Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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XXXII.
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appelé à Amsterdam par la renommée, avait déjà fait le Siméon, la Susanne, la leçon d'anatomie et quantité de portraits. Il eût été naturel que Rubens, qui visita quelques ateliers, eût au moins remarqué ce talent naissant, comme il ètait arrivé à Durer à l'égard du jeune Lucas van Leyden. Dans l'inventaire des tableaux de diverses écoles, laissés par Rubens, dans ses lettres, le nom de van Rijn ne se trouve pas. L'inventaire de Rembrandt mentionne plusieurs estampes d'après Rubens, même en épreuves de choix, avant la lettre. Sandrart à fait mieux. Il nous a conservé une notice détaillée sur le maître hollandais. Après un long séjour en Italie, et retrouvant l'Allemagne en proie à la famine, la peste et la guerre, il se fixa avec son ménage à Amsterdam vers 1637 à 1638. Homme instruit et homme de talent, Sandrart fut bientôt lié avec tout ce que la capitale offrait d'artistes et d'écrivains. L'IJ et les Naïades de l'Amstel
Le saluaient comme une illustration pour leur ville,Ga naar voetnoot1
ainsi Vondel chanta son arrivée. Il connut et fit les portraits de Bikker, Hooft, du docteur S. Coster, de Vossius, de Vondel, du professeur van Baerle, qui l'honora de vers latins, lui et ses oeuvres. Vondel célébra par des pièces de poésie plusieurs de ses tableaux. Après la visite de Marie de Médicis en 1638, il peignit pour le Doelen, la compagnie de van Swieten entourant le buste de la reynemère. Lorsqu'après un séjour de plusieurs années il retourna en Bavière, il fut beaucoup regretté et Vondel exprima ainsi ses plaintes: | |
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Ma Muse est triste et maudit ton départ;
Hélas, qui donc sépare la belle poésie
Et la peinture, ces deux soeurs?
La main de fer du Duc s'est emparée d'Apelles;
Va Sandrart, va, qu'un ange t' accompagne
Et te conduise sauf au palais de MunichGa naar voetnoot1
Sandrart, vivant dans le monde des arts et des lettres, d'environ 1637 à 1642Ga naar voetnoot2, a donc bien connu Rembrandt, et sa notice sur lui est une façon de le connaître si intéressante qu'il faut la reproduire ici en entier:
‘Il est étonnant que léminent Rembrand van Rijn, quoique né à la campagne et d'un père qui était meunier, fut néanmoins élevé par la nature à une telle excellence dans l'art, que, par un zèle assidu et une inclination (sic) innée il parvint à une telle hauteur. Il fit son apprentissage à Amsterdam chez le célèbre Lassman et par son talent naturel, son zèle infatigable et son étude assidue, il ne lui manqua rien que de | |
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n'avoir pas fréquenté l'Italie et autres lieux, où l'on apprend à connaître les antiques et la théorie de l'art; surtout parcequ'il ne savait lire que tout simplement le hollandais et ne pouvait par conséquent s'aider que très peu des livres. Par cette raison il resta toujours dans sa coutume une fois prise, et n'eut aucun scrupule de combattre nos règles d'art, comme l'anatomie et la proportion des membres humains, la perspective et l'utilité des statues antiques, le dessin de Raphael et ses oeuvres ingénieuses, et aussi les académies si nécessaires à notre profession; il ne craignit pas de s'y opposer, prétendant qu'on devait se soumettre à la seule nature et non à d'autres règles; c'est ainsi que, selon l'exigence d'une oeuvre, il approuva la lumière ou l'ombre et les contours des choses, même si cela était en contradiction avec l'horizon, dès que son idée en était satisfaite et que c'était favorable à son sujet. Ainsi, les contours précis devant se trouver correctement à leur place, pour éviter cette difficulté, il les remplissait d'ombres noires et se contentait seulement de l'accord et de l'harmonie générale, en quoi il excella. Il ne savait pas seulement rendre à merveille la simplicité de la nature, mais aussi l'orner par des effets naturels, par le coloris et un relief vigoureux, surtout dans des figures à mi-corps ou de vieilles têtes, ou même dans de petits tableaux, des costumes pittoresques et autres curiosités. (Artigkeiten). Avec cela il a aussi gravé à l'eau-forte sur cuivre plusieurs et diverses choses, qu'il imprima lui-même et qui montrent bien qu'il fut un homme très zélé et infatigable; de sorte que la fortune lui a donné beaucoup d'argent et que sa maison à Amsterdam était remplie d'élèves innombrables de bonne maison, dont chacun lui paya annuellement jusqu'à 100 florins, sans compter le parti qu'il tira des oeuvres peintes et gravées par eux, ce qui revient à une somme de 2 mille à 2500 florins, outre ce qu'il amassa encore par son propre travail. Il est certain que, s'il avait su s'arranger avec les gens et conduire ses affaires avec raison, il aurait agrandi considérablement sa richesse; car, quoiqu'il ne fût pas un dissipateur, néanmoins il n'a pas su du tout garder sa condition et ne fre- | |
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quenta que des personnes de la bourgeoisie, ce qui a influencé aussi son travailGa naar voetnoot1. Disons à sa louange qu'il a su rompre les couleurs d'une façon très ingénieuse et artistique, repeindre son panneau avec ces couleurs, représenter la simplicité vraie et vivante de la nature, toute l'harmonie de la vie, ouvrant ainsi les yeux de ceux, qui d'ordinaire sont plus peintres qu'artistes-peintres (mehr Färber als Mahler), en ce qu'ils posent les couleurs l'une à côté de l'autre, crûment et d'une façon criarde, de sorte qu'elles n'ont plus aucun rapport avec la nature, mais ressemblent aux paquets de couleurs dans les tiroirs de boutique ou aux toiles qui viennent du teinturier. En outre il fut aussi grand amateur de toutes sortes d'objets d'art, tableaux, dessins, gravures et toute espèce de curiosités singulières, dont il possédait une grande quantité. C'était un vrai curieux (curios) sur ce point; ce dont il fut aussi estimé et loué grandement par beaucoup de personnes. Dans ses oeuvres, notre peintre laissait voir peu de lumière, exepté à la place principale de son intention (seines intents), oú il assembla d'une manière ingénieuse la lumière et les ombres, avec une bonne entente des reflets, de manière que l'ombre fût pénétrée par la lumière avec beaucoup de jugement; son coloris était tout à fait brûlant (glühend) et en tout il avait un grand esprit. Dans la représentation de personnes âgées, de leur peau et de leur chevelure, il appliqua beaucoup de peine, de patience et de savoir, de façon | |
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qu'elles avaient une grande réalité. Cependant il a peint peu de sujets tirés de la poésie antique, allégories (alludien) ou histoires curieuses, mais ordinairement des choses simples, qui n'exigaient pas beaucoup de réflexion et qui lui semblaient agréables et pittoresques, schilderachtige [sic] comme disent les Hollandais, mais qui néanmoins étaient pleines de traits piquants empruntés à la nature. Il est mort à Amsterdam et a laissé un fils qui a également, à ce qu'on dit, bien su son art’. Dans un autre endroit de son livre, Sandrart, parlant de la nécessité de ne pas employer des couleurs entières, mais de les rompre et de les mélanger, dit que ce sont surtout les Hollandais qui ont poussé cet art au plus haut degré, ‘c'est-à-dire comment il faut mêler et rompre les couleurs et leur ôter leur crudezza (sic). Il loue les peintres hollandais dans la dégradation des teintes par rapport à la perspective, ce que les Hollandais nomment, dit-il, houding. Il ajoute: ‘En ce point nous pouvons beaucoup apprendre de notre admirable Bamboccio et autres, surtout du laborieux (sic) et ingénieux Rembrandt, qui a fait des merveilles et observé la véritable harmonie.’ Le second volume du grand ouvrage de Sandrart, l'Académie teutonique, porte la date 1675, et la mort de Rembrandt y est mentionnée. Les pages sur ce peintre sont donc écrites après ce décès. Cependant il est évident que Sandrart n'a pas connu ses grandes oeuvres postèrieures à 1640 et qu'il n'a pas connu Rembrandt tout entier. Sans cela il n'aurait pas dit qu'il ne fit que des choses bien simples, exigeant peu de réflexion et rarement des sujets empruntés à la poèsie ou à l'histoire. Le jugement de Sandrart n'est donc pas complet, mais il est intéressant en maint endroit. Nous aurons à relever plus tard certaines | |
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de ses expressions, pour le moment nous le laissons sans réplique. En passant nous ne pouvons cependant nous empêcher de sourire à des mots comme ceux à l'egard du refus de Rembrandt, de s'assujettir aux ‘règles’, aux ‘antiques’, aux ‘académies’, aux ‘théories’. Quoiqu'il eût un oeil favorable pour les qualités de la peinture hollandaise, et ce qu'il nomme ‘leur nouvelle manière de peindre’, qu'il ne tarit pas en éloges sur Pieter de Laer, le Bamboche, Sandrart était académicien et trop imbu de ‘théories’ pour que l'indépendance de Rembrandt ne l'eût pas choqué. Lorque Sandrart reproche à Rembrandt de ne lire que le hollandais et de ne pouvoir s'instruire ainsi par les livres, il faut que nous entendions un autre témoin contemporain, Philip AngelGa naar voetnoot1, qui fut peintre et peut-être aussi marchand de tableaux à Haarlem et à Leiden, et dont on a une eau-forte datée 1637, dans le genre Rembrandt. Dans son Éloge de la peinture il parle des connaissances historiques si nécessaires aux peintres et critique les fautes qu'ils commettent souvent; ‘on doit’, dit-il, ‘consulter et étudier attentivement les vieux livres pour connaître l'histoire; c'est ainsi que firent les anciens et parmi les modernes le ‘très fameux Rembrant.’ Nous avons déjà vu le curieux passage de ce petit livre concernant le tableau de Rembrandt, la noce de Samson, où Angel loue le peintre pour ses études historiques et la profondeur de sa pensée, pour l'observation des coutumes, la variété des caractères, la vie des personnages. Je pense qu'aujourd'hui Ph. Angel aura facilement raison sur Sandrart. | |
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Samuel van Hoogstraten n'était pas aussi dogmatique que Sandrart. ‘Si tu veux profiter de Rome’, disait il à son frère, ‘vas-y l'esprit mûri par l'art. Apprends d'abord à suivre la nature. Dans ta patrie même tu trouveras tant de beautés que ta vie sera trop courte pour les comprendre et les reproduire. Il est vrai, l'Italie est riche en superbes statues, mais à quoi cela te servira-t-il, si tu ne peux pas même rendre la nature ordinaire? Même en suivant les antiques on est souvent tombé dans l'hérésie.’ Voilà des idées qui certes ne seraient pas désavouées par son maître. Aussi Hoogstraten apprécie-t-il l'art de Rembrandt. Il reconnaît comme un des mérites de Rembrandt, ‘d'avoir été toujours attentif aux affections de l'âme’; ‘Rembrandt, dit-il, a souvent bien compris la composition; il appliqua toute son étude au coloris et au modelé de la chair.’ Parlant du jour, de l'arrangement des ombres, de l'harmonie qui fait fondre les transitions des clairs et des ombres, il dit: ‘Rembrandt a poussé cet art au plus haut degré et était passé maître dans l'art de marier des couleurs harmonieuses.’ ‘Il est étonnant, dit-il, comme il a su rendre les lumières reflétées; on dirait que la science des jours à reflets était son véritable élément; cependant on eût pu désirer qu'il eût un peu mieux connu les règles théoriques de cet art (voilà le théoricien qui perce), car qui ne s'appuie que sur son coup-d'oeil et sa soi-disant expérience, commet souvent des erreurs qui provoquent la dérision des rapins, sans parler des maîtres.’ Ailleurs il exhorte les élèves à ne pas reproduire dans leurs études du nu, ‘des jambes ou mollets ou des corps défigurés par les jarretières et les robes serrées ainsi qu'on observe souvent chez les femmes.’ Le même reproche fut adressé à Rembrandt par Pels. Nous trouvons chez lui encore quelques autres observa- | |
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tions critiques sur des oeuvres de Rembrandt. ‘Si nous élevons trop la lumière’, dit-il, ‘nous serons insuffisants en bas; comme il arrive à ceux qui dans un effet de nuit ou de chandelle, mettent au premier plan un flambeau ou une chandelle et qui deviennent alors impuissants à donner assez de clarté au reste. Rembrant a rendu aussi bien que possible l'effet de la chandelle dans quelques estampes foncées, mais si on y couvre ces lumières, le reste est noir. Nous sommes habitués, si l'on nous fait voir quelque chose à la lumière, de la couvrir de la main, pour mieux discerner le reste.’ Nous avons entendu son jugement sur la sortie de la compagnie de Banning Cock. Tout en se plaignant du défaut de la lumière, il y admire cependant ‘la composition, la pensée pittoresque, l'agencement élégant et la vigueur.’ Rappelons encore ici sa critique mal placée sur les deux chiens dans la prédication de St. Jean, et le mot de ‘esprit étroit du maître’, qui malheureusement lui est tombé de la plume. Hoogstraten à su apprécier quelques qualités de son maître, il est loin d'approfondir son génie. Lui aussi trouve que Rembrandt a trop peu de théorie et s'offense de ses libertés, ne voyant pas que les défauts de son maître étaient ceux d'un Shakspeare et d'un Michel-Ange. Dans les oeuvres des poètes de ce temps, nous rencontrons à profusion des vers ou de petites pièces de poésie, servant tantôt à célébrer ou à paraphraser quelque oeuvre d'art, tantôt à illustrer quelque portrait. Ainsi surtout chez JanVos et chez Vondel, on trouve des douzaines de semblables poésies, en l'honneur de presque tous les artistes contemporains, plus ou moins en renom. Sans qu'il occupe une première place dans ces éloges, Rembrandt y est cependant aussi nommé. Jan Vos a fait sur le portrait | |
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de Coppenol, par Rembrandt; des vers, où le peintre n'est point désigné; une autre fois, lors de la fête de St. Luc en 1654, nous l'avons entendu citer en premier lieu le nom de Rembrandt; la troisième fois que son nom se trouve sous sa plume, ce fut dans une pièce de poésie en l'honneur de quelques tableaux de la collection du sieur J.J. Hinloopen, échevin à Amsterdam. Là se trouvait le tableau de Rembrandt, Aman chez Esther et Assuérus. Ces vers cependant ne contiennent que quelques pensées sur le sujet et rien sur l'auteur. Ce qu'on trouve chez Vondel en l'honneur de Rembrandt est moins encore que ce qui précède. Il a les plus grands èloges pour Lastman, qu'il nomme l'Apelles de son siècle et qu'il compare à Rubens; pour Sandrart, pour Flinck, Lievens, Rubens, Quellinus, Ph. Koninck et tant d'autres, et sa superbe tragédie Joseph à Dothan, est inspirée par un tableau de Pinas, mais sa langue, ordinairement si fleurie et si prodigue en termes flatteurs, est terne à l'égard de Rembrandt. Voici le beau portrait du ministre Anslo, et Vondel fait les vers suivants: O Rembrant! peins nous la voix de Cornelis;
La partie visible de cet homme n'est pas la plus remarquable,
L'invisible nous ne la connaissons que par les oreilles;
Qui veut voir Anslo doit l'entendre.Ga naar voetnoot1
Si c'est un compliment pour le prédicateur, à l'égard du peintre c'est une pauvre idée que de lui demander de peindre sa voix! Et encore si Vondel avait eu quelque | |
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sentiment de la peinture, il aurait même pu observer comment ce peintre, sans pouvoir peindre des voix, savait exprimer à merveille la partie invisible, c'est-à-dire l'âme, les pensées d'un personnage. Une autre fois, il s'agit du charmant portrait de la mére de Six. Quoique le nom du peintre n'y soit pas exprimé, je ne doute pas que ce quatrain et le suivant ne se rapportent aux deux portraits qu'on admire chez M. Six: C'est ici qu'Anna paraît vivante,
Elle, qui donna le jour à Six. etc.
Vondel ne nomme pas même l'auteur de cette belle oeuvre. Quant au magnifique portrait de Six, voici ce qu'il en dit: Tel on nous peint Jean Six, dans la fleur de son âge,
.................
Or la couleur s'en va, la vertu reste.
Ainsi l'on peint! On! En vérité, il n'en est que peu qui peignent ainsi! Si jamais nom de peintre eût dû être célébré en grandes lettres, cela aurait été pour ce chef-d'oeuvre. Et le poète ne sait en dire que: ‘la couleur s'en va, la vertu reste.’ C'est le contraire qui est arrivé. Le poète, que je révère d'ailleurs, est bien malheureux ici dans ses compliments équivoques. Voilà tout ce que Vondel sait dire sur van Rijn! Quel dommage que ces deux esprits ne se soient pas rencontrés et aimés. Imaginez Rembrandt illustrant les tragédies de Vondel, le Joseph, le Gysbrecht, le Lucifer, de la même pointe qui traça de si profondes images. C'étaient des sujets plus dignes de lui que la tragédie de Six, l'Éloge de la navigation de Herckmans et la Piedra gloriosa de Menasseh. | |
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Je n'ai trouvé nulle trace de relations personnelles entre les deux plus grands artistes dont s'honora cette belle période de notre histoire. Dans l'oeuvre de Rembrandt, non plus aucun portrait de VondelGa naar voetnoot1. Qui sait si, le peintre lui ayant rendu cet hommage, peut-être le vieux Joost n'eût eu un peu plus de chaleur à son égard? Asselijn disait aux peintres, à la fête de St. Luc, à propos de Vondel Si votre pinceau le fait vivre sur la toile,
Vous retrouvez vos éloges dans son livreGa naar voetnoot2
Vondel était présent alors et je ne pense pas que Asselijn ait eu une intention malicieuse dans ces vers; mais pour nous ils contiennent une pointe assez piquante. En effet, Lievens et Ph. Koninck et Sandrart, Flinck et Quellinus, en retour de leurs portraits du poète, se sont vus admettre dans le Walhalla de ses Éloges. Ce qui est encore étrange, c'est qu'ils avaient des amis communs et que cela ne les ait pas rapprochés. Vondel a connu Lastman, il est intime avec Lievens, Koninck, Flinck, Six. Ainsi l'occasion ne faisant pas défaut, il faut une raison positive d'éloignement. On ignore s'il y en eut de personnelle. Mais j'en ai trouvé une autre dans le fait que Vondel ne se connaissait aucunement en peinture. Dans aucun des vers en l'honneur d'artistes, il ne révèle un sentiment artistique du sujet; toutes ne sont que paraphrases et jeux d'esprit ou éloges sur les personnages représentés. La plus haute idée qu'il se forme de la peinture, c'est de ‘surpasser la nature’, de la faire | |
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‘pâlir’, de lui ‘ravir la couronne’, il ne comprend donc que le trompe-l'oeil. Il ne savait pas dessiner lui-même, ainsi que j'en ai vu une preuve curieuse sur un manuscrit de sa tragédie Les fréres, où il a tenté de figurer un chandelier et une arche. De là le sujet lui est tout et il juge en littérateur, non en artiste. Pour lui la manière claire et délicate avait bien plus de charmes; la touche merveilleuse, les hardiesses de la brosse, la profondeur, et tout ce qui constitue le véritable élément artistique surpassait son savoir. Enfin son esprit était discipliné; même avec son talent extraordinaire il ne lui serait jamais venu à l'idée de s'écarter de la forme, alors réputée classique. Il a un profond respect pour Apollon et les Muses; ‘sans cela, dit-il, l'esprit, quelque grand qu'il soit, erre comme un cheval sans frein.’ Il ne démentit pas non plus son origine et conserva un faible pour les Flamands. Aussi Rubens est pour lui le premier peintre, ‘la gloire des pinceaux de notre siècle’, comme il dit en 1639 dans la dédicace de sa tragédie Les fréres, dans laquelle il décrit avec complaisance le tableau ‘sublime et royal’, où ce peintre représenta le roi David faisant mettre à mort les descendants de Saül. Vondel aimait les formes traditionnelles. Dans un âge avancé, il passa au catholicisme. Il dut avoir plus de sympathie pour l'art traditionnel que pour celui de Rembrandt, dont les idées étaient trop indépendantes. Voilà comment Vondel resta complètement étranger aux oeuvres de son génial compatriote. Mais il y a plus. Je crois apercevoir même quelques traces de mauvaise humeur contre lui. Flinck, voilà un homme pour Vondel; homme de talent, mais d'un esprit réglé et qui respecta certaines bornes. Lorsque Flinck se remaria en 1656, Vondel chanta ses secondes noces et trouva moyen se décocher le trait suivant: | |
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Qui sait donner dans la peinture
A chaque objet sa forme et sa valeur,
Garde le mieux les règles de son art,
Ni veut changer les lois de la nature.
C'est Flinck dont la clarté nous sert d'avis,
Suivant la vie et la réalité.
L'allusion ne peut laisser aucun doute, surtout si on le rapproche d'un autre poème, en l'honneur d'un tableau de Philip Koninck, représentant une Vénus dormante: Parlant de la relation des clairs et des ombres, il ajoute: Mais la peinture aussi a ses fils des ténèbres,
Comme un hibou aimant la nuit.
Qui suit le vrai, n'admet pas des ombres factices,
Ni des fantômes et du noir.
Tel Koninck peint la vie et la nature claire.
Ici l'allusion est plus vive encore. Mais ce n'est pas seulement Vondel qui ne comprit rien aux oeuvres de Rembrandt. L'école entière, toute la compagnie du château de Muiden, Hooft, Baek, van Baerle, Plemp, Reael et tant d'autres n'ont laissé de traces qu'ils aient compris le peintre. Tout cela est significatif. C'était d'ailleurs dans le goût du temps. Tous ces beaux esprits tendent constamment à certaine tournure dans la forme, à certain maniérisme qui ne permet pas de dire les choses simplement et bonnement, et bien que classiques au point de réciter une ode d'Horace sur la torture, ils oublient la sobriété, le naturel des vrais classiques. L'art de Rembrandt était dans ses allures fières, ses vues indépendantes, en contradiction trop marquée avec les tendances littéraires de cette époque. Son audace à puiser les règles de son art dans son propre génie leur a brouillé à tous le jugement. Voici un poète de troisième ordre, le fondateur du collège poétique Nil volentibus arduum, d'où sortirent tant de pauvres imi- | |
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tations de la scène française, Andries Pels, qui en dépit de son talent, étrangla sa propre muse avec les freins académiques. Dans un poème de l'Usage et l'Abus du théâtre (1681), nous trouvons les vers suivants, qui sont d'un intérêt piquant pour notre sujet: Vous vous trompez fort, vous qui voulez quitter les voies tracées,
Qui voulez, en désespérés, choisir un chemin plus périlleux,
Et, contents de louanges passagères, faire comme
Le grand Rembrand, qui, voyant qu'il ne put égaler
Le Titien, van Dyck, ni Michel-Ange,
Aima mieux s'égarer d'une manière éclatante
Pour être le premier hérétique dans Part,
Et pour perdre dans ses filets plus d'un novice,
Plutôt que de se fortifier en suivant ceux qui ont plus d'expérience,
Et de soumettre son pinceau célèbre au règles.
Lui qui, bien qu'il ne le cédât à aucun de ces maîtres
Dans l'ensemble, ni dans la force du coloris,
Lorsqu'il devait peindre une femme nue
Ne choisit pas pour modéle une Vénus grecque,
Mais une blanchisseuse ou une grosse ouvrière dans une grange;
Nommant sa, faute, ‘imitation de la nature,’
Et tenant le reste pour vains ornements. Oui! des seins flasques,
Des mains défaites, voir même les plis du corsage
Autour des reins et ceux des jarretières sur la jambe,
Il copia tout, afin que la nature fût satisfaite;
C'est-à-dire sa nature, qui ne se soucia des régles,
Ni de raison, et qui n'admit
Aucune proportion dans les membres humains;
Qui n'observa pas la perspective, ni la distance,
Et ne prit ses mesures qu'à l'oeil et sans le secours de l'art.
Qui par toute la ville, sur les ponts et aux coins des rues,
Sur le Marché Nouveau et celui du Nord fureta avec diligence
Des cuirasses, des morions, des poignards javanais, des fourrures,
Et des collerettes passées de mode, qu'il trouvait pittoresques;
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Oripeaux dont il affubla le Romain Scipion,
Ou la noble figure de Cyrus.
Et cependant, quoiqu'il fit son profit
De ce qui des quatre parties du monde vint ici,
Il fat insuffisant dans la distinction des parures,
Et dans l'art de costumer ses figures.
Quel dommage pour l'art, qu'une main aussi habile
Ne se soit pas mieux servie de ses talents naturels!
Qui l'aurait surpassé dans la peinture?
Mais hélas! Plus l'espri est élevé, plus il se perdra,
S'il ne se tient aux règles, à un terrain sûr et fixe,
Mais s'il prétend tout savoir de soi même!
On voit qu'ils sont tous d'accord que Rembrandt est un grand hérétique, doué de talent il est vrai et jouissant de quelque renommée, mais un homme qui osait avoir des règles à lui et qui surtout ne se souciait ni des antiques, ni de Raphael, ni des académies. Il y avait cependant parmi ces littérateurs un homme, appartenant à l'école de Vondel, qui avait des opinions plus justes sur le peintre, - Jeremias de Decker. J'ai déjà mentionné son joli sonnet sur le Christ en Jardinier, peint par celui qu'il nomme son ami. Voici un poème qu'il lui adressa lorsqu'il eut peint son portrait: Je n'ai pas la prétention d'Alexandre,
Mais je suis bien flatté de me voir représenter
Par l'Apelle de notre temps,
Et cela non pour le gain
Mais seulement par amitié
Et par amour pour les Muses.
Oh! que je désirerais maintenant te récompenser
Par mon art, et que ne puis-je
Te tracer sur le papier d'une main aussi magistrale
Que celle qui me figura sur le bois.
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Cela ne retracerait pas tes traits, seigneur Rembrandt,
Mais ton esprit cultivé
Et ton art ingénieux, que je voudrais montrer
A tous les yeux, en dépit de l'envie,
Cette bête infâme!
Mais ajouter par mes rimes quelque gloire
A ton nom célèbre,
Ce serait porter de l'eau à la mer
Et du sable à la plage!
Ainsi qu'un vin excellent n'a pas besoin de couronne,
Ton pinceau exquis n'a pas besoin de flatteries.
Ce pinceau vaillant n'a pas à demander de louanges à personne,
Il est célèbre par lui-même,
Et il a porté la gloire du maître
Aussi loin que voguent les vaisseaux de la libre Hollande.
Sa gloire, volant par dessus les Alpes
Jusque dans Rome,
Fait s'extasier même l'Italie,
Et peut se tenir à côté de Raphael et d'Angelo.
Ma plume ne saurait donc, van Rijn,
Ajouter rien à ta renommée
Et je ne puis t'offrir
Que l'assurance que je me sens par ton art
Obligé à l'infini.
Il est ici quelques mots qui acquièrent plus d'importance par les jugements précédents. Ce n'est pas sans intention que Decker veut ‘à tous les yeux montrer l'esprit cultivé’, le ‘talent ingénieux’ de Rembrandt ‘en dépit de l'envie’, et c'est dans cette même intention qu'il dit que son pinceau peut aller de pair avec Raphael et les Italiens.
Rembrandt n'a pas joui de grandes distinctions publiques et officielles. La légende qui brode, mais sur une trame de vérité, n'a pas raconté de lui qu'un empereur eût ra- | |
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massé ses pinceaux. Les régents d'Amsterdam paraissent l'avoir peu remarqué. Quand la ville reçut la visite de Marie de Médicis, de Marie d'Angleterre, de princes et d'électeurs, van Rijn fut laissé de côté. Alors les quatre bourgmestres, assis à leur table et recevant le message de l'arrivée de la reyne-mère, se font pourtraire par Théodoor de Keyser; alors Moyaert peint les grandes décorations allégoriques et Honthorst et Sandrart les portraits de Marie, et Nolpe avec Martsen de Jonge, Savry et de Vlieger composent les illustrations de la description des fêtes par Barlaeus. Quand on fête la paix de Westphalie, van der Helst et Flinck font les grandes toiles commémoratives. Lorsqu'on décore le nouvel hôtel de ville, ‘la huitième merveille du monde’, ce sont Lievens, Bol, Backer, Flinck qui ont l'honneur d'associer leurs noms au chef-d'oeuvre de Jacob van Campen et d'Artus Quellinus. Ceux qui choisissent van Rijn ce sont les chirurgiens, les syndics de la halle aux draps, corporations particulières et les arquebusiers de Banning Cock.
Enfin les artistes. Dès que van Rijn apparut il fut fort remarqué, bientôt suivi et admiré. Les commandes affluèrent, les élèves le cherchèrent. ‘Il fut un temps, dit Houbraken, où la manière de van Rijn fut généralement louée, de sorte que si l'on voulait plaire, tout devait suivre ses traces. Mais Flinck a eu depuis beaucoup de peine et d'étude pour se défaire de cette manière, puisque déjà avant la mort de Rembrandt les yeux étaient ouverts, surtout à la suite des tableaux italiens que les véritables connaisseurs importaient, et lorsque la manière claire de peindre reprenait son empire. L'art de Rembrandt eut le succès de ce qui est nouveau; c'était une mode; sous peine de ne pas vendre | |
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leurs ouvrages, les artistes durent s'habituer à sa manière de peindre, même quand leur propre manière était de beaucoup meilleure’Ga naar voetnoot1. C'est l'explication de Houbraken et elle a sa part de vérité. Mais il oublie la véritable raison, il ignore que c'est la supériorité de Rembrandt qui les dominait tous, même invitos. Non seulement les élèves qu'il avait formés devenaient des artistes renommés - Lievens, Flinck, Bol, Eeckhout, Bakker, Hoogstraten - et faisaient ainsi la propagande de ses idées; mais en dehors même de ses amis et sectateurs son influence fut immense. Benjamin Cuyp, Metsu, Verbeek, Breenberg, Vereist, sont encore visiblement inspirés par lui. Il n'est jusqu'à des maîtres accomplis, tels qu'Albert Cuyp, Aldert van Everdingen, Aart van der Neer, Jacob van Ruysdael, Adriaan van Ostade et Philip Wouwerman, qui à leurs heures montrent la profonde impression que le sentiment artistique de van Rijn exerça sur ses contemporains. Son exemple encore les engagea tous à traduire leurs vives émotions par l'eau-forte. Mais peu à peu il se fit une réaction. Elle venait du dehors, par l'influence du goût italien. Dès le milieu du 16me siècle, les pélerinages vers la terre sacrée des arts n'avaient pas cessé et tout artiste n'avait pas de rêve plus cher que l'Italie, l'Italie! Entre 1640 et 1650 une nouvelle génération d'artistes revenait de ces contrées: J. Both, Berchem, Asselijn, Dujardin, van Campen, etc. et les jeunes ne cessaient d'y aller. Avec eux les idées, le goût italien s'implantaient chez nous de nouveau. Ces artistes apportaient des cartons pleins d'études d'après les vues de Rome, les statues et les tableaux italiens; les marchands importaient ces tableaux mêmes. Gérard Uilenburg, le cousin de Rembrandt, avait une galerie | |
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de tableaux italiens à vendre. Les toiles des grands maîtres italiens commençaient à orner tous les cabinets d'amateurs. Flinck en avait, avec des statues, des moulages d'après les antiques; Jan Six, plus tard Pieter et Willem Six, Hinloopen et d'autres en avaient. Berchem, Ostade etc. possédaient des collections de dessins des maîtres italiens. Ce que la Hollande contenait alors de tableaux et de dessins italiens est incroyable. En architecture, l'influence de Palladio, Serlio, Scamozzi se fit toujours sentir. Dans la littérature c'était la même chose. Les poètes italiens furent traduits et imités. Ce goût pour l'Italie alla de pair avec celui pour l'antiquité. Dès la renaissance du 16me siècle, l'antiquité n'avait cessé d'être la source où allait se retremper tout ce qui chez nous aimait la culture de l'esprit. Cela durait depuis plus d'un siècle déjà; le 17me siècle continua ce qu'avait fait le 16me. L'étude de l'histoire, des lettres, de la mythologie, de l'art antiques faisait des progrès incessants et popularisa les résultats de ses recherches. Des pierres gravées, des médailles, des reliefs, des moulages d'après les statues célèbres, furent partout connus. Toutes ces études de l'antiquité et de la renaissance italienne ont élargi et cultivé le goût, et si je me suis permis quelquefois à l'égard d'elles une expression satirique, il ne faut pas qu'on s'y méprenne. Je ne m'en suis pris qu'à un usage mal à propos et souvent fait sans discernement, et à ceux qui invoquaient à tort et à travers les antiques mal compris et les Italiens même de la décadence contre la peinture de RembrandtGa naar voetnoot1. | |
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Observons encore un autre événement. Après un temps de création vigoureuse, on peut souvent remarquer un temps de réflexion; alors l'observation et la critique se redressent. Dans la littérature, les Pels et les Tengnagel viennent après les Vondel. Ce temps était venu aussi pour l'art dans la seconde moitié de la vie de Rembrandt. On a vu dans le livre de Hoogstraten comment on en était alors aux théories, aux spéculations sur l'art; les jeunes élèves posaient des questions et tenaient des débats. Rembrandt lui-même discute avec eux sur des questions d'art. On n'a jamais entendu cela de Lievens, de Bol, de Flinck. C'est une autre génération qui apporta d'autres idées. Un esprit littéraire et scientifique se fit jour dans les jeunes artistes. Verdoel, Dullaert, Hoogstraten, Angel maniaient la plume et le pinceau. On lisait Sandrart, Durer, Vignola, Serlio, Danckerts, Cesar Ripa. Angel connaissait les écrits italiens de Léon Baptiste AlbertiGa naar voetnoot1. On discuta sur les antiques, sur le style, sur les théories, sur les manières claire et brune; les camps se partagèrent, surtout sur ce dernier sujet. Flinck quitta le camp de Rembrandt, Bol modifia son style, Van Dijck avait de nombreux partisans. Jan de Baen, quittant vers 1651 l'atelier de Backer, hésita sur le parti à prendre; comme Hercule il devait choisir entre van Dijck et Rembrandt; ‘il choisit le premier, parce que sa manière était plus durable.’Ga naar voetnoot2 Voilà les idées nouvelles dont l'influence prit essor après la seconde moitié du siècle et trouva un écho dans la jeune Hollande. Sans aucun doute ce mouvement était excellent, seulement sa force créatrice n'alla pas de pair | |
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avec ses connaissances, et son opposition à la liberté de la peinture hollandaise portait à faux. C'est dans ces temps que la sortie des arquebusiers, peinture déjà si hardie, avait été suivie par les oeuvres de 1650 à 1656, le Jacob, le St. Jean, le Six, les Syndics etc. On aimait alors la peinture délicate et comme on disait ‘noble’, une touche fondue et brillante; on exigea du ‘style.’ Et Rembrandt, à mesure que le flot s'avança, entraîné par son génie, donnait des coups de brosse et de hampe toujours plus hardis. Un sourire peut avoir plié sa bouche à l'idée de la consternation des Pels, quand il brossa les Syndics ou la fiancée du musée v.d. Hoop, ou la famille de Brunswick. Mais il n'a pas exagéré par contrecoup. Au contraire, dans toutes circonstances il fut maître; sa grande force c'était la liberté et avec son imagination toujours audacieuse, ses allures toujours plus hardies il s'est élevé dans sa conception de la nature jusqu'aux phases les plus hautes du beau et du sublime. Mais toujours il tient encore les rênes des coursiers fougueux. Il n'y a pas lieu de s'étonner que chacun n'eût pu le suivre sur ces hauteurs. Rembrandt était un homme taillé d'un seul bloc; il avait les aspérités du génie. C'était un esprit original et indépendant; il n'avait pas visité l'Italie, il avait sa théorie, sa longue pratique à lui. Mais on le comprenait mal. On pensait qu'il était l'opposition incarnée des nouvelles idées. Cela n'était vrai qu'à moitié. En vérité il les partageait en bonne partie, seulement il était encore plus radical que ces novateurs. Il n'était pas contre ces idées, il était au-dessus. Lui, ennemi de la science de l'art, de la théorie? Et nous avons vu quels discours se tenaient dans son atelier avec le maître lui-même; il possédait des col- | |
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lections sans exemple. Lui, exclusif? Et il consultait l'art de toutes périodes, dont il connaissait et achetait les produits à des prix fous; il avait des livres d'architecture, de costumes, d'antiquités. Lui, contre les Italiens? Et il possédait leurs tableaux et leurs gravures et donna sa plus belle estampe pour une feuille de Marc Antoine, tandis que plusieurs de ses oeuvres démontrent assez comment il admirait les Italiens. Lui, ennemi des antiques? Et il possédait des moulages de la statuaire grecque et romaine, des estampes d'architecture romaine et il avait dessiné lui-même un cahier d'études d'après l'antiqueGa naar voetnoot1. Il les aimait aussi véritablement que les plus fervents, mais il avait pénétré bien plus avant dans leur sentiment. Quand des critiques incompétents le taquinaient avec leurs antiques, alors il prenait de l'humeur et disait: ‘allons donc, taisez vous’, et montrant ses oripeaux - ‘voilà mes antiques!’ Et on prenait cette boutade sarcastique à la lettre et on s'indignait d'une belle colère contre le Vandale, l'hérétique, l'ignorant! Malgré la durable sympathie de quelques esprits, le schisme entre l'art de Rembrandt et le goût du public devait nécessairement se produire. Le joli, le poli, une beauté disciplinée et ordinaire ont de tout temps été bien plus populaires que la beauté d'un ordre plus élevé, et surtout que le sublime. Une trentaine d'années après sa mort, Gérard de LairesseGa naar voetnoot2, artiste académique et théoriste, s'exprima en ces termes au sujet de Rembrandt: ‘que voulant peindre moelleux, il ne fit que du pourri; que son esprit se fixa tou- | |
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jours sur le côté bourgeois; qu'il ne fallait pas peindre dans une couleur jaune ou rousse ainsi que Rembrandt, Lievens et autres, qui mettent tant de chaleur dans les ombres, qu'elles paraissent embrasées; ni faire à la Rembrandt ou à la Lievens, de façon que les couleurs découlent de la toile comme de la boue.’ Cependant il avoue, que pour voir ‘un coloris vigoureux, on n'a pas besoin d'aller chez les Italiens, Rembrandt ne le cédant pas au Titien en cela. La peinture de Rembrandt n'est pas absolument mauvaise, dit-il, surtout parce qu'il est si naturel et si puissant. Mais l'on voit bien que son exemple n'est suivi que de quelques uns, qui, à la fin, sont tombés avec leur exemple. Cependant il s'en trouve qui assurent qu'il fût maître de tout ce que l'art peut réaliser et qu'il a surpassé les plus célèbres, dans l'imitation de la nature, la vigueur du coloris, la beauté des lumières, les charmes de l'harmonie et par ses idées sublimes et extraordinaires. Je suis d'un autre avis, quoique je ne veuille pas dissimuler qu'auparavant j'ai eu un penchant pour cette peinture; mais j'ai abjuré mon erreur et sa façon de peindre, qui n'est basée que sur de chimériques fantômes.’ Ainsi l'enseignait au commencement du 18me siècle le fameux docteur d'art! Et les laïques ne partageaient que trop ces opinions! A cette même époque, de Geest, petit-fils de Wijbrand de Geest, le beau-frère de Rembrandt, parlant de van Rijn, écrit: ‘tout véritable connaisseur peut voir comment ce peintre audacieux a fait de la peinture superbe et puissante, et cependant nous avons pu remarquer, il y a quelqne temps, comment l'ignorance a malmené ses peintures célèbres, lorsqu on vendait pour six sous un portrait de Rembrandt, ainsi que des témoins véridiques peuvent l'affirmer. Cependant peu après, la même chose fut vendue pour 11 florins et à présent on donne | |
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déjà quelques centaines de florins pour ce rude tableau. C'est de la sorte que cet homme célèbre a été traité après sa mort. Il fallait que tout fût joli et clair, afin de plaire.’ Mais déjà la renommée avait porté son nom par toute l'Europe. Campo Weyerman écrit, ‘qu'au commencement du 18me siècle plusieurs tableaux de Rembrandt furent achetés à grands prix pour la France et l'Italie et qu'un portrait de lui-même, plus puissant qu'un van Dijck et un Rubens, et qui avait orné le cabinet de Jan van Beuningen, fut acquis alors pour le grand-duc de Toscane à Florence.’
Les contemporains - voilá la conclusion - n'ont pas laissé Rembrandt se reposer sur ses lauriers; ils lui ont largement versé des deux vases qu'apporte la Renommée, l'amer et le doux. Rembrandt van Rijn vivait au milieu d'une nation qui glorifiait l'art national, quoique l'enthousiasme général pour l'art se trouvât dans la république des Provinces Unies à un autre degré de latitude qu'à Athènes, Florence ou Rome. Chaudement applaudi, aussi longtemps qu'il resta dans certaines limites, il vit l'admiration se diminuer non pas en profondeur mais en étendue, à mesure que son vol monta plus haut et devint plus audacieux. Bientôt à côté d'elle surgit la désaprobation et la méconnaissance. Mais ce ne sont que les forts qui engendrent une telle opposition. Et malgré qu'il ne tînt aucune place officielle et se fût plutôt retiré dans une neutre indépendance, la supériorité de son génie s'est soutenue pendant quarante ans. Un tel éclat balance les ombres que nous avons remarquées. |
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