Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 2. Sa vie et ses oeuvres
(1868)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
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IV.
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‘petite halle’ dans le Nes; depuis 1639 la gilde des chirurgiens tenait ses séances au Poids St. Antoine, (Sint Antonies Waag, autrefois une des portes de la ville). Il se peut que notre peintre fréquenta ces leçons et que cela le mit en rapport avec le professeur. Comme tous les régents de corporations, ceux de la gilde des chirurgiens désiraient laisser leurs portraits dans la chambre de leur collège. Tulp remarqua van Rijn et le choisit pour exécuter ce projet. Il y avait déjà longtemps que ces tableaux avec des régents de corporations avaient trouvé leur place dans l'école des Pays-Bas; mais ils n'avaient d'intérêt que comme peinture de portraits. Seul Frans Hals avait su en élargir le cadre par son étonnante exécution. Mais aucun, pas même lui, n'avait pu leur prêter une signification aussi étendue que le fit van Rijn, lorsqu'il acheva sa Leçon d'anatomie. Et cependant, l'équité historique exige de le dire, l'idée de cette composition n'était pas absolument neuve. La grande renommée de son tableau l'a fait survivre seul dans la mémoire du public. Mais il y avait déjà plus d'un précédent. Dans la chambre des chirurgiens, ornée d'une grande cheminée sculptée aux armoiries des divers régents (overlieden) et où se trouvaient des armoires remplies de curiosités relatives à leur profession, on devait remarquer parmi quelques portraits et tableaux, une grande et longue toile, peinte il y avait alors à peu près trente ans, car elle était datée 1605. Son auteur avait droit de figurer parmi les précurseurs de RembrandtGa naar voetnoot1. C'était un talent solide, dans le genre de Ravesteyn, et de Theodoor de Keyser. Il était de cette pleïade intermédiaire de la fin du 16e et du commencement du 17e siècle. | |
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C'était un des fils de Pieter Aertsen, du Lange Pier, et il s appelait des noms de son père, Aert PietersenGa naar voetnoot1. Eh bien! ce tableau, c'est une leçon d'anatomie, un des prototypes de celle de Rembrandt. Sur une table, un cadavre, supérieurement peint, est étendu en raccourci; vingt-neuf personnages entourent la table. Au premier plan quelques uns sont assis, mais afin de ne sacrifier aucun des portraits, le peintre a disposé les autres derrière la table sans goût et comme en trois rangées. Ce qu'il y a d'admirable dans cette toile, outre le cadavre et les deux docteurs assis au premier plan, ce sont les têtes vivantes et expressives, c'est aussi le professeur. Celui-ci, nommé Sebastiaan Egberts, est assis comme Tulp près du cadavre et démontre l'anatomie avec des ciseaux dans la main; la bouche est d'une expression que rappelle celle du Tulp de Rembrandt. Tout cela est peint dans un ton brun et vigoureux, plein de vie et avec une grande habileté de pinceau. Cette toile extrêmement remarquable se trouvait dans la chambre des chirurgiens lorsque Rembrandt fut appelé à faire les portraits des administrateurs de la gilde d'alors. Il y avait dans cette même salle encore deux tableaux avec des sujets analogues. L'un fut peint en 1619 par Thomas de Keyser; c'était le même docteur Seb: Egberts, expliquant à cinq auditeurs la construction d'un squelette d'enfant. | |
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L'autre était un tableau de Nicolaes Elias, peint en 1625 et représentant une leçon du docteur Joh. Fontein. Entouré de ses collègues, il leur indique un crâne posé sur la table. Voilà donc trois sujets de ce genre; mais celui qui nous importe surtout est le premier de ces tableaux où se trouve le cadavre en raccourciGa naar voetnoot1 Si la toile de Aert Pietersen constitue en particulier un précédent que Rembrandt a dû connaître et qu'il a certainement suivi, il n'en est pas moins vrai que la Leçon d'anatomie du dernier est un tableau d'un mérite original. C'est l'histoire de l'Hamlet de Belleforest et de celui de Shakspere. La matière était trouvée et déjà même travaillée; elle ne devint chef-d'oeuvre que sous la main du génie. Le sublime de ce tableau de Rembrandt n'est pas seulement dans l'ordonnance, dans les admirables portraits, leur caractère, leur expression; ou dans la beauté du coloris et de l'exécution. Il est surtout dans la conception qui en fit une oeuvre universelle et impérissable. Ce tableau sera beau partout et toujours. Rembrandt y appliqua son système habituel, combinant dans un même point l'intérêt pittoresque et celui du sujet. Il comprit tout d'abord l'avantage qu'il pouvoit tirer pour la couleur du puissant contraste du clair et des ombres par | |
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le blanc du cadavre et les figures foncées. Idée heureuse encore en ce qu'elle sert à exprimer le sujet d'une manière saisissante. Le sujet s'élève au dessus de la réalité vulgaire et de la signification particulière. Ce ne sont plus des hommes ordinaires faisant profession de médecine. Le tableau à portraits est devenu un sujet. Par ce trait de génie la scène nous intéresse au delà des personnages qui nous sont indifférents. Enfin le sujet, traité avec une modération classique, n'a rien qui nous répugne; on ne pense pas à une section anatomique. Notre esprit est en correspondance avec ces têtes intelligentes et l'âme se sent transportée par le charme austère du coloris. Comprendre tellement une oeuvre, c'est être poète; c'est créer et c'est atteindre là au plus haut de l'art. C'est de cette peinture que date véritablement sa réputation, et il n'y a que justice dans la popularité de ce tableau et dans la tradition qui le cite encore de nos jours comme un de ses chefs d'oeuvre. Nous n'avons pas à insister sur une description du tableau. On connaît partout les septs docteurs avec leurs belles têtes sérieuses et attentives, rangés autour du cadavre, supérieurement dessiné en raccourci et le grave Tulp avec son geste si vivant et si finement exprimé: Hic loquitur nobis docti facundia Tulpi,
Dum secat artifici lurida membra manu.Ga naar voetnoot1
Ces vers de Barlaeus sont comme écrits en vue de cette toile. Comme peinture il y a un pas énorme du Siméon à la | |
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Leçon d'anatomie. Il y a ici plus de facilité, plus d'ampleur; le peintre y est plus sûr de faire ce qu'il veut. Sa force est tempérée; il n'atteint pas encore aux hardiesses, que sa brosse aura plus tard, mais il est maître déjà. La gilde des chirurgiens possédait un second tableau de van Rijn, que nous rencontrerons en 1656. Parmi les chirurgiens qui assistent à la démonstration de Tulp, se trouve Matthijs Kalkoen, marqué sur la toile avec le no. 6. Ce fut probablement sur la demande de Tulp et de Kalkoen que le peintre exécuta une autre fois leurs portraits. Celui de Tulp (coll. Seillières) est en buste. Il a le chapeau et la barbe du tableau de l'Anatomie et une belle collerette en dentelle; la peinture est fine, très achevée, d'un ton frais et vigoureux. Le pendant est probablement sa femme; elle est coiffée en cheveux, parée de perles et de chaînes, le visage a le teint fleuri. Ces deux portraits sont datés 1634. Celui de Kalkoen (coll. de Kat et Seillières) est de 1632 et le représente debout jusqu'aux genoux, presque de face. Il porte un habit de soie noire ouvragée, un manteau noir, une fraise rabattue, de grandes manchettes en dentelles. Le fond est vert olive. La main droite est ramenée vers la poitrine à gauche; la gauche pend le long du corps et tient des gants. La tête est découverte et elle porte mouche et moustaches rousses. La pose est très aisée et très digne. C'est la même manière de peindre que la Leçon d'anatomie. Harmonie de tons noirs, bruns, gris et vert olive; le visage est d'une couleur fraîche et très travaillé. Un portrait d'homme, analogue de style, se trouvait dans la galerie Fesch. Le personnage, habillé également de noir, avec fraise et manchettes, pose aussi la main droite sur la poitrine; la gauche tient un billet ouvert | |
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sur lequel on lit: Martin LootenGa naar voetnoot1 1632, et le monogramme. C'est, selon le rédacteur du catalogue de la galerie Fesch, le peintre George, un portrait très étudié, d'un bel empâtement et d'un pinceau si admirable par la fonte qu'il ne perd rien de sa hardiesse. Un portrait, exactement dans le style et le faire des précédents, est celui d'un personnage célèbre dans l'oeuvre de Rembrandt, celui de Coppenol. Il porte le même monogramme et appartient sans aucun doute â cette période. Ce portrait se trouve dans la galerie de Cassel. Un autre portrait de Coppenol se trouve chez lord Ashburton, où le personnage tient une feuille de papier. Lieven Willemsz. van Coppenol, un peu plus âgé que RembrandtGa naar voetnoot2, était un homme ou très fêté par les artistes, ou très enclin à multiplier ses images. Rembrandt dût le peindre trois fois, et il fit de lui deux eaux fortes, la dernière fois en 1661. Leurs relations amicales n'ont donc pas été interrompues. Cornelis Visscher dessina et grava son portrait en 1658; Quellinus fit son buste en marbre et les poètes firent à l'envi de beaux vers sur lui et sur sa plume ingénieuse. Il y en a de Six, de Vondel, de Westerbaan, Heyblocq, Vos, Huygens et Brandt. Aujourd'hui ces vers nous paraissent un peu trop enflés. Des paons, dit Vondel en 1646, tirent le char de Junon, l'aigle éléve Jupiter, Coppenol s'élève sur les plumes de l'oie. - Voici Coppenol, dit Vos, le phénix de toutes les plumes; mais qui veut connaître son esprit doit voir son écriture. Il n'y a pas lieu de s'étonner trop des honneurs rendus | |
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à Coppenol. La calligraphie était à ce temps comptée parmi les arts; par la forme elle était parente de près à la gravure, par son contenu à la littérature. C'est ainsi qu'il fut fêté par les artistes et les littérateurs. Et Coppenol excellait dans son art, dont il a survécu des preuves; de plus il était un peu poète comme l'attestent deux vers dans l'album de Heyblocq, et peut-être fût-il un homme d'influence ou d'espritGa naar voetnoot1 Une des eaux-fortes, le petit Coppenol, est probablement de cette année. L'écrivain est assis à sa table où se trouve un flambeau allumé, et vient de tracer un C sur une feuille de papier devant lui: derrière lui un jeune garçon. Sur le 3e état on remarque un tryptique cintré, représentant Jésus crucifié; ce même tryptique se trouve dans le portrait de Francen. Coppenol avait trente-quatre ans lorsque Rembrandt fit son portrait, qui est à Cassel. Il le représenta assis dans un fauteuil; près d'une table où se trouvent quelques livres et un papier avec la signature RH van Rijn. A chaque moment nous sommes saisis par la manière juste et frappante dont Rembrandt représente son sujet. Coppenol lève ici les deux mains à la hauteur de la poitrine, l'une tient un canif, l'autre la plume qu'il va tailler. Interrompant sa besogne il lève la tête et vous regarde. Cet acte est rendu à merveille. Les mains sont supérieurement peintes et justement les mains adroites d'un artiste avec la plume. Mais ce qui est surtout ad- | |
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mirable, c'est que par ce geste l'homme est tout-à-fait caractérisé. On ne peut voir ce portrait sans voir de suite ces mains; l'oeil va des mains à la tête, de la tête aux mains. Dans cet ensemble est l'âme du personnage. Il est vêtu de noir et porte une simple fraise rabattue; cheveux blonds, très courts, petite moustache. Un jour égal l'éclaire, le ton général en est calme. La tête est peinte dans les chairs comme celle de Kalkoen. Ces portraits de Tulp, de Kalkoen, de Grotius (quasi), de Coppenol constituent un genre très distinct dans l'oeuvre du maître; peinture claire, à jour égal, sans grands effets ou contrastes de clair-obscur, exécution finie et serrée. C'est l'expression parfaite de la nature et du caractère des personnages. Nous en trouvons d'autres encore, mais les beaux spécimens que j'ai signalés suffisent pour apprécier le maître dans ce style. Je remarque en cette année deux portraits qui en diffèrent. D'abord le portrait d'un oriental debout, qui fit partie de la galerie du roi Guillaume II. Dans cette belle peinture tout est dans de chaudes pénombres; la tête seule, coiffée d'un turban, et une partie de l'épaule recouverte d'un châle sont lumineuses. Il semble que le coloriste s'est donné là une plus libre carrière que dans les autres portraits déjà cités. Peut-être le peintre n'a pas dû subordonner ici sa fantaisie aux exigences du personnageGa naar voetnoot1. Rembrandt fit encore un beau petit portrait, celui de Maurits Huygens, secrétaire du conseil d'État, frère du poète Constantijn Huygens, représenté à mi corps, et plus petit que nature. Je passe ici d'autres portraits, décrits au catalogue. | |
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Rembrandt ne grava que quelques planches cette année. Il griffonna unpetit cavalier, une figure dite personne, un St. Jérôme, le premier paysage - une chaumière - et le marchand de mort-aur-rats, pièce très-pittoresque, dans un genre où il se rencontre avec Adriaan van Ostade. Ces eaux-fortes ne s'écartent pas encore essentiellement de la manière ordinaire. La pointe y a toutes ses finesses, tout l'esprit et l'imprévu de cette sorte de gravure. Dans ses études de tètes et de bustes à la vérité il avait réussi, grâce à des allures plus libres dans son travail, à obtenir plus de couleur et d'effets de clair-obscur. Mais à la fin il fit une planche où l'eau-forte ne servait pas uniquement à tracer des contours spirituels et des hachures légères. Il lui fit exprimer des masses d'ombre plus grandes, des tons plus nourris et plus profonds. C'est le début de ses brillantes innovations dans ce genre. Un cuivre beaucoup plus grand qu'il n'avait encore entamé reçut alors cette belle composition: la grande résurrection de Lazare. L'agencement, le dessin des figures ont un style qu'on rencontre dans plusieurs oeuvres des premières années. Par la pose et le geste Jésus rappelle fortement le prêtre debout qui se trouve dans le Siméon. Cette belle pièce est d'une conception grandiose. L'expression fortement agitée des personnes, l'air calme et sublime de Jésus, le réveil de Lazare, la disposition merveilleuse de la lumière au point saillant en font une oeuvre supérieure. Ainsi que son Siméon, Rembrandt a beaucoup aimé ce sujet. Cette planche elle-même fut retouchée par lui à diverses reprises, tellement qu'on en a remarqué onze états divers. Il en fit plusieurs tableaux, une autre eau-forte en 1642 et plusieurs esquisses dessinées. Je range à cette même année la sépulture de Jésus, petite eau-forte légèrement | |
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gravée. Le corps et le visage de Jésus, étendu en raccourci sur un brancard, ressemblent d'une façon si frappante au cadavre de la leçon d'anatomie, que je suis persuadé que le peintre avait dans l'esprit le même modèle que celui de ce dernier tableau. L'estampe est aussi signée Rembrant, comme cela ne se rencontre qu'à cette époque et justement sur la leçon d'anatomie. |
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