la bataille des Épérons; souvenez-vous de Van Artevelde et des communes flamandes; enfin souvenez-vous de Waterloo pour ne pas étendre cette liste déjà longue. Mous, dites-vous, mous.... à quoi? au travail, à la famille, à la pensée, à quoi enfin, car vous ne vous expliquez pas. Si c'est au travail, vous versez dans une erreur profonde; je pose en fait que le Belge est un des travailleurs du monde le plus opiniâtre, le plus pénétré de sa mission. Voyez-le dans nos houillères, à la forge, au tissage, à la terre, n'importe où, c'est une noble figure sur laquelle resplendit l'auréole du devoir accompli selon Dieu et selon les hommes. A la famille? mais entrez donc dans le ménage d'un de ces hommes lesquels, on peut le dire, travaillent, confiants en Dieu, à la vigne du Seigneur. Le nombre des grappes ne l'effraie pas, Monsieur; il ne se fait point sa providence à lui-même; plus il a d'enfants, plus il a conscience de son admirable rôle ici bas et sa nombreuse famille fait son plus beau titre de gloire. A la pensée? Mous à la pensée; là, Monsieur, vous avez peut-être raison,... relativement; mais | |
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ne serait-ce point à cette mollesse de la pensée que les Belges doivent de dire moins de sottises que d'autres? Blêmes, quoi donc! les Flamands reconnus depuis César blonds et roses, sont devenus par un trait de votre plumé, blêmes. Blêmes! mais, cher Monsieur, avez-vous jamais voyagé en Belgique et surtout en Flandre? C'est peu probable, car vous n'eussiez rencontré de blêmes que dans les hôpitaux. Nous n'avons jamais en chez nous de blêmes que les exilés venus de France et récemment encore, en 1848 et en 1852, quand nous avons offert notre hospitalité la plus douce à deux mille des vôtres. Oui, ils étaient tous blêmes, ceux-là, et Dieu nous garde de trouver mauvais qu'ils eussent sur le visage la trace des angoisses de leur âme. Nous les avons tous connus et aimés, ces blêmes français, victimes de leurs convictions, et ceux qui ont vécu parmi nous, et ceux que nous avons conduits à leur dernière demeure, ne nous ont point trouvés laids, lourds, mous, blêmes, lents, massifs, gloutons et ivrognes, comme vous, Monsieur. Il est vrai que vous n'avez jamais eu l'occasion de nous demander un abri. Que Dieu vous en préserve et pour vous et pour nous; toutefois, si cela devait arriver, nous tâcherions d'oublier ce que vous avez dit de nous. En vérité, plus j'y songe, moins je comprends cette légèreté de votre plume française à nous trouver blêmes; avez-vous jamais vu des Rubens, Monsieur le professeur, des Jordaens, des Crayer, des Teniers; ceux-là peignaient des Belges et des Flamands. Et nos femmes donc, qui les a trouvées blêmes? ce n'est ni Châteaubriand, ni Walter-Scott, ni le DantÉ™, ni Albert Dürer, or, ces quatre grands physiologistes s'y connaissaient autant que vous, je pense, et du moins ils avaient vu le pays. Passons sur les mots lents et massifs, ils forment, à mon sens, pléonasme avec les lourds de tantôt et j'y ai suffisamment répondu. Je vous renvoie à Presle, à Mons-en-puelle, à Courtrai, à Waterloo et même à Risquons-tout, où nous ne fûmes ni lents ni massifs. Gloutons! ceci, Monsieur, nous reporte à Gargantua, à Pentagruel, illustres types de gloutonnerie française inventés par le prototype de vos gloutons, Rabelais. Les Belges mangent fort? les artisans, le peuple, oui, et encore! en admettant l'affirmative, rappelons-nous que cette petite nation, vaillante ruche d'abeilles, est essentiellement industrielle, active, travailleuse, productrice, | |
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que son climat est vif et froid. Or, n'est-il pas tout simple que l'homme qui obéit avec ardeur aux lois sacrées du travail sous un ciel qui active constamment la vie, ait besoin de plus de nourriture que ces races poétiques et molles du midi, qui chantent ou dorment la plupart du temps, sous un soleil complice de leur paresse et de leur existence inutile, si souvent, à euxmêmes et aux autres. Dans les classes plus ou moins lettrées, on mange à ses heures, ni plus ni moins que dans les provinces françaises du nord, où j'ai eu l'honneur de constater de mes yeux de très honnêtes et très robustes appétits. Je n'ai jamais songé, je l'avoue, à en faire un grief à nos voisins. Donnez-vous du reste la peine de parcourir les annuaires de statisque de France et de Belgique, comparez la consommation individuelle de ces deux pays et vous serez au regret, Monsieur, d'avoir étourdiment avancé ce que je me contenterai d'appeler une inconvenance. Ivrognes!.. Ceci est le bouquet, arrêtons-nous-y un instant. Je pose en fait qu'il ne se passe pas un jour en France où les tribunaux de police correctionnelle et autres n'aient à juger des cas produits par ivrognerie. Je ne vous en fais pas un crime; on est ce qu'on est, mais on est mal venu de dire à un peuple sobre et rangé qu'il est un ivrogne quand tout démontre le contraire. Consultez nos annales judiciaires et rarement vous verrez un ivrogne traduit à un tribunal. Et dites-moi, cher Monsieur Taine, où sont les plus illustres ivrognes de tous les siècles? ceux qui ont laissé à la postérité un nom désormais impérissable. Je sais bien que vous appelez cela d'autres mots et que la vieille gaiéte française est un euphémisme délicat inventé pour les besoins de la cause; mais c'étaient de véritables ivrognes que Rabelais, Vadé; Panard, Piron et toute cette école sensuelle du caveau, qui a laissé dans la mémoire du peuple le souvenir de tant de fêtes bachiques où le titubant et le débraillé sormaient les principaux accessoires de cette gaieté que vous savez. Où cherchez-vous nos ivrognes? Dans nos ouvriers? je suppose un instant, par excès de politesse, qu'ils boivent autant que les vôtres. Eh bien, après, qu'est-ce que cela prouve? Le travail manuel altère, l'un boit du vin, l'autre de la bière. L'ivresse du vin est légère, dites-vous? hum! hum! Celle de la bière est lourde, c'est vrai, mais elle dure peu et abat vite son homme. Il y a compensation au fond. Si | |
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vous ne partagiez pas mon avis sur ce point, nous pourrions nous livrer à une petite étude comparative sur les crimes dus en France et en Belgique à des ouvriers ivres. Dans les hommes de lettres, diplomates, hommes de guerre, magistrats, administrateurs, etc.? je vous suivrais bien volontiers, Monsieur, dans cette recherche de la vérite, mais prenez garde; l'austérité de votre pose pourrait recevoir ici une grave atteinte. Dans la bourgeoisie? mais elle boit du vin de France et elle a parfaitement raison, cette bourgeoisie, où vous ne rencontrerez que bien rarement des ivrognes. La vie de famille si complète, si fêtée, si honorée, si sacrée dans notre bourgeoisie, n'admet pas d'excès de cette nature. Dans les paysans? Le travail de la terre est trop dur et trop peu rémunérateur pour trouver beaucoup d'ivrognes au sein de cette classe de travailleurs généralement aussi tempérés que robustes. Dans les artistes? je vous vois venir avec les pochards de Teniers, les pintes de Van Ostade et les trognes enluminées de Brouwer. Mais ce sont là des sujets et rien de plus. Teniers était sobre, rangé et mélancolique. Il est mort malheureux, sombre, misanthrope, rongé de soucis et de procès et traqué par ses enfants au point qu'on a cru au suicide de ce grand artiste que son époque entoura d'estime et d'affection. Van Ostade? on ne connait rien de sa vie intime qui s'écoula à Amsterdam. Rien ne nous autorise à penser qu'il fut un ivrogne. Ensuite, ce n'est pas un Belge comme on le croit en France. Brouwer? soit, celui-là fut un ivrogne distingué, mais est-il Belge? la chose n'est pas encore prouvée. Donc, voilà que je ne trouve pas un seul grand artiste belge qui fut réellement un ivrogne. A la rigueur je vous passe le vieux Patenier, mais passez-moi alors l'ivrogne Lantara. Vous le voyez, Monsieur, rien de tel que d'aller au fond des choses pour apprécier combien ce que l'on dit parfois avec tant d'éclat, avec un brio si ronflant, avec tant de complaisance, est absolument nul et absolument faux. Vous êtes comme beaucoup de vos compatriotes passés et présents, tout à fait incorrigible à l'endroit de notre pays, que vous dédaignez et sur lequel vous versez toutes les faussetés imaginables, quand vous êtes forcé de le considérer comme ayant sa place parmi les nations, tandis | |
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que vous le trouvez riche et charmant, quand il s'agit de le montrer à la France comme un appât à sa convoitise. Il y a un an, vous avez commis une de ces phrases dans le genre de celles que vous venez de débiter à l'école des Beaux-Arts: en parlant de la plantureuse école flamande, vous vous étonniez, si ma mémoire ne me trompe pas, de voir sortir tant de peintres des boues d'Anvers. En vérité, Monsieur, on ne peut montrer d'ignorance plus fâcheuse et plus repréhensible. Anvers est une des belles villes de l'Europe. C'est un des ports les mieux assis, à huit lieues de la mer (et non sur la mer comme l'a écrit un des vôtres et des plus fameux) et une des cités les plus propres de l'Europe. J'ignore où sont les boues d'Anvers, si ce n'est dans les brouillards de votre jugement à l'égard des Belges. Il est vraisemblable que vous ne vous trouviez pas à Anvers, lors des fêtes artistiques que nous vous avons offertes en 1861. Si vous y étiez, où avez-vous vu ces boues? Si vous n'y étiez pas, encore une fois, où donc avez-vous été à l'école? Croyez-le bien, Monsieur, en Belgique, dans ce pays de lourds, de gloutons et d'ivrognes, on a généralement haussé les épaules à la lecture de votre prose qui avait été méchamment ou spirituellement envoyée de Paris à un de nos journaux flamands. Cela n'a ému personne et vos injurieuses appellations ont été rejoindre celles de vos prèdécesseurs. Quant à moi je n'ai point ce sangfroid ni cette philosophie; peut-être suis-je moins lourd et moins mou... j'ai relevé, toutes les fois que l'occasion m'en a été donnée, les injustices commises au sujet de la Belgique par la grande et glorieuse France, qui devrait bien se rappeler de temps en temps que nous lui avons donné Charlemagne et Grétry. Agréez, etc. Ad. Siret. |
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