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X.
Resume.
Dans un travail d'analyse comme celui que j'ai accompli, il a fallu mettre en relief des détails et rendre sensibles des nuances souvent fort délicates. Qu'on ne prête donc pas un caractère trop absolu aux analogies que j'ai essayé de mettre en lumière. Il faudra d'ailleurs distinguer, dans tous ces acheminements vers l'art de Rembrandt, les influences plus ou moins directes, et ce qui n'est que tendance analogue. Tous les peintres coloristes et pittorescues, par exemple, procèdent de même, conçoivent leur sujet à peu près de la même façon. Là où j'ai montré des résultats analogues à ceux de Rembrandt, je n'ai donc pas toujours voulu constater une influence directe.
Observons encore, qu'en exposant le développement d'une individualité, il est nécessaire de tenir à la fois compte et des idées générales propres au temps dans lequel s'accomplit cette formation, et de l'activité spontanée de l'individu même. Mais cette distinction n'implique pas de séparation, - au contraire. L'historien qui prend pour principe unique l'action dynamique des circonstances et des idées, me paraît aussi incomplet que celui qui part de l'action spontanée des individus seule. Comblons donc ce dualisme. L'esprit de l'homme n'est qu'une partie de l'esprit infini qui vit dans l'univers. Expression et produit
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des forces intellectuelles de son temps, l'homme à son tour fait partie active de ces forces, et concourt de cette façon au développement général. C'est une même chose au fond. De cette seule manière il est fait droit en même temps et à l'individu et aux agents extérieurs desquels il tire son origine. Ainsi sans dissoudre ces deux éléments, ou peut étudier les faces propres à chacun d'eux.
Dans une étude prochaine je m'appliquerai à démontrer surtout l'activité de l'homme et de l'artiste. Dans celle-ci j'ai dû analyser les agents qui ont concouru à son développement, et montrer jusqu'à quel point il est le résultat des forces qui lui sont antérieures.
Je me suis assez expliqué je pense sur ce sujet pour éviter le reproche de chercher à amoindrir la valeur de l'artiste.
Rembrandt est initiateur. Mais toute grande réalisation est précédée d'essais plus ou moins timides et incomplets. L'homme de génie lui-même n'est pas placé en dehors des lois de l'univers et ne procède pas autrement que tout individu. Il en est de même de Rembrandt.
Avant lui l'on peut observer des essais, incomplets il est vrai, mais multiples et divers, de ce qui par lui a été réalisé d'une manière si complète et si brillante.
La connaissance de toutes ces préparations élémentaires ne peut qu'ajouter à une admiration judicieuse et profonde. L'admiration qui ne comprend pas, n'admire qu'à demi. Seulement en face des précurseurs de Rembrandt, même des plus excellents, nous voyons la distance énorme qui sépare le génie de talents remarquables.
Résumons et constatons ce qui fut conquis pour l'art de notre pays par les précurseurs de Rembrandt.
C'est dans ces temps que s'est accomplie la sécularisation
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complète de l'art, l'affranchissement de la peinture, l'émancipation du sujet. Jadis, (et l'erreur existe encore) le sujet avait déterminé la valeur du tableau. Seuls les sujets religieux ou heroïco-historiques étaient réputés constituer la grande peinture. Ce n'est que peu à peu que la nature, l'homme, la réalité avaient conquis quelques droits d'être représentés. Dès que l'esprit humain fut émancipé, le peintre reconnut de suite les droits de la vie, de la nature, de l'individualité. Des genres nouveaux naissent alors et se détachent un à un de l'ensemble pour vivre d'une vie propre. La valeur de l'individu une fois reconnue, l'homme remplace les dieux et les héros; l'homme avec l'immensité de son âme, de ses pensées, de ses actions. L'amour de l'homme pour la nature la lui fait trouver digne d'être elle-même reproduite. Ainsi le portrait, les tableaux de régents et de corporations, le paysage, les marines, les animaux, les fleurs, les fruits et ces mille scènes de la société ou de la vie familière appelées scènes de genre, commencent à s'épanouir.
Au lieu du sentiment héroïque, idéal, au lieu de la poésie des idées, l'esprit s'attacha au naturel, au caractère des êtres, à la poésie de la couleur et de la lumière. On se plaît aujourd'hui à nommer cela du naturalisme, du réalisme, avec un accent de désapprobation. Comme si jamais aucun art avait existé sans la nature et la réalité. C'est un terme vide de sens, un abus de mots. Non, cet esprit de l'art Hollandais n'était nullement hostile à l'idéal, à la poésie. Seulement il les trouvait ailleurs et s'opposait à ce qu'on ne s'attachât à les reconnaitre que dans une seule sphère, dans une seule expression technique. Ce qui était propre à cet esprit, ce fut l'exclusion du surnaturalisme, des tendances en dehors de l'art qui assujettissaient la peinture à des idées extérieures; c'était le droit de l'individualisme dans l'art comme partout ailleurs; c'était l'affranchissement
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de la beauté des entraves du parti-pris. C'était enfin la pratique instinctive de la règle aujourd'hui de plus en plus reconnue qu'aucune esthétique, ni aucun enseignement, ne sauraient réussir à définir, ni à exposer d'avance ce que c'est que le beau, ni même ce qui sera beau ou non. Il va de soi qu'un constant rapport existait dans la peinture entre ces idées et la technique. Par le progrès immense de la dernière, les divers moyens du peintre s'accrurent énormément. Chose curieuse, que l'humanité ait vu s'accomplir les plus vastes révolutions par des procédés techniques, plus que par des idées! La typographie renverse l'autorité, la poudre à canon et la vapeur remuent de fond en comble la face de la société et la peinture à l'huile enfante une peinture moderne et refait l'art entier. Ce n'est que par elle que devint possible cet élément nouveau dans la peinture moderne, l'élément pittoresque, pictorial dans le sens strict du mot, qui en est la véritable essence.
La prédominance de l'élément pittoresque et du sentiment pour ainsi dire musical de la couleur et du clairobscur, est une tendance que nous avons vu se développer de plus en plus dans la peinture, depuis la double émancipation opérée tant sous le rapport technique par l'application des couleurs à l'huile, que sous le côté spirituel, par la liberté de l'esprit.
Nous n'osons nous laisser entraîner à démontrer comment cet élément pittoresque, intimement lié au sentiment pour la nature, l'homme, la réalité, la vie, qu'inaugura l'ère moderne, rejaillit de même sur l'architecture, la plastique, la sculpture et l'ornementation; comment à son tour la peinture devint l'art dominant. Constatons seulement l'avènement de cet élément nouveau, de cette beauté pittoresque, résidant dans l'expression de la vie et dans la poésie de la couleur et du clair-obscur. C'est encore par les res- | |
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sources des couleurs à l'huile que se développèrent tous ces éléments de la peinture, - tels que l'harmonie de la couleur, la magie du clair-obscur, la richesse et la profondeur des tons, le naturel, la perspective aërienne, en un mot ce degré d'illusion, qu'il ne faut pas confondre avec le trompe-l'oeil, mais qui en vérité est une des qualités constitutives de la peinture.
Dès lors aussi le faire même multiplia ses moyens. L'artiste traita sa matière d'une façon plus ample, et rélégua les choses secondaires ou les plans reculants dans un demi-jour. L'échelle chromatique et lumineuse procéda en analogie avec celle de l'harmonie en musique. Les contours moins marqués, allaient s'arrondissant et s'harmonisant avec l'entourage direct. On ne coloria plus; on modela les objets dans la couleur même. Les couleurs mélangées et brisées devinrent plus moëlleuses, plus vagues, moins matérielles; le ton plus plein, plus mûr. On peignit avec une pâte plus abondante, par coups de brosse là où le sujet le comportait; et la touche obéissait à toutes les exigences de ce sujet, à toutes les libertés de la fantaisie.
De là une peinture plus large, plus décorative, si l'on veut permettre cette expression sans y attacher la signification de superficielle, mais par là-même plus franche, plus vive. De là enfin toutes ces hardiesses de la brosse par lesquelles furent obtenus des effets jusqu'alors inconnus, et cette fougue, cette maestria du faire qui purent fixer et retenir le premier jet. Ces éléments, nous les voyons soit en germe, soit portés déjà (comme par Frans Hals) à une hauteur admirable; dans les artistes du milieu du 17e siècle, mais en premier lieu dans Rembrandt nous en remarquons l'incarnation complète et brillante.
C'est dans ces conditions et par les moyens indiqués, que se développa la grande école du 17e siècle. Dans la
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vaillante avant-garde des précurseurs s'accomplit la naissance et la consolidation de la peinture dont la pleine maturité se montre en leurs successeurs.
Ainsi le caractère de notre peinture se dessine avec toute sa netteté.
Au sein d'une nation libre et énergique; - dans un temps où l'individualisme affermit ses droits, où la tradition reculait devant une création nouvelle; - dans une république bourgeoise et patricienne, dépourvue du luxe aristocratique et princier; - dans une contrée, où la nature fraîche et d'une végétation abondante offre plus de variations dans la couleur et la lumière, que dans les formes et dans les lignes; - devaient surgir une littérature et un art qui ne pouvaient manquer de porter les empreintes de ces caractères.
Là, l'ascétisme rude et violent d'un Ribera était impossible; là, l'élégance opulente et raffinée des Vénitiens était aussi peu naturelle que la noblesse calme et abstraite du style Romain; là, toute discipline scolastique fut absolument condamnée d'avance. Là, les sujets et la manière de les représenter furent inspirés uniquement par le sentiment individuel de l'artiste.
On ne peut trop appuyer sur cette dernière circonstance. Toutes les oeuvres des peintres Hollandais sont nées du désir spontané, du besoin même de leurs auteurs. Leur raison d'être ne réside que dans la libre volonté, dans les préférences personnelles des peintres. Point de commandes; point d'exigences de sujets heroïco-historiques; nulle pression par un grand chef, ni par des directeurs d'académie, ni par de puissants protecteurs. Le goût et le choix restent entièrement libres. L'enseignement ne s'impose que quand il est choisi librement; le goût d'autrui n'influe que par la sympathie. Seules les grandes toiles civiques peuvent être regardées comme sujets imposés. Et
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encore elles entrent dans le goût des peintres euxmêmes.
Dans de telles conditions et dans un semblable pays, devait se former un art, vigoureux comme les chefs des gardes civiques, les hardis navigateurs et les régents moitié soldats moitié hommes d'Etat; un art, simple comme les plaines unies, mais parfois d'une poésie hardie comme celle de la mer; d'une couleur profonde et pleine de sève comme les pâturages et les bois, ou fine et argentine comme l'air des automnes. Un art fortement accentué comme la vie même de cette nation, jouant avec la lumière et les ombres comme le soleil et les nuages de son ciel, se faisant enfin l'expression des grands principes de vérité et de liberté dont ce peuple était alors le représentant par excellence.
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