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[Franse bijlage]
Bulletin périodique de la ‘Dietsche Warande’.
Tom. VIIIe. - No 1.
A.M. Paul Crombet,
à Liége.
Amsterdam, Dimanche de la Passion, 1867.
Monsieur et ami,
Vous m' avez permis de vous entretenir, le long de deux pages plus ou moins grandes, des matières dont je m' occupe dans ma revue: ‘De Dietsche Warande’. Je commence aujourd'hui la publication du 8me tome. Les 7 volumes, qui ont paru dans le cours de douze ans, représentent environ 5000 pages d'un coloris passablement bigarré. Je vous avoue qu'en l'an de gràce 1855, où je commençai ma croisade contre les Albigeois modernes, je ne prévoyais pas les ravages qu'allaient faire les théories nivellatrices des dernières années. Je suis, malgré cela, content du point où les choses en sont venues, mais, comme c'est ordinairement le cas dans ce bas-monde, le développement des idées et des faits n'a pas suivi la règle que les prévisions du fondateur de la ‘D. Warande’ lui avaient tracée. S'il fallait naïvement vous reproduire (en une seule phrase) le tableau du mouvement tel que je me l'étais présiguré et le plan de ses déviations, je vous dirais que les démolitions des éléments hostiles se sont consommées avec une rapidité miraculeuse, mais que les nouvelles constructions tardent à surgir. Les promoteurs de l'‘art chrétien’ croyaient, il y a douze ans, que la loi de fer qui régit le monde intellectuel et la logique des événements ne tarderaient
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pas à faire disparaître du domaine des arts le dernier vestige de l'art payen; ils croyaient de bonne foi qu'en moins d'un demisiècle il n'y aurait plus en Europe que l'architecture serre-chaude (exhibition-palaces, gares, marchés couverts) et l'architecture gothique ressuscitée, continuée, appliquée aux exigences d'aujourd'hui. Nous avons parcouru le quart de cette carrière de 50 ans, et nous voyons l'antiquité grecque et romaine remises en honneur, comme tout ce qui peut devenir objet d'esthétique réaliste; le gothique, neuf fois sur dix, mal-compris et, partant, mal apprécié; les véritables notions de la beauté obscurcies de plus en plus, l'esthétique traitée comme un luxe, et l'art décorant de guénilles brillantes les dehors d'une civilisation qui n'aspire presque plus qu'à l'exploitation prudente des instincts brutaux de l'homme. Et cependant je suis content? - Oui, je commence à m'enthousiasmer pour la table rase. Avant de bâtir, il faut (je le vois) que le terrain soit entièrement déblayé. Je me rallie pleinement à certain joli mot du comte de Montalembert. Le brillant portedrapeau d'une théorie dont bientôt nous n'aurons plus rien à redouter (le libéralisme, devenu catholique) résume quelque part ses opinions sur les prédicateurs des excès du système que l'illustre biographe de Ste Elisabeth a trop longtemps servi; il dit, en parlant d'un libéral réellement logique: ‘M. Proudhon est un auteur pour lequel j'ai du goût.’ Je vous avoue qu'à moi aussi, et peut-être à meilleur droit encore que n'a le gentilhomme français, le système de Proudhon plait infiniment. Quand on n'est pas catholique,
quand on ne souscrit pas, avec plus de simplicité encore que le célèbre évêque d'Orléans, l'encyclique Quanta cura, - il faut en sinir là; il faut conclure comme l'a très bien fait M. Proudhon. J'avais cru que, pendant les derniers douze ans, la dissolution des erreurs ferait moins de progrès, mais que, par contre, le catholicisme dans les arts gagnerait plus de terrain. Je ne dis pas, avec les modernes, que tout ce qui est, est bien, que toute loi est bonne, et que tous les faits qui se produisent ne présentent que l'application naturelle mais forcée de lois physiques et morales (ou immorales, ce qui est la même chose); je n'accepte pas cette thèse, telle qu'elle se présente: mais je suis heureux des effroyables progrès de l'erreur, du grand galop de la dissolution, - dans ce sens, qu'il fallait passer par là. Que voulez-vous que fasse le protes- | |
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tantisme? - Qu'il redevienne catholique comme en Angleterre? Le voeu est bon et louable, mais l'émettre ce n'est guère avoir égard à l'ordre (ou plutôt au désordre) ordinaire des choses humaines. Comment - après Spinoza et Voltaire, après L'Encyclopédie et l'école de Hegel - l'on voudrait que les protestants du Continent se cotisassent pour s'écrier: ‘Ne soyons plus libéraux, redevenons catholiques!’ Pareil événement n'aurait pas eu d'antécédent dans l'histoire. Il faut que les morts, ou les demi-morts enterrent leurs morts et s'enterrent avec eux! Avant cela, comment voulez-vous que la nouvelle vie trouve de l'air, de l'espace, pour prendre haleine?
L'on ne saurait à l'étranger se former une idée, avec quelle rapidité le protestantisme propre, le cercle du rejet des objets de la foi, s'élargit dans notre pays. Quand, la première fois, ‘La vie de J.C.’ par le docteur Strauss franchit nos frontières, un saisissement d'effroi prit à presque tous les esprits. Les libraires se concertèrent, et s'engagèrent à empêcher, autant que c'était en leur pouvoir, la vente et la traduction de ce livre impie. Il y a quelques mois le même savant donne une édition populaire de son oeuvre, et de suite il s'éleva une forte concurrence dans notre librairie, pour être le premier à doter la patrie d'une traduction de ce travail. M. Renan n'a dégringolé dans l'opinion de nos infidèles baptisés (on non-baptisés, car le baptême a eu son temps), que depuis qu'on l'a trouvé superficiel et sentimental. Il n'a pas assez de vigueur; il n'est pas assez savant; il compromet ses coréligionnaires; on commence à le mépriser un peu. Nos chefs de sile de l'irréligion, le négateur à toute épreuve, M. le docteur J. van Vloten, et le philosophe humanitaire, M. le docteur Opzoomer, qui savoure toujours encore un reste de mysticisme, en mêlant un globule de prédestination rigoureuse à son incrédulité, commencent à pâlir au milieu de leurs adeptes et tendent à s'effacer. Leurs détracteurs de il y a douze ans commencent à les trouver très bien, un peu trop froids même; et entre eux ils se disputent l'honneur d'avoir le premier propagé la négation. Les rangs des prédicants s'éclaircissent visiblement; le nombre de ceux qui comprennent que l'administration
des sacrements n'est, à leur point de vue, qu'une simagrée honteuse, augmente de jour en jour, et il y en a qui ne se contentent pas d'en rougir, mais qui sont assez honnêtes pour se défroquer, avant que leurs ouailles ne s'a- | |
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vertissent par l'exhortation du Sauveur, enrégistré par S. Matthieu, ch. VII, v. 15.
Inutile de vous dire que la poésie, tant dans la littérature que dans les arts plastiques, se ressent vivement de cet état des esprits. On ne peut pas en une fois déraciner les traditions, les habitudes, les susceptibilités chrétiennes dans les âmes. Pendant de longues années encore le public pourra être électrisé par une aspiration éloquente vers ce Jenseits, dont les penseurs modernes ne font mention qu'avec un sourire. Il n'est pas bien prouvé même, si, en dépit de toutes les théories, le système nerveux des enfants d'Adam ne continuera pas à tressaillir à chaque assaut imprévu, livré à l'âme par les grands musiciens, ou par des poëtes comme Vondel et Bilderdijk. La grande musique, à mon avis, les grands mouvements dans la poésie pour l'oeil comme pour l'oreille, la vibration de cette vérité profonde qui est autre chose qu'une copie de la nature, est une anticipation sur notre existence future, et on ne s'y soustrait pas à volonté. Mais la sensibilité et la fécondité, dans la sphère de l'esthétique, sont deux. Celle-ci n'est ordinairement que l'apanage d'individus peu nombreux; celle là est un don plus général. Celle-ci suppose une force vitale dans l'âme que l'incrédulité moderne tend à détruire; l'autre échappe souvent, et comme par mégarde, à l'instrument destructeur. Quoiqu'il en soit, le rapport est évident entre la disposition plus ou moins religieuse et la force artistique qui se produit auprès d'un peuple. Nos théoriciens ont excessivement simplifié l'esthétique: copier la nature, voilà où tout aboutit. Or comme la nature ne fournit
pas de modèles de chants lyriques, de constructions symboliques, de beautés idéales, on fait mainbasse des arts et des genres qui ne peuvent se passer de ces ingrédients, et si l'on tolère, si l'on admire la musique, c'est parce que devant elle le raisonnement se tait, et que, devant les traits qu'elle lance dans l'âme, le bouclier du philosophisme n'est pas invulnérable. On manie parfaitement l'épée de la dialectique, mais on ne pare pas le coup redoublé d'un revolver musical.
Par suite de tout cela la critique rejette assez généralement les tragédies de Corneille et de Racine; on a un peu en horreur tout ce qui se rattache à une sphère plus élevée que la vie journalière. Notre école de peinture biblique et historique est morte; le nombre de nos Mendelssohn-Bartholdy est aussi minime que
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celui de nos Hippolyte-Flandrin et de nos Paul Delaroche; cependant nous avons encore des poëtes, mais leur veine ne coule que dans le moment où le feu devin daigne descendre dans leur âmes. L'incrédulité, quelque soit le talent qu'elle ait à son service, ne produit, dans sa plus forte expression, qu'une très belle satire. Bilderdijk. Da Costa. Beets, Ten Kate adoraient ou adorent la divinité de Jésus-Christ. Depuis que Hofdijk ne professe qu'un christianisme excessivement conditionnel, la harpe, qui a chantè AEddon. Hélène et les Ballades, lui est tombée des mains. Même les jeunes gens contractent de plus en plus l'habitude de ne s'extasier que devant des lambeaux de la philosophie anthropologique et de la sombre ironie de Shakespere et de Goethe; c'est à peine qu'ils goûtent le badinage plus ou moins coupable, plus ou moins indécent, mais du moins (en quelque sens) poétique de Béranger.
Ce n'est pas le talent de composition, le mystère de la conception, l'ensemble d'un drame de Shakespere et de Goethe qu'on admire; on n'a que l'esprit des petites choses, on n'apprécie que le détail; on craint que, en admettant qu'il existe une force créatrice qui quelquefois semble déborder l'auteur, on soit insensiblement conduit à admettre, en lui, une mens divinior et un Dieu derrière l'azur.
Cependant on cultive l'histoire. On ressent, après avoir tout nié, tout aboli. un ardent besoin de reconstruire; on en sent aussi la convenance. On se promet bien, en creusant la terre et en abattant les buissons, qu'il n'en sortira pas de voix et de flammes pour témoigner de l'existence d'un Dieu; mais on n'est pas sans un secret espoir qu'on en déterrera quelque fondement pour des superstitions clandestines, auxquelles tout panthéiste commeil-faut à plus ou moins de penchant.
Les chrétiens chez nous ne manquent pas de prendre part à la besogne historique, convaincus que toute trouvaille, en sin de compte, doit les consirmer dans leurs convictions. Du reste l'expérience nous a appris que le bon Dieu se charge en personne de la majeure partie du travail; que si nous travaillons avec quelque zèle dans sa vigne, ce n'est pas qu'Il ait besoin de nous et qu'Il ne puisse changer la pluie en vin sans notre labeur, mais c'est uniquement pour faire ce qu'Il nous ordonne: non par une vaine complaisance de sacrisicateur, mais par un besoin de faire preuve d'obéissance.
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Je ne vois pas de moyen pour passer de ces considérations générales, concernant l'état des esprits dans mon pays, aux modestes articles dont se compose la 1re livraison du VIIIme volume de ma revue. La conscience que j'ai de ce qui doive se faire dans la sphère de l'intelligence néerlandaise ne saurait passer par les articles de ma publication que comme un fil bien léger. J'ai la conviction que, dans toute oeuvre humaine, l'humanité est un trait noble et distinctif; cette qualité, en bien des rencontres, portera l'empreinte du christianisme, de l'humanité réhabilitée. Cela suffit à mes yeux. Je ne suis pas de ceux qui admettent une différence essentielle entre les chrétiens et ceux qui ne le sont pas. Je crois que le Christ est mort pour tous; voilà l'essentiel. J'admets volontiers que tout ouvrage se ressent de l'artisan et de ses qualités principales; mais les exceptions, les inconséquences, les disparates dans l'ensemble des travaux de l'esprit sont nombreuses, et c'est un grand bonheur que le monde ne se transforme pas en un moment au gré de nos classifications et de nos systèmes. C'est ainsi que, dans ma revue, je puis mettre à haut prix la collaboration d'amis, dont je combats de toutes mes forces la doctrine philosophique et l'action sociale. Je sais bien qu'il y a plus de rapport entre l'homme-philosophe et le littérateur qu' entre les personnages que distingue la ‘Muse charitable et discrète’ du sieur Boileau-Despréaux: mais l'homme n'est pas avant tout un arbre qui ne produit qu'une seule espèce de fruits. C'est ainsi que M. Busken Huet, l'un des organes les plus éloquents de la tendance moderne, a publié dans ma revue une critique du nouveau
roman de M. van Lennep, au-dessous de laquelle Guillielmus Bolognino, ou tel autre censor librorum, aurait écrit tranquillement: Nihil cum fide repugnat. C'est ainsi que M. le docteur van Vloten continue à rendre de grands services à mes lecteurs, en les gratifiant de temps en temps de communications littéraires de différentes espèces.
Ce savant, dont le tact scientifique égale la vaste érudition et le zèle infatigable, publie, dans le présent numéro, différents fragments de poésie thioise du genre lyrico-didactique. M. le docteur Ten Brink l'a dotée d'une étude, élaborée con amore, sur la Chanson de Roland. M. l'abbé Habets nous communique des renseignements curieux sur la géographie stratégique de l'époque carolingienne. J'y ai inséré, pour ma part, la conclusion d'une
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monographie de la branche cadette des Seigneurs de Bréderode, la traduction d'un élégant article (dù à la plume d'une dame) sur l'art de lire et, ensin, la réimpression de la dernière partie d'un texte de la Biblia Pauperum. J'ai l'habitude de clore mes Nos en gourmandant un peu le public. Permettez-moi, pour faire contraste sous tous les rapports, en terminant cette lettre adressée non au public, mais à une individualité très distinguée, de vous présenter l'assurance de ma profonde sympathie.
J.A. Alb. Th.
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