Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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un homme grossier, commun, insignifiant. Par son alliance avec une jeune femme de bonne maison, par ses relations avec Sylvius, Coypal, les Ulenburgh, avec Tulp, Huygens, Uyttenboogaerd, Six, il vit s'ouvrir pour lui une société cultivée. Son admission dans une famille comme celle des Ulenburgh et de Sylvius met hors de doute son honnêteté. Ses relations avec Anslo, Menasseh, son amitié avec de Decker, plus tard avec un homme instruit comme Heyblocq, font présumer en lui un esprit distingué. Sa vie était réglée et se passait au sein de sa familie. Parmi les anecdotes on n'en trouve aucune qui représente van Rijn comme un homme vil ou bas ou adonné à l'ivrognerie. Houbraken n'aurait pas manqué de nous conter qu'il se ‘saoulait tous les jours’, comme il l'a dit de Hals, s'il y cût eu l'ombre de vérité à ce sujet. Sandrart dit expressément qu'il n'a pas été un dissipateur. Quant au cabaret, aux joyeuses assemblées des artistes, - dont plusieurs étaient grands adorateurs de Bacchus en ce temps, - l'on n'a pas dit que Rembrandt les fréquentât. Houbraken assure positiveraent le contraire. Je pense que Rembrandt ne s'associa pas à eux et j'y vois une des raisons qui le rendirent peu populaire. On pouvait y trouver une marque de hauteur ou de prétention. Et pourtant comme il était peu prétentieux! Dans ses lettres à Huygens, il se montre simple, modeste sans bassesse, plein de franchise. On l'a dit avare. Ses collections dénotent un avare peu ordinaire. Mais l'incrimination tombe devant d'autres faits. Les lettres à Huygens font voir qu'il laissait au bon vouloir du prince de déterminer le prix de ses tableaux. Une autre fois il fait cadeau d'un portrait peint à de Decker; il fit cela plusieurs fois, car on ne peut présumer que Coppenol, Flinck, Berchera, Krul et d'autres lui aient payés leurs portraits. Gertainement le temps et la peine | |
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qu'il donna aux portraits à l'eau-forte ne lui furent pas payés. De ses eaux-fortes il n'y en a que deux qui portent des adresses et ont été par conséquent mises dans le commerce. Pour le reste, il est incertain si elles furent dcstinées à, faire des eadeaux ou des échanges, comme dans le cas de la pièce de cent florins, ou bien si le peintre les venditGa naar voetnoot1. Si l'on désire un trait de noble désintéressement, qu'on se rappelle sa maniere d'agir envers Roghman. Jan Griffier, ‘familier dans les ateliers des meilleurs peintres, A. van de Velde, Ruysdael, Lingelbach, Rembrandt’, et qui étudia chez Roghman, désira vivement avoir l'enseignement de Rembrandt. Il le sollicita, mais celui-ci le refusa, disant: ‘que Roghman et lui étaient trop bons amis pour lui enlever ses élèves’Ga naar voetnoot2. Comme Griffier est né en 1656, ceci dut se passer dans les dernières années de la vle de Rembrandt. Baldinucci, qui sur certains points paraît avoir eu de bonne source des renseignements sur Rembrandt, asserte qu'il était toujours disposé à prêter ses vieux costumes aux peintres qui en avaient besoin. On sait d'ailleurs que comme Michel-Ange il leur prodiguait ses sujets. Josi raconte comme preuve de son hospitalité, que Rembrandt recuéillit chez lui Brouwer, lorsqu'il s'enfuit à Amsterdam. Le fait n'est pas prouvé, mais il résulte de l'anecdote qu'on l'en tenait capable. | |
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Les pièces anthentiques fournissent encore maints témoignages de son caractère généreux. La liquidation d'un héritage est une pierre de touche pour le caractère. Dans celle de la mère de Rembrandt nous ne voyons de la part de ce dernier que loyauté et désintéressement. En face de la mort, Saskia déclare dans son testament, stipulant en faveur de son mari, qu'elle le décharge de toute caution, ‘qu'elle a une foi entière que son mari agira en homrae consciencieux.’ Tout cela met en évidence la noblesse et la générasité de ses sentiments. On ne pourrait lui reprocher que l'insouciance à l'égard de l'argent. Pour sa vie, elle était fort simple. Souvent, (apparamment après la mort de Saske) quand il était bien en train de travailler, il ne fit à son chevalet qu'un repas fort sobreGa naar voetnoot1. Ses jours se passèrent dans l'étude et le travail, comme en atteste l'énorme quantité de ses oeuvres, toutes exécutées de sa main. Il aimait à voir ses amis intimes et des personnes dont la conversation fût instructive. Mais il n'était pas homme du monde. Ennemi de tout éclat et d'une gloire banale, il n'a pas cherché la faveur des grands. Il préféra la société bourgeoise. Quand on a vécu des années dans un commerce intime avec ses oeuvres, on en reçoit l'impression que Rembrandt fut un homme très simple, très vrai, sérieux, indépendant dans ses opinions, peu capable de les cacher, les émettant au contraire souvent d'une manière assez brusque; un esprit très délicat, mais sans le vernis du monde élégant. La société des beaux esprits, qui se donnèrent rendez-vous | |
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dans les salons de Hooft et au château de Muiden, n'était pas non plus feite pour Bembrandt. Il était, lui, d'une nature différente. ‘Dans son âge mûr, dit Houbraken, il fréquenta les gens de la bourgeoisle et ceux qui pratiquaient l'art.’ On n'a pas bien compris l'expression que Houbraken emploie. Il dit ‘personnes communes’, (gemeene luiden) et ce mot à un double sens dans le hollandais de nos jours. Au temps de Houbraken ce mot n'était pas synonyme de bas et de grossiér. Il désignait ceux qui appartenaient à la bourgeoisie, qui n'étaient que personnes privées et non pas des magistrats ou des gens en place. Houbraken ajoute la raison qui porta Rembrandt à préférer la société de ces personnes ainsi que celle des artistes. ‘Lorsque je désire reposer mon esprit, disait-il, ce ne sont pas des honneurs que je cherche, mals la liberté’Ga naar voetnoot1. Ces mots peignent l'homme. Il cherchait la liberté, et l'aimait avant tout, dans l'art comme dans la vie; c'est à un des traits essentiels de son caractère. C'est pour cela qu'il ne voulut d'aucune espèce de gêne. Nous avons encore un passage fort explicite de Sandrart. ‘Il est certain, dit celui-ci, que si Rembrandt avait su s'arranger mieux avec les gens et s'il avait su conduire ses affaires avec plus de raison, il aurait considérablement agrandi ses richesses; car, quoiqu'il ne fût pas un dissipateur, il n'a cependant pas su conserver sa position et a toujours fréquenté des personnes simples et bourgeoises.’ Encore la même remarque au sujet de la société qu'il fréquenta. Si cela parut étrange à Sandrart, qui était d'origine noble et à ceux qui avaient en tête les relations | |
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des artistes italiens avec les grands seigneurs, il en était autrement dans la république des Provinces Unies, et les artistes n'en étaient qne plus indépendants. Ceux-ci étaient issus de la bonne bourgeoisle et ils continuaient à vivre dans ce monde. On ne vit que rarement des relations un peu intimes entre eux et les patriciens. Mais il est une autre phrase de Sandrart, qui m'a vivement frappé, ‘s'il avait su s'arranger mieux avec les gens’ - s'il eut été plus malléable, plus courtisan, plus flatteur, s'il avait su cacher ses opinions ou les avait accommodées aux convenances et aux opinions générales, s'il avait fait plier son génie aux exigences du premier venu, - oh! alors il aurait attiré plus de ‘richesse’ et plus de sympathle générale. Oui, mais alors c'eût été un tout autre homme, et heureusement, ajouterons-nous, il n'en a point été ainsi. Cette même indépendance et cette même originalité, qui font la force de son oeuvre, étaient des traits de son caractère. Ce caractère, l'homme et l'artiste le maintinrent contre tous, et cela ne se fait pas impunément. Le monde vulgaire ne pardonne pas à un caractère trop tranché, ou s'il s'incline devant son génie, il lui donne rarement sa sympathie. Tout dénote donc dans Rembrandt un esprit fortement trempé, une volonté de fer, en un mot, une personnalité extrêmement vigoureuse et accentuée. Joignez à cela la conscience de sa supériorité, toute la sensibilité d'un esprit poétique et fougueux, enfin certaine nuance de bizarrerle dans ses goûts et ses manières; Baldinucci, se disant informé par des personnes qui avaient connu van Rijn, le nomme un ‘wnorista, plébéien dans sa manière de vivre et de se vêtir, mais archi-aristocrate dans l'idée élevée qu'il avait de l'art et des artistes, | |
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ce qui le conduisit à se ruiner comme on grand seigneur.’ Dès lors on comprendra qu'il ne pouvait plaire à tons et que le commerce avec lui ne fat pas toujours facile. On n'a qu'à voir sa tête redoutable. Il était vif, brusque souvent, avec quelque chose d'absolu dans ses propos et dans ses manières. On connaît l'anecdote du singeGa naar voetnoot1, qu'il peignit dans un tableau de famille et qu'il ne voulut pas en effacer. Vrale ou controuvée, elle est significative. On connaît ses réponses catégoriques ou brusques. Lorsqu'on le taquinait au sujet des antiques, il montrait des morceaux d'étoffes anciennes et disait: ‘voilà, mes antiques.’ Quel empâtement, disait-on; - ‘vous n'avez pas besoin de mettre le nez dessus, l'odeur des couleurs est malsaine.’ On lui remarqua, qu'il n'achevait pas ses oeuvres, ‘qu'il finissait une partle et brossait le reste comme avec un guipon.’ Mais il était intraitable et répliquait: ‘le tableau est parfait dès que le maitre y a atteint sa pensee.’ Il n'était pas facile non plus avec ses ouvrages; souvent on devait le payer largement et encore le prier avec instance afin d'avoir quelque chose de sa main. Dans l'âge mûr et dans la vieillesse, les traits s'accentuent plus fortement, surtout après une vie remplle de labeurs incessants, d'évènements divers, de lutte constante dans les travaux où l'esprit et l'âme étaient en tension continuelle, - car il était poète et non pas faiseur de tableaux. Il se peut donc que le monde vulgaire et superficiel trouvât cet homme trop peu poli et trop peu facile et, voyant les oeuvres audacieuses des dernières années, l'ait traité de sauvage. Et cependant on se tromperait fort et mon portrait serait | |
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peu complet, si l'on se représentait van Rijn comme un vieillard atrabilaire, qui se replle dans une contemplation hostile. Si je n'ai pas ménagé les ombres, cette vie si bien remplle n'a pourtant pas trouvé qu'indiflférence et injustice. J'ai démontré comment dans sa vieillesse il avait un home, des amis dévoués, des disciples encore et que l'art ne discontinua pas de charmer son esprit. Un dernier trait doit être ajouté: la force d'esprit extraordinaire, qui après tous les orages, après tant de travaux, ne lni a jamais failli. Dans son oeuvre, aucune défaillance n'accuse la lassitude ou la vieillesse. Au contraire l'imagination est toujours active et créatrice, la main toujours sûre et prête à rendre les inspirations hardies de son génie. C'est ainsi qu'il resta debout, le pinceau à la main, pendant plus de quarante années. Tel il se présente dans ses derniers portraits. On n'y voit plus les costumes bizarres et somptueux, ni la crinière de lion, ni la moustache altière. Une petite moustache grise couvre en partle la lèvre supérieure. Sous le bonnet de velours ou le mouchoir enroulé autour de la tête, frisent quelques touffes de cheveux blancs. Le visage est encore fort et plein; la bouche se dessine avec la même force, les traits gravés autour d'elle et autour des yeux ne dessinent pas d'humeur ni de faiblesse, elles sont les hiéroglyphes d'une vle passée dans les travaux de la pensée et de l'imagination. Les yeux ne sont plus si perçants ni si comprimés, ils sont clairs et fermes. Le front est couvert de rides sinueuses, comme la plage d'où s'est retirée la mer en tempête, mais la tête, qui jamais n'a su plier, est restée ferme et relevée. |
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