Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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Mais souvent, surtout plus tard, et bien que certaine forme inusitée lui reste toujours chère, il ne cherche plus autant dans les dehors pittoresques la puissance de son effet. Sa nature ne change pas sous ce rapport, elle se modifie et se développe. Déjà dans une oeuvre de jeunesse, dans la leçon d'anatomie, il est d'une simplicité, d'une objectivité, qui rendent cette oeuvre universelle, humaine, indépendante de temps et de lieu. Cette qualité, quoiqu'elle soit présente dans des oeuvres de toute période, il la développe dans le courant des années. Deux siècles nous séparent de l'estampe dite de cent florins, du Jacob, de la sortie des arquebusiers, des Syndics et de tant de portraits, mais tout artiste reconnaîtra son sentiment moderne en parfait accord avec ces ceuvres, comme si elles dataient d'hier. C'est alors que son oeuvre dépasse les limites de son pays et de son temps, et quand ces qualités dominent, on peut lui appliquer ce mot qu'on a dit de Shakspeare: il n'est pas pour un temps, il est pour tous les âges. Rembrandt est tellement un, ses qualités diverses lui sont tellement propres dés son début, qu'il est difficile de montrer par des mots définis le développement qu'elles ont eu. Telle qualité qui s'épanouit davantage dans une oeuvre de l'âge mûr, ne saurait manquer d'être remarquée aussi dans une oeuvre de beaucoup antérieure. Toute régie générale, déduite de ses oeuvres, se voit aussitôt assaillie par des exceptions. Mais à le prendre en bloc on n'en remarque pas moins ces régies et leur développement. La marche en a été telle qu'il a constamment avancé de l'individu à ce qui est général, du subjectif à l'objectif. Se dégageant peu à peu de l'accessoire, du détail, du dehors, il cherche de plus en plus la grand, la masse, la concentration, la profondeur. D'une exécution soignée, serrée, précise, il s'élève à un faire qui devient de plus | |
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en plus large, profond et qui triomphc entièrement de la matière, de sorte que couleurs, brosses et toiles disparaissent devant la volonté du maître, dont le sentiment s'impose à nous, dirait-on, sans intermédiaire. Cette ampleur et cette universalité dans le sentiment artistique se traduisent également par les sujets dont se compose l'oeuvre. Aussi multiple dans l'exécution que dans la pensée, il peint tout ce qui se voit sous le soleil; les objets inanimés, le paysage, la mer, le ciel, l'architecture, les animaux, l'homme; - l'humanité sur toute sonéchelle, de l'enfant au vieillard, des gueux aux rois, toute la comédie, la tragédle et l'histoire humaines. En un mot, il est le peintre de la vie. Cette vie, homme et nature, il l'a étudiée par le grand et par le menu, dans le réel et dans l'idéal. Il réunit cette science si difficile de connaître les détails et de les subordonner à l'ensemble; de savoir à fond toutes les formes de la vle réelle et de les traduire toujours en artiste. On sent avec lui combien sont vaines ces désignations de l'école, qui sous les noms de réalisme et d'idealisme ont égaré les esprits. Avec lui on voudrait pouvoir se servir de mots vierges et non de ces expressions, ou prostituée comme réalisme ou précieuse comme idéalisme. Surtout n'oublions pas que ces idées sont modernes. Les artistes des siècles passés n'ont pas fait à dessein du réalisme ou de l'idéalisme. Dans tout art il y a deux éléments, l'un réel, l'autre arbitraire en tant qu'il résulte de l'idée, du génie propre de celui qui crée. Je vois chez les Grecs ce qu'on nomme idéal, mais j'y vois également au milieu des spéculations mystiques et idéales de Platon, une étudesaine et profonde de la nature. Appelez les marbres du Parthénon, la Vénus de Milo, des oeuvres idéales; mais convenez qu'aucune sculpture n'est plus | |
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vrale ni plus naturelle. Les artistes du moyen-âge, tout dominés par l'inspiration théologique, n'en suivaient pas moins la nature d'aussi prés qu'ils le pouvaient. Je vois les Italiens travailler autrement, mais d'une fagon analogue. Ils s'attachent à la grandeur, à l'élégance des formes; mals ils puisent toujours à la source du réel et de la nature. Les Hollandais des 16e et 17e sièeles au contraire sont réputés imiter la nature autant que possible; mais je remarque chez eux des tendances non moins assidues à la poésle et au sentiment. En un mot donc, partout l'idée et partout le réel; partout l'étude positive de ce qui les environne et partout le travail intérieur qui reproduit cette matière après l'avoir transfigurée dans l'imagination. Ce qui constitue la différence de l'art des différentes écoles et époques, ce n'est pas le système soit du réel, soit de l'idéal; c'est, avec le caractère personnel, le milieu environnant. Le Grec reproduit les beaux corps qu'il voit, les draperies simples et sévères qui les parent. Le Romain de la renaissance et le Florentin, les types à grandes lignes qu'ils observent; le Vénitien, les costumes et les couleurs brillantes qui l'entourent. Le Hollandais voit d'autres hommes, d'autres formes; la lumière de ses ciels variables et contrastés lui suggère d'autres effets de soleil et un clairobscur autre qn'ailleursGa naar voetnoot1. Ce ne sont donc pas les Hollandais seuls qui se sont attachés à reproduire leur entourage; l'artiste l'a fait par- | |
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tout et toujours. Mais ils étaient eux en même temps aussi peu photographes que les Grecs ou les Italiens. Ils avaient leur idée à eux, leur poésie, leur supra-réalité à eux; autres il est vrai, mais ils ne les en avaient pas moins. Regardez votre main, la face de votre voisin, à côté des figures de Mierevelt, Ravesteyn, Hals, van der Helst, Cuyp, - vous verrez chez eux encore autre chose que la nature trompe-l'oei!. Ruysdael, Hobbema, Ph. Koninck n'ont pas vu leurs paysages identiquement dans la nature, mais ils les out sentis tels, et si même ils faisaient le portrait d'un sîte, ils y ajoutaient leur sentiment propre. S'ils n'avaient fait que reproduire, d'où viendraient donc tous ces tableaux si individuellement variés? Tout véritable artiste, quel qu'il soit et quoiqu'il prenne son entourage comme moyen d'expression, n'a pas voulu que reproduire cette réalité environnante; ils ont tous voulu rendre la nature et leur sentiment; la réalité, mais après l'avoir régénérée dans leur imagination. C'est l'entourage qui influe sur les diflférences des dehors; partout le fonds de l'art est la création de ce qu'on sent vivre de beau en soi.
Rembrandt n'a donc pas été réaliste. Oui, il l'a dit et enseigné: ‘la nature seule doit être suivie.’ Mais d'abord, n'est-ce pas là la source où puise tout artiste? Et puis, qu'on n'interprête pas de travers ce mot si juste. Il a aimé la nature, la réalité, certainement. Voyez ses gueux, ses mendiants, ses têtes de toute espèce, ses études de paysage, de maisons, de bêtes, d'une coquille même. Il en étudia le caractère, les formes, le mouvement le plus subtil, les couleurs et les effets de lumière. Dans tout ce qu'il fait, on sent qu'il s'en est approprié tous les secrets, | |
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et jamais il ne fait d'à peu-près. Il alla jusqu'à étudier le laid, afin de le traduire en pittoresque. Tont cela est incontestable. Mais il n'en est pas moins vrai que Rembrandt était aussi poète, anssi idéaliste que pas un. Toujours il chercha le grand et le beau. Nous avons entendu les discours dans son atelier, les discussions sur ce qu'il y a de haut, de noble dans l'art. Il fuit la réalité banale, fût-ce même au point de paraître bizarre. Il cherche en tout le côté pittoresque; il est des heures à arranger ses costumes, à tourner ses personnages, à chercher l'aspect le plus satisfaisant des choses. Dans sa composition, son dessin, sa lumière, il est aussi peu réel que Raphael, que Michel-Ange, que Velasquez, que Rubens. Avec une imagination, qui toujours resta jeune, il a tout transfiguré. Ce qui a égaré le jugement, c'est que son idealisme n'est pas dans la ligne, mais dans la couleur et le clair-obscur, dans la puissance créatrice qui anime et régénère tout ce qu'il touche. Ces qualités luministes surpassent d'autant le jour ordinaire, que le dessin de Raphael et de Michel-Ange les formes réelles. Mais il est vrai, bon nombre de théoriciens ne conviendraient pas qu'il puisse y avoir quelque idéal, quelque style, ailleurs que dans la ligne. Je ne voudrais pas être aussi exclusif; le style peut aussi bien se révéler dans la composition au moyen de qualités lumineuses et coloristes, qu'au moyen de qualités de pur dessin. On assigne à la ligne une qualité aristocratique, et la couleur serait plébéienne, matérialiste! Le dessin, la couleur, le relief sont trois moyens d'expression. Sur quoi se fonde leur hiérarchle? Que ces préjugés n'égarent plus le goût. Aussi extraordinaire dans la faculté de rendre les manifestations extérieures que celles de l'âme, aussi naturaliste ou pour mieux dire, aussi naturel, que poétique, Rembrandt | |
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était grand dans le dessin, dans la composition, le coloris, le clair-obscur, l'expression; et par dessus tout il fut créateur. On a dit que son dessin est défectueux, ignoble et même avec préméditation. Qu'est-ce que le dessin? N'y a-til qu'une seule manière de dessiner? Celle qui arrête en contours bien justes et bien précis les formes des objets? Je ne le pense pas. Le dessinateur le plus exact et le plus serré ne veut pas que donner une plate découpure; il vise à modeier sa figure. Celui-là même tend donc au delà de la ligne. Mais comme l'art a des expressions infinies, il est diverses manières de bien dessiner, comme il est diverses manières de bien peindre. Le dessin de Rembrandt est aussi incontestable que le coloris de Raphael. Son dessin d'abord est tres exact, mais il ne consiste pas dans le contour. Rembrandt ne devait pas faire valoir le contour, mais le relief, la couleur, la lumière, la vie, et justement pour cela il devait faire disparaître les lignes. Sa vérité consiste dans l'observation rigouteuse de la nature, du sujet, des formes caractéristiques. Rarement on en trouvera qui le surpassent dans l'art si difficile d'exprimer le geste avec une telle simplicité, avec un naturel et un esprit aussi remarquables. Ses croquis et eaux-fortes en contiennent des preuves surabondantes. Sa sûreté de main est telle que d'un seul coup de plume, d'une touche spontanée sur le cuivre, il arrête les mouvements les plus subtils. Observez la fermeté avec laquelle dans tel ou tel portrait il a ciselé la position d'un ceil, les petits mouvements des lèvres, des narines, d'une main. Dans plusieurs parties, son dessin ne s'attache qu'à rendre l'ensemble, avec une vérité de masse et non de détail. | |
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Et ce n'est pas un à peu-près; il frappe juste. Voyez comme ses lions sont dessinés et gravés! Observez cette patte, dans un de ses combats de lions. Là le trait n'enferme pas la forme, mais en touches libres, justes à leur place, il indique les os, les muscles, leur tension et leur mouvement, et en deux ou trois coups il modèle une patte, superbe et parfaite. Enfin regardez à volontè - dans l'Omval cet arbre, ces bateaux dessinés avec une justesse qu'on peut contrôler à la loupe; le geste et la physionomic du docteur qui tâte le pouls à Marie, et mille autres gestes aussi justes que délicats. Dans sa peinture il fait de même. De l'Anatomie aux Syndics, vous n'avez qu'à regarder des centaines de têtes, de mains, de mouvements, pour vous assurer avec quelle justesse étonnante Rembrandt est maître de la forme. Pour ne pas se présenter dans un contour net, les mains de Six, par exemple, n'en sont pas moins surprenantes. Dans ses tableaux, il est tout naturel qu'il n'ait pas fait dominer le contour; que parfois même il le négligéGa naar voetnoot1, puisque c'est toujours le tout, la masse qui chez lui domine; puisqu'il pense et compose sous l'impression de l'effet; puisqu'il nole les contours dans les harmonies générales avec l'entourage, et qu'il veut justement modeier en rond, détacher les corps, et creuser sa toile en profondeur. Rembrandt est peintre; s'il se sert de couleurs et de brosse pour exprimer sa pensée, il accepte les conséquences de ces moyens; il les fait servir d'auxiliaires. Il n'a pas fait de la peinture sculpturale, comme d'autres ont fait de l'architecture ou de | |
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la statuaire picturales, de la musique imitative. Il est resté dans les limites de son art; limites si étendues qu'il faut être un artiste exceptionnel pour les atteindre. Mais son dessin, disent-ils, est ignoble. - Son dessin est comme tout l'homme; il est en premier lieu naturel, sans affectation. Puis il est caractéristique, s'attachant au pittoresque, à l'individualité. Enfin il est à un haut degré expressif. Peintre de la vie, il l'exprime dans ses manifestations communes et sublimes. Il n'y a vraiment que l'ignorance de son oeuvre qui puisse soutenir qu'on ne trouve chez lui que figures basses et ignoblesGa naar voetnoot1 Si l'on ne reconnaît pas le noble et le sublime dans la figure de Jésus ressuscitant Lazare, dans certaines figures de la mort de Marie, dans des portraits aussi distingués que madame Six, la femme à l'eventail, madame Day et son mari, dans la bénédiction de Jacob, - vouloir le démontrer serait: ‘porter du sable sur la plage’, comme disait son ami de Decker. Il est vrai que certaines figures, prises dans la réalité quant à la forme, sont ennoblies, poétisées seulement par la couleur, par le caractère ou par l'expression. Mais je ne désire que faire observer deux choses, à savoir qu'il est très superficiel et très peu juste de nier la grande beauté même dans le dessin de Rembrandt, et en second lieu qu'il ne faut pas juger son dessin sur les principes d'autres écoles. Mais l'art de Rembrandt ne se discute pas à propos de dessin seulement. Au dessin plein d'expression et de caractère, se joignent chez lui la couleur et le clair-obscur. La couleur pour Rembrandt est secondaire et se subor- | |
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donne à l'effet du clair-obscur. C'est un tout autre coloriste que Rubens, Veronèse, Murillo. Il n'emploie pas les couleurs entières, elles sont presque toujours brisées, estompées, assourdies, mariées à d'autres. Sandrart et Hoogstraten ont très judicieusement observé, le premier comment Rembrandt a ‘fait des prodiges’ dans l'art de mélanger les couleurs et ‘de les dépouiller’, ainsi qu'il s'exprime, ‘de leur crudezza’; le second, qu'il a ‘porté à son comble l'art d'unir des couleurs amies’Ga naar voetnoot1. Ses couleurs s'influent réciproquement, et là où elles s'approchent elles entre-échangent leurs nuances, se mariant entre elles et avec l'entourage. De là son harmonie, qui résulte encore de son système de prendre peu de couleurs diverses, mais de choisir une gamme de tons sous une dominante, ainsi que s'écrit une composition musicale. Ainsi il a des harmonies vertes, jaunes, rousses, grises, noires. Il pousse cette façon de peindre quelquefois jusqu'à faire ce qu'on a nommé des grisailles, mais qui ne sont que peintes dans les tons mineurs de quelques couleurs de nuance voisine. Avec un tel emploi de la palette, on le voit, c'est le clair-obscur qui domine; le clair-obscur qui se compose de lumière, d'ombre et de leurs intermédiaires. Dans la connaissance et l'emploi de tous ces effets de lumière, Rembrandt a eu peu d'égaux et n'a pas été surpassé. Il y a déployé une suavité et une force, une science et une adresse étonnantes; tour à tour il charme, éblouit, fascine, transporte. Le coloris, comme valeur chromatique et lumineuse, constitue donc une des principales puissances de van Rijn. Chez lui, l'intérêt coloriste concorde toujours avec l'intérêt du sujet. Les parties principales tombent dans l'effet; les parties secondaires sont dans la pénombre. | |
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C'est ainsi que dans les portraits il dirige l'oeil du spectateur sur le visage. Dans les compositions, la lumière éclaire l'action principale. Dans le Lazare, le ressuscité; dans la descente de croix, le corps du trépassé; dans le Jacob, les enfants qu'il bénit; dans la noce de Samson, la belle fiancée. Si l'objet principal n'a pas toute la lumière, il a certes le plus grand effet. Dans la grande toile, la sortie des arquebusiers, le personnage principal est ombré en majeure partie, mais il se trouve entre deux vives notes de lumière, et l'attention est dirigée sur lui par son buste éclairé, tandis que par les jours brillants qui illuminent une partie de sa main projetée en avant et par ce geste expressif il concentre et symbolise presque toute l'action du tableau. Voici enfin deux autres faces de la magie du clairobscur de Rembrandt, la concentration de la lumière et la transparence des ombres. Les proportions de lumière et d'ombre de la nature ne peuvent être égalées par la peinture, la gamme dont dispose le peintre étant trop restreinte. Son noir n'est pas assez noir, son blanc pas assez blanc pour lutter avec le soleil. Ne pouvant imiter, il crée; il donne en quantité, ce qu'il ne saurait donner en qualité; il donne la masse d'ombre et la lumière concentrée. Pour obtenir ses ombres si transparentes, il les peint souvent minces, mais souvent elles sont beaucoup travaillées et fouillées. Ses lumières au contraire sont empâtées, souvent fortement; mais pour qu'elles ne se heurtent pas, il les lie par des teintes intermédiaires, composées des nuances mêmes des couleurs environnantes. De là encore cette belle harmonie, suave et forte en même temps. Si l'on observe en détail ses tableaux les plus vigoureux, on pourrait s'étonner d'abord de ce que les ombres ne sont pas si fortes, ni les lumières si claires, si l'on ne savait que la force | |
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ne s'obtient pas par le noir et le blanc. La vigueur de Teffet ne résulte que du placement juste et raisonné des clairs et des ombres et de leur opposition judicieuse. Le charme magique des peintures, le superbe effet des gravures de van Rijn ont tellement ébloui, qu'on a trop peu remarqué comment il excelle dans la composition et la mise en scène. Soit dans le simple portrait, soit dans les compositions plus compliquées, toujours son arrangement, sa mise en scène frappe tellement par la vérité et la justesse, que l'art consommé se dérobe. Finesse d'agencement et de geste, disposition souvent imprévue mais vraie, naïveté et grandeur, relief et concentration du sujet principal, enchaînement superbe des groupes, contraste et unité, verve, éclat autant que repos et continence, tout cela se trouve semé avec profusion dans ses oeuvres diverses. Mais toutes ces qualités ne constituent pas, à mon avis, la qualité qu'il faut placer au premier rang. Celle-là, c'est sa faculté créatrice. C'est à manifester celle-là que concourent les autres. Pittoresque des types, des costumes, des lieux, couleur, effet de lumière, tout cela n'est pas uniquement but, mais surtout moyen. Rendre le sujet, - paysage, figure humaine, histoire, fable - tel qu'il s'est manifesté dans son imagination poétique; le rendre de telle façon, qu'il soit un phénomène vivant, mais empreint d'une vie plus élevée, - âme qui pense, tête qui parle, corps qui agit, paysage où l'on respire l'air, - voilà son oeuvre, voilà où consiste sa puissance extraordinaire. On comprend qu'avec tout cela, la beauté la plus parfaite des formes, ni le jour égal et clair n'auraient su rendre le sentiment de ce peintre poète. Pourquoi aurait-il fait toutes les parties visibles et attrayantes, puisqu'il voulait justement que le regard ne s'y arrêtât pas trop? Il noyait | |
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donc les contours précis sous des ombres ou demi-teintes, et enveloppait le tout dans un milieu mystérieux, voile transparent d'idéal à travers lequel perce le réel; c'est pour cela qu'il sacrifiait les détails à l'effet d'ensemble, faisant d'un seul point le foyer palpitant de vie et ruisselant de lumière. C'est pour cela encore que, pratricien extraordinaire et prestigieux, il travaillait tellement ses couleurs, fouillant son cuivre ou sa toile toujours plus avant, toujours plus profondément, se souciant peu de ce que son faire fût rude ou étrange, jusqu'à ce qu'il eût réalisé ce qui vivait dans son âme.
J'ai nommé Rembrandt le peintre de la vie. Quand je dis vie, je ne dis pas trompe-l'oeil, ni la reproduction matérielle de l'extérieur, mais l'expression profonde et étendue de toutes les manifestations de la nature, corps et âme, forme et pensée. Cette conception n'est ni réaliste comme celle qui ne donne que le dehors, ni idéaliste dans le sens de celle qui ne peint que des pensées. ‘La nature n'a ni écorce, ni noyau, a dit Goethe, ‘mais elle est tout une’. C'est ainsi que dans cette peinture vraiment picturale de la vie, la forme et la pensée n'apparaissent qu'unes et unies. On observe dans l'histoire une marche très visible de l'art vers l'expression de la vie. Il est d'abord symbole; le contour domine, la forme est signe invariable; l'art est moyen, soit pour l'esprit historique, soit pour l'esprit philosophique ou religieux. Le sublime, la grandeur existent pour lui, le beau non, ou à un degré inférieur. Peu à peu il se dégage et se dégrossit. Il le fait en s'émancipant de la forme hiératique et immuable et en se tournant vers la nature; d'abord vers l'homme, plus tard vers le paysage et les êtres inférieurs. A travers l'Inde, l'Egypte, la | |
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Grèce, Rome, l'Italie, le moyen-âge et la renaissance, les arts de l'architecture, de la statuaire et de la peinture suivent cette voie. Après les autres arts vient la peinture. D'abord écriture (γϱαφδιν), signe hiéroglyphique, elle devient enluminure de figures et ornement pour la sculpture et l'architecture. Ce n'est que dans les temps modernes qu'elle s'affermit comme art indépendant. Ainsi que dans le courant des siècles, la somme des expressions symboliques est allée s'amoindrissant, les notions directes augmentant, l'expression directe aussi s'augmenta. Ainsi la peinture cessa de plus en plus d'être un-enseignement par le symbole, pour devenir l'expression directe de la vérité, de la nature, de la vie. Alors peu à peu au lieu de l'église c'est dans le monde même qu'elle puise; c'est l'homme, son histoire, ses joies et ses misères, ses sentiments et ses inspirations qu'elle traduit; c'est le paysage environnant, les animaux, les fleurs, et tout cela non comme symboles ou ornements, mais comme objets vivants. Alors la peinture est entièrement indépendante et érige ceci en règle: l'élément purement pictural doit servir à l'expression de la vie humaine. Commencé dans l'art italien, ce mouvement moderne trouva une expression complète dans l'art hollandais. C'est à ce moment que van Rijn apparaît. Enfant de ces temps, il fut, lui, le peintre sublime de la vie, telle qu'elle se montre dans l'homme et sur la terre, sources nouvelles de beauté et de poésie. C'est lui encore qui fut un des peintres le plus peintre, et le grand promoteur de l'art humain. C'est par ces considérations que le caractère de son art se trouve déterminé. Que ces principes se montrent chez lui, dans ses portraits, ses paysages, rien de plus naturel. Il n'y a que son oeuvre historique qui exige encore une | |
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interprétation. Ce n'est pas ‘bizarrerie, affectation, réalisme, protestantisme, démocratisme’ etc. ce qui inspire son oeuvre historique. Rembrandt était le peintre de la vie et de l'âme humaine et c'est sous cet aspect qu'il faut regarder ses compositions historiques et bibliques. Sans y sacrifier la grandeur et la poésie, il s'est attaché au côté humain. Cela se voit dans le choix des sujets bibliques. Il ne nie pas le côté divin de l'Écriture; quoique ce côté soit naturellement moins prévalant chez un peintre protestant du 17me siècle que chez un artiste italien du 15me et 16me. Mais le surnaturel ne tombant que sous le domaine du symbolisme, l'a peu attiré. Une ou deux fois, il a esquissé légèrement et indiqué une figure de Dieu; une seule fois il a employé un symbolisme, le petit serpent sous le pied de Marie; une seule toile allégorique a été peinte par lui. Jésus, les apôtres, les saints montrent surtout leur côté humain. Des sphères idéales et imaginaires il attire à lui toute la bible, la rapprochant de l'âme humaine; il fait revivre ces hommes d'autrefois, il les place dans les conditions humaines qui les ont entourés. C'est ainsi que le cycle biblique est transporté du dogme et du passé, dans la vie et le présent. De là vient que ses scènes de la bible sont si profondément vraies, puisqu'elles sont humaines; de là elles sont si touchantes et si actuelles. Devant ces tableaux, on s'est demandé avec surprise, quels sont ces mendiants apôtres, ce Christ aucunement héroïque, ces femmes du peuple qui prétendent être Marie etc. A tel point la tradition a faussé les esprits! On dirait qu'on ne savait plus lire les livres bibliques. C'est un trait fort remarquable chez Rembrandt que sa protonde connaissance du texte; et si l'on en rapproche ses compositions, on s'étonne de voir leur parfait ac- | |
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cord. On dirait quelques fois qu'il a devancé les recherches historiques modernes. Et cependant, il n'était pas un érudit; seulement ces pages se montraient à cet esprit si frais et si naturel, dans leur jour vrai et humain. M. Quinet a dit que sa bible est la bible des iconoclastes, ses apôtres des mendiants, son Christ le Christ des Gueux. Parfaitement vrai, mais c'est d'accord avec le texte même. Ses apôtres ne sont pas des vieillards importants bien lavés, posant dans leurs manteaux drapés à la mode romaine. Ils sont ce que les fait l'évangile, des hommes du bas peuple, peu instruits, pauvres, vivant de labeur ou d'aumônes. Joseph est un charpentier et non pas un philosophe grec, vivant avec Marie dans une pauvre demeure et travaillant le bois pour vivre. Tel l'évangile le décrit, tel Rembrandt le reproduit. Quant aux premiers chrétiens, on sait que ce furent des gens du peuple, du petit peuple, pauvres, mendiants, malades, femmes et hommes répudiés par la société. En vérité, puisque l'évangile les montre tels, où est le mal que Rembrandt les ait vus de même? Tout cela s'applique également à ses sujets de l'histoire, dite profane, ou de la mythologie grecque et romaine, qu'il a également observées sous leur aspect humain. De cette conception naissent les autres faces qui distinguent ses sujets historiques ou bibliques. Dès que, écartant le travestissement héroïque, il remit en lumière les qualités humaines, il y mit tout ce que son expérience sagace de la vie offrit autour de lui de types, de formes, de gestes, d'accessoires. Son costume par exemple a donné lieu aux propos les plus étranges. On a dit qu'il emploie le costume de son temps, les costumes les plus drôles, les défroques les plus fantastiques et impossibles, et on en a cherché en même temps l'origine dans l'Orient, dans la Perse, dans l'Inde. | |
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Distinguons d'abord. Pour quelques scènes surtout intimes et familières, il a employé des costumes bourgeois de son temps, comme le firent le moyen-âge, Durer, Lucas van Leyden, e tutti quanti. On remarque cela dans quelques Fuite en Egypte, dans les figures du Christ bénissant les enfants, dans le Siméon, la noce de Samson, dans l'architecture, qui souvent est celle de la renaissance de sa ville. Mais ordinairement il employa un costume et une architecture de fantaisie. La dernière se compose de voûtes, de colonnes, de chapiteaux fleuris, de dômes, de torsades, et semble un mélange du romain et du gothique. Et en vérité, comme l'architecture des Juifs du temps des Romains a été démontrée être un mélange assez bizarre, Rembrandt a été plus près de la vérité qu'aucun peintre jusqu'à lui. Quant aux vêtements, il se peut fort bien qu'il ait été inspiré par ceux des marchands orientaux qu'il voyait à Amsterdam. Il avait aussi des livres de costumes et d'architecture turques. L'Orient se manifestait alors chez nous surtout dans ce qu'on savait des peuples du littoral de la Méditerrannée, et qu'alors on désignait tous sous le nom de Turcs ou de Maures. Ce costume de Rembrandt se compose pour les Marie, les Joseph d'Arimathie et les seigneurs juifs, de tuniques brodées, de manteaux chamarrés d'or, de turbans, de pierreries, de châles bariolés. Quant aux rabbins, aux docteurs, aux prêtres, comme pour le cérémonial, il puisa certainement dans la garderobe et les coutumes des Juifs de sa ville. Il était là encore bien plus dans le vrai que ceux qui les ont habillés de tuniques moitié romaines et moitié idéales. Mais il est encore une espèce de costume qu'on remarque chez lui, ce sont ces habits à crevés ou à ouvrages divers, ces toques à crevés et à plumes, ces souliers encore à crevés au bout fort large. Ces costumes là descendent en ligne | |
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directe de Lucas van Leyden et de Heemskerck, chez qui on les rencontre à chaque feuille ainsi que chez les Allemands du 16me siècle. C'est avec tous ces éléments, ajoutés à ceux que lui fournissaient ses collections d'armes, d'étoffes et de costumes, le tout travaillé dans son imagination amoureuse des habits brillants et pittoresques, que le peintre se créa son costume si riche, si varié et si pittoresque, auquel il attacha une grande importance. De cette même conception naissent ces traits saillants, fins, propres à la vie humaine partout et toujours. Un meeting religieux de nos jours offre les mêmes variétés de caractères, d'éléments élevés et communs qu'on remarque. dans la prédication de Saint-Jean par Rembrandt, et qu'il a assurément observé dans les assemblées religieuses de son temps. Toujours l'enfance est insouciante et Rembrandt n'a fait qu'ajouter un trait charmant à sa composition de Jésus péchant, lorsqu'au premier plan il mit un enfant, ventre à terre près de sa toupie et s'amusant à tracer dans le sable des lignes avec son doigt. Il a semé à profusion de tels traits, empruntés à la vie. Pour le fond et pour la forme, l'oeuvre de Rembrandt est essentiellement un. Histoire, genre, portraits, paysage, animaux, tout ce qu'il a peint porte le même cachet. Si son oeuvre est profondément humain et vrai, il n'en est pas moins idéal et plein de fantaisie, et sa réalité ne manque jamais, soit du charme de l'esprit, soit de la sanction d'une conception élevée. Ainsi, qu'on ne s'y méprenne pas, pour être peintre et peintre naturel, il n'a pas négligé pour cela le côté poétique, sentimental, élevé. Voyez les portraits. On ne peut les comparer aux origi- | |
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naux, mais comparez-les aux portraits des mêmes personnages faits par d'autres. Alors on peut observer ce qu'il a fait de ses personnages et comment, tout en les rendant vivants, il les a toujours élevés, soit au moyen de la couleur et de la lumière, soit par leur air distingué, soit par l'expression de leur âme et de leur pensée. A travers les guenilles et les beaux habits fourrés et chamarrés, comme à travers les plaies et les joies de tout ce monde de l'ancien et du nouveau testament, du passé et du présent, il a observé aussi l'âme et, attendri, il en a dépeint toutes les manifestations. Il en est de même pour ses paysages, où Ton trouve tous les trésors de la réalité et de la fantaisie. Le caractère qui distingue encore son oeuvre entier, c'est autant la finesse que la grandeur, dans la conception comme dans l'exécution. Ce sentiment et cette main, qui paraissent d'une force exceptionnelle, sont aussi d'une finesse exquise et suave. Enfin ce qui rend cet oeuvre d'art si attrayant et si puissant, c'est son sérieux et sa sincérité. Rembrandt n'a pas travaillé dans le bruit d'un atelier très fréquenté. Il lui a fallu le silence et le recueillement. Sans aucun souci des autres, tout sort d'une inspiration naturelle, simple et vraie et jamais il ne pose. Ces traits, qui sont les conditions de toute oeuvre sublime et durable, ressortent du caractère, aussi ils honorent l'homme autant qu'ils élèvent le talent. Pour comparer l'oeuvre de Rembrandt on pense à celui de Shakspeare; - pour comparer l'homme on pense à Michel-Ange. | |
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Si maintenant, au moment de poser la plume, je contemple toute cette vie laborieuse de l'artiste que deux siècles ont admiré et suivi et que le nôtre a glorifié, je suis surtout touché de sa simplicité. Maintes fois le peu d'enthousiasme de ses contemporains m'a indigné. Une nation qui au même instant possède Vondel, Spinoza et Rembrandt, et qui à peine semble se douter de leur grandeur non plus que de leurs peines!..... Il y a là quelque chose de révoltant.... et de sublime. Oui, de sublime aussi, car prenons les choses largement. Ce peuple, et c'est encore son défaut actuel, s'attache trop au menu, il manque d'entrain pour ce qui est grand et il méconnaît ce qui sort de l'ordinaire. Et cependant il fait du grand d'une manière simple et naturelle; car il a en horreur toute parade et ostentation. C'est là unes des gloires nationales. Soyons donc fiers plutôt de ce que Rembrandt s'est passé des éclats et des honneurs et de tous les stimulants qui en ont élevé d'autres. Il a gagné par cela même en indépendance, en grandeur simple, en profondeur naturelle et il nous a ainsi prouvé combien la vérité, la franchise, la simplicité, le mépris du qu'en dira-t-on, des vaines gloires et des acclamations de la foule font l'honneur de l'artiste comme de l'homme. Il nous a laissé un exemple de plus du dévouement de ces grands et. nobles esprits qui vivent pour ce qu'il y a de sublime et de beau. |
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