Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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XXIX.
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et je n'y vois pas le moindre indice d'une galanterie plus libre. Ces mains sont peintes à merveille par touches larges comme celle de Six. Les deux têtes sont admirables de vie et d'expression. Celle de l'homme, couverte d'une toque noire et encadrée de longs cheveux bruns, contraste avec les tons frais et chauds de la femme; elle est d'une tonalité plus froide et ombrée de brun. Son costume se compose d'un habit et d'un manteau de jaune brunâtre; cette partie, ainsi que la robe de la femme, est très amplement brossée dans la pleine pâte, et la manche de l'homme est même couverte de paquets de couleurs posés au moyen du couteau à palette. A distance cela fait l'effet d'une étoffe brochée ou de brocart, et je pense que le peintre tenait cette partie pour aussi bien finie que le resteGa naar voetnoot1. Dans le fond, très largement brossé de couleurs brunes, grises, vertes très foncées, on distingue à peine un mur avec quelques feuilles, tandis que dans la percée du fond à gauche on s'imagine apercevoir dans le feuillage tantôt des fleurs, tantôt de petites figures. On se demande si ces portraits - car c'est un tableau à portraits - représentent Rembrandt et sa fiancée? Le peintre a souvent traduit sa figure et celle de sa femme d'une manière fort libre. J'en doute néanmoins. Mais la question intéresse d'autant plus, que le second tableau, intitulé Rembrandt et sa famille, représente les mêmes personnes avec trois enfants. Cette magnifique peinture, au musée de Brunswick, se compose de la même femme au visage plein et frais, avec des fossettes dans les joues, vêtue de la même robe couleur de grenade, avec un corsage nuancé de jaune. Elle est assise et tient sur ses genoux | |
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un jeune enfant portant une toque et vêtue d'une robe de ce même rouge, tirant un peu sur la fleur du pommier. La petite main droite tient une fleur et la gauche tire la chemisette de la femmeGa naar voetnoot1. Aux genoux de la dame se tiennent deux petites filles, de trois à quatre ans, l'une portant un grand plat rempli de fleurs. Dans leurs costumes on remarque les mêmes couleurs verdâtres du buste de femme à Cassel. Dans le visage de l'une se trouvent les tons de vert et de bistre qu'on observe dans le fameux buste d'homme et autres têtes des Fabritius. L'homme, portant de longs cheveux bruns et des moustaches, est debout à gauche et donne une fleur à l'une des petites filles. Avec son costume foncé il se trouve dans l'ombre; dans le fond sombre on remarque encore du feuillage. La femme et les enfants forment la partie lumineuse et sont, par le ton brillant des costumes et la vigueur des carnations, d'un éclat prodigieux. En le voyant, la magnificence d'une finale de Beethoven retentit soudain dans mon imagination. L'exécution est d'une furie et d'une sûreté en même temps qui ne cesse de nous imposer. De près, diverses parties ne présentent que des empâtements, des touches larges, tantôt plates, tantôt posées en relief; mais à distance tout se lie et se fond dans une harmonie superbe, et ce qui paraissait rude et superficiel devient profond et délicat. Les mains de la femme, par exemple, sont faites comme celle de Six, par amples touches brossées, mais à une distance convenable elles sont parfaites de dessin et de modelé. Ici l'on se répète la question: quels sont donc ces personnages? Se pourrait-il que ce soient Rembrandt et sa famille? Mais la réponse tarde à se faire. | |
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J'ai hésité à donner une date précise à ces deux peintures, mais elles me semblent ne pouvoir être rangées parmi les dernières oeuvres du maître, comme elles ne sont positivement pas d'avant 1650. Après 1660 les peintures de Rembrandt, à l'exception des syndics, ont certaine exagération dans les formes, le ton et la touche. Si on compare ces deux toiles à son portrait de 1660, et au St. Matthieu de 1661, au Louvre, on remarque dans ces derniers quelque chose de sombre, de lourd; il y manque cette fraîcheur, cet air et cette clarté, conservée même dans les plus vigoureux effets, cette finesse même dans la plus grande ampleur, qui le distinguèrent jusqu'ici. Le visage de l'homme, dans les deux tableaux que je viens d'examiner, indique de loin cette voie par ses tons froids et son ampleur. Mais les femmes et les enfants sont tellement franches, vigoureuses et précises, qu'il m'est impossible de les croire faites après 1660. D'ailleurs l'exécution nous les a fait comparer plusieurs fois au portrait de Six, de 1656. On peut comparer encore, pour le ton et la couleur, le superbe portrait d'homme, au Louvre, de 1658, la palette de Carel Fabritius jusqu'en 1654, le manteau rouge de Six, la draperie jaune de la Bethsabée de M. Lacaze de 1655, la robe jaune fortement empâtée du mage à genoux dans l'adoration de 1657. On se rappelle la prédilection pour les harmonies rouges, commençant en 1648, dans les pèlerins d'Emmaüs au Louvre, puis plus fortes dans le Jacob et les autres de 1654, dans le Six encore, pour ce ton qui s'épanouit enfin dans la robe des femmes des deux tableaux en question et s'y élève au plus beau rouge grenade, pour se faner et s'assourdir ensuite. De ces combinaisons d'idées résulte la place que j'ai assignée à ces oeuvres, entre 1657 et 1661. L'adoration des mages, à Buckingham-palace, de l'année | |
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1657, a joui, du vivant même de Rembrandt, d'une grande célébrité, qui se perpétua dans les catalogues de ventes subséquentes, où ce tableau apparaît sous le titre du ‘célèbre tableau des trois mages avec le toit aux tuiles de Woerden’, ‘superbe et vigoureux, de sa meilleure manière.’ La grande composition (4 pieds de haut sur 2) est arrangée avec tout le pittoresque auquel se prêtait le sujet sous le pinceau de Rembrandt. Le groupe principal, au coin droit, est vivement éclairé d'une lumière dorée; un des mages est agenouillé devant Marie dans une attitude et un costume qui rappellent la planche que Goltzius a gravée dans la manière de Lucas van Leyden. Derrière les mages se montre leur caravane - un chameau, un serviteur portant un grand parasol, une quantité de figures. - Tous les costumes et tous les détails sont d'une grande richesse et d'un goût de curieuse recherche. Cette peinture est fortement empâtée dans la lumière, d'un beau ton doré, profond et mûr. Nous passerons quelques compositions et portraits. Parmi ces derniers, il faudra cependant remarquer un portrait au musée de Dresde, où le peintre s'est représenté dessinant; il tient de la main gauche un encrier et soutient du bras un livre de dessin; la droite porte une plume. Rembrandt y est vêtu d'un juste-au-corps de velours noir à collet relevé et à boutons d'or, qui sur la poitrine et aux poignets laisse voir une chemise rouge. Une pelisse ouverte recouvre ce costume; un bonnet noir est posé sur la tête pleine de vie, qui vous regarde. La tête et les mains sont seules éclairées, le reste est sombre, la peinture très largeGa naar voetnoot1. Il se représenta maintenant plusieurs fois dans une | |
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un costume très simple. Plus de robes chamarrées, ni de chapeaux empanachés; un simple bonnet en velours, quelquefois un linge enroulé, couvre sa tête et laisse voir des cheveux grisonnants, la barbe est rasée, la moustache réduite, la face pleine et les chairs un peu pendantes. Le portrait au musée de Vienne, représentant le peintre vu de face et tenant ses pouces dans la ceinture qui serre la casaque, appartient à ce genre. La belle et vigoureuse gravure, Saint François en prière, est la seule estampe datée de cette année. Une peinture remarquable de 1658, est le Jésus ou Ecce Homo, au musée de Darmstadt. Mais c'est surtout le portrait d'homme au Louvre qui révèle des qualités extraordinaires. C'est le portrait d'un homme dans la force de l'âge, vêtù d'une simple casaque brune à boutons d'or, la tête couverte d'un bonnet foncé, orné d'une chaîne d'or. Cette tête, d'un brun chaud et doré, encadrée de longs cheveux roux, est comme expression et comme couleur d'une grande beauté. Les ombres du visage, sous les arcades sourcillières, sous le nez et le menton sont fièrement accusées par touches brunes d'un ton froid, un peu dans le genre de celles de la Bethsabée de M. Lacaze. Les eaux-fortes de 1658 comptent parmi les plus belles de l'oeuvre. Une Samaritaine près du puits, superbe gravure d'une pointe large et pleine de couleur, avec un fond de paysage d'un sentiment italien; une présentation au temple, entièrement différente des autres, pièce grandiose et mystérieuse, pleine de belles ombres veloutées; puis quatre études de femme. Un même modèle a servi pour elles. Ce sont: une femme, nue jusqu'à la ceinture, assise près d'un poêle; une femme sortant du bain, assise sur un banc; une femme, le corps de profil, les pieds dans l'eau; et une femme nue, vue de dos et couchée de son | |
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long sur un linge et entièrement dans l'ombre, ce qui l'a fait appeler la Négresse. Ces quatres pièces sont presque ce que Rembrandt a créé de plus beau comme gravure. Il n'a jamais surpassé la beauté du modelé de la chair, sa souplesse, sa vie, ni l'éclat de la couleur, ni la force et la finesse des tons. On ne sait laquelle préférer; celle qui est couchée est faite comme une peinture, les couleurs ne pourraient ajouter à la puissance de l'effet et du modelé. Ces étonnantes et admirables pièces ne sont que des études, mais ces études prennent place parmi les premières oeuvres d'artGa naar voetnoot1. Le peintre exécuta en 1659 une grande toile, Moïse descendant du Sinaï et brisant les tables de la loi qu'il lère au dessus de sa tête. Une expression de douleur et de colère anime le visage; une simple tunique de couleur grisvert couvre le corps, entouré d'une ceinture rouge. Peinture largement brossée, d'un coloris assez sombre et mystérieux, où l'on ne remarque pas cette lumière qui distingue ordinairement ses oeuvres. Je range autour de cette même année une autre grande toile, qui représente la même tonalité. C'est le Jacob luttant avec l'ange, au musée de Berlin ainsi que le Moïse. Jacob, en habit rouge fermé par une ceinture, y est vu de dos; il lutte avec l'ange, qui semble le soulever. Celui-ci, vêtu de blanc, les ailes déployées, a la main droite sur l'épaule de Jacob, la gauche sur sa hanche. Ce tableau est largement peint dans une gamme fauve et sourde et a plus de grandeur que de charme. Nous remarquons parmi d'autres portraits une superbe image du peintre, où il s'est représenté avec une casa- | |
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que foncée à collet montant et une petite chaîne d'or. La tête porte un bonnet de velours, d'où sortent des mèches de cheveux blancs. La belle tête, encore pleine de vigueur, est labourée de sillons. La lumière éclaire surtout le front aux rides parallèles, et la figure est superbe de modelé et d'expression. Il est à la Bridgewater-gallery et Lewis l'a gravé pour l'ouvrage de Smith. Le même caractère, comme peinture et comme figure, distingue son portrait, reproduit par la belle gravure en manière noire d'Earlom. Le visage, aux plans accentués, est vivement éclairé et a une expression fixe et sérieuse, augmentée par les yeux foncés tout ouverts. De cette même époque doit dater le portrait au musée de Munich. Rembrandt y est vu debout, le port droit et plein de vigueur; la tête élevée, regardant un peu de haut en bas. Il a l'air important d'un seigneur ou d'un bourgmestre. Il a mis un bel habit fourré et un bonnet orné d'une chaîne d'or sur la tête; une main est élevée vers la poitrine. Cette peinture, à en juger par l'eau-forte de Hess, doit être superbe d'exécution et d'expression. La lumière, qui éclaire finement une partie du visage, répand ses lueurs vagues et harmonieuses sur les ombres des autres parties. Une eau-forte de 1659 se rattache aux femmes de 1658. C'est Antiope, femme nue couchée sur un lit (le même modèle que la femme couchée, dite la Négresse) et Jupiter en satyre qui s'approche et soulève le drap. Il y a les mêmes qualités de velouté, de clair-obscur, d'éclat; des tons fondants et riches comme de la peinture. Mais la pointe est plus libre, plus rude encore; elle procède par hachures courtes, vigoureuses. Ainsi que le pinceau s'épâte et emploie tous les moyens pourvu qu'ils expriment le sentiment du peintre, ainsi de la pointe. L'artiste abandonna de plus | |
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en plus les travaux réguliers, et grava comme si la pointe était de la pierre noire. Comme les quatre études de femme, cette estampe n'emprunte aucun charme au modèle, mais au clair-obscur et à l'étonnante force du rendu. De cette année est le dernier paysage daté, mais qui n'égale pas les autres pièces de ce genre. Le Saint François en méditation, jadis chez le comte de Vence; le philosophe méditant de la collection Pourtalès, le remarquable portrait de femme âgée, qu'a possédé le cabinet Verstolk van Soelen et qui est maintenant à lord Overstone, occupèrent le peintre vers 1660. C'est encore une fois avec un de ses portraits que le maître sait nous intéresser en cette année. Cette fois il se représente non pas en grand seigneur, mais en peintre, un bonnet de linge blanc sur ses cheveux grisonnants, palette, appuie-main et pinceaux en main. Il est assis devant une toile dont on voit le chassis et il vous regarde. Belle tête, pensive et ferme, au front ridé, aux traits fortement accusés et largement touchés du pinceau. Autour de la tête on voit les repentirs d'un grand bonnet, que le peintre a remplacé par un linge blanc, peut-être pour avoir plus de lumière dans la peinture, car la toile est assez sombre dans ses harmonies brunes et rougeâtres, relevées à peine par le clair du visage. Il faudrait placer cette peinture, qui se trouve au Louvre, tout près du jour, afin de pouvoir admirer la fierté et la sûreté de la touche, et pour mieux distinguer les valeurs de ton et de couleur. Le peintre s'est représenté encore une fois dans un costume pareil, mais de face. Ce portrait, qui doit ètre de la même année, se trouvait dans le cabinet de Vence où Marcenay l'a gravé. |
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