Rembrandt Harmens van Rijn. Deel 1. Ses précurseurs et ses années d'apprentissage
(1863)–Carel Vosmaer– Auteursrechtvrij
[pagina 95]
| |
VIII.
| |
[pagina 96]
| |
d'une période postérieure; il doit en être parmi elles d'une époque où l'influence de Rembrandt n'avait encore pu s'imposer et qui furent exécutées en Italie. Aussi avons-nous toujours vu dans Bramer, l'artiste qui, antérieurement à Rembrandt, a conçu et représenté ses sujets, tant sous le rapport des costumes et des poses que sous celui des effets lumineux, d'une façon analogue à la manière de ce dernier. De ce point de vue, le seul vrai à, ce qu'il me semble, Bramer gagne énormement en intérêt. Il n'est plus le mauvais pasticheur de son maître, mais au contraire un devancier intelligent, qui avec un talent tres inférieur à Rembrandt a pourtant sur celui-ci la priorité dans la manière de concevoir et d'exécuter surtout les scènes bibliques. Il mérite donc une attention spéciale. Son maître n'est pas nommé; peut-être fut il un de ces peintres de Delft, Mierevelt ou van de Venne. A sa dix-huitième année, en 1614, il se mit à voyager, visitant l'Artois, Amiens, Paris, Marseille, Gènes et poussant jusqu'à Venise, Florence et Naples. A Rome il s'associa au groupe de Elsheimer. Son retour dut avoir lieu avant 1625, puisqu'il exécuta quelques tableaux pour le prince Maurice, mort dans cette année. Il se fixa à Delft, où Bleyswijk le connut encore en 1667. Là, nous le trouvons à la tête de quelques artistes, comme chef d'une gilde de St. Lucas, qu'ils y avaient fondée. Leur salie de réunion fut décorée par eux, et Bramer, ayant fait faire à ses frais une voute en bois, en couvrit les huit panneaux avec les images des sept arts libéraux, auxquels il ajouta la peinture comme huitième. Un autre édifice public, le Doelen, fut orné en 1655 de ses peintures exécutées ‘al fresco à la manière Italienne.’Ga naar voetnoot1 | |
[pagina 97]
| |
Au même Doelen appartenait un curieux triptyque peint par lui, et qui se trouve actuellement à l'hôtel de ville de Delft. Ce sont des schutters allant au tir; sur un des volets quelques personnages, dont un, coiffé d'un turban et portant un parasol, regarde du haut d'un perron; sur l'autre des cavaliers. C'est peint légèrement, rehaussé par des touches de lumière; et cela fait penser par instants à la manière de E. van de Velde. Il affectionnait les effets de nuit ou de flambeaux; les souterrains illuminés par des torches, les incendies, en un mot ce genre des nachtstukken, (tableaux de nuit) qui eurent alors un grand succès, qui valurent à Honthorst le nom de Della Notte, qu'aimait Elsheimer et que loua tant Sandrart. Son oeuvre se compose de paysages avec temples antiques, ruines ou fontaines; de sujets mythologiques, et de quelques portraits, mais surtout de scènes bibliques, qu'il représenta de cette manière spéciale, humaine, anti-classique, dont nous trouverons une des sources dans Elsheimer. Dans ses costumes il n'est nullement Italien. Ses personnages portent les turbans, les casaques brodées et frangées, les tuniques bordées de fourrures, et toutes ces hardes moitié de fantaisie, moitié judaïques, qu'on retrouve chez Lastman, Pinas, Rembrandt. Il peint d'une pâte abondante et empâte les lumières et les couleurs claires par des touches vives et fines où la pâte fait comme un émail coloré. Sa couleur est ordinairement foncée et brune, dans quelques uns de ses tableaux d'un ton très froid, dans d'autres d'un ton chaud, avec des clairs d'un jaune brulant. Dans ces derniers il est remarquable par sa manière d'éclairer les sujets, analogue à celle de Rembrandt, c'est-à-dire qu'il enveloppe la composition dans l'ombre et ménage la lumière sur un point. Un spécimen fort remarquable dans ce genre, est une descente de croix (au | |
[pagina 98]
| |
musée de Rotterdam). Dans ce tableau, au milieu des ombres environnantes, une bande de lumière descend d'en haut sur la croix et le corps de Jesus, de la même façon que dans l'eau-forte de Rembrandt. C'est une face très originale de l'école Hollandaise, que cette peinture de sujets bibliques en dimensions restreintes, et dans une manière tout intime, familière, humaine. Comme Bramer, Moyses van Uytenbrouck, issu d'une familie distinguée de Delft, traita le même genre. Quoiqu'on le dise élève de Poelenburg, il ne tient pas beaucoup de lui. Il descend en ligne directe de Elsheimer. On suppose qu'il est né en 1600. Mais déjà en 1615 il a daté des oeuvres. J'ai même trouvé que Willem Swanenburch, mort en 1612, a gravé d'après lui. Sa naissance doit donc être reculée vers 1590. Il a produit une quantité de petits paysages, animés de dieux et de déesses, de nymphes, de faunes, de bergers dansants; d'autres avec les sujets bibliques en vogue, tels que Moïse sauvé des eaux, Juda et Thamar, Tobie etc. Il était très recherché et ses oeuvres ornaient plusieurs collections, parmi lesquelles celle du prince Frédéric Henri.Ga naar voetnoot1 Uytenbrouck, comme tous les artistes du groupe auquel il appartient, a manié la pointe et le burin; Bartsch a mentionné 58 de ses estampes. Il a connu Elsheimer, car il a étoffé un de ses tableaux, un paysage, avec une Cléopatre, mordue par l'aspic, et se soutenant contre un arbre.Ga naar voetnoot2 Dans ses paysages on remarque l'influence du style et de la couleur d'Elsheimer et de Bril. Ses avant-plans sont couverts d'une végétation plantureuse, ses | |
[pagina 99]
| |
lointains sont ornés de ruines, de ces temples ronds, dont celui de Tivoli est le type et qu'on retrouve également chez Elsheimer, Lastman et plus tard chez Rembrandt. Sa manière de composer ses paysages est pittoresque. Son talent se révèle surtout dans le paysage, où les figures ne sont qu'accessoires. Quand il veut faire de grandes compositions, comme le tableau à la galerie de Brunswijck qui est daté 1627, il n'est que faible et insignifiant. Ce qui frappe surtout dans ce peintre-graveur, c'est la naïveté de la mise en scène et des motifs; c'est la manière de concevoir les sujets bibliques. Examinez ces gravures du sacrifice d'Abraham, de l'histoire de Tobie, - Rembrandt, sauf la superiorité de son exécution, ne l'eût pas vue autrement. Yoyez encore l'eauforte où une longue file de la caravane de Jacob serpente au lointain sur un terrain montagneux; à l'avant-plan, Jacob, ayant devancé sa troupe, lutte avec l'ange, qui déploye ses larges ailes, tandis qu'un petit chien aboie contre eux! Voilà de ces petits traits caractéristiques, communs au groupe spécial dont nous nous occupons, et qu'on retrouvera spécialement dans l'oeuvre gravé de Rembrandt. Elsheimer, dont le nom s'est déjà rencontré tant de fois sous ma plume, me semble l'inventeur de cette nouvelle manière de représenter les scènes mythologiques ou bibliques. Comme il y a une affinité entre cette manière de voir et celle d'une partie de l'oeuvre de Rembrandt, il faudra que nous l'étudiions. C'est un remarquable spectacle de voir eet Allemand attiré vers l'inévitable Rome, comme la mouche vers la chandelle, sans que pourtant il y brûle ses aîles. Il paraît avoir été un homme d'une originalité inébranlable, d'une humeur parfois mélancolique, sérieuse toujours, d'un esprit pensif et rentré en soi-même. Se fixant à Rome (il était né en 1574 à Frankfurt) il s'y maria et eut | |
[pagina 100]
| |
des enfants; il avait plusieurs disciples, de nombreux amis, un succès complet; ses oeuvres furent payées largement - et tout cela n'a pu le satisfaire. A quoi aspirait ce chercheur? Peut-être à une peinture nouvelle, dont il entrevoyait les merveilles. Ayant d'abord peint en grand, ‘il devint’, dit Sandrart qui l'a connu, ‘le premier qui inventa un genre de petites scènes, des paysages et autres curiosités.’ Un jour, dit encore le même contemporain, il exposa à Rome un petit tableau sur cuivre. On y voyait l'ange conduisant le jeune Tobie à travers un filet d'eau, tandis que le chien de Tobie saute de pierre en pierre: le soleil se léve et frappe en plein dans le visage des figures. Tout cela est si beau, si naturel, si plein d'expression, de vie, de naïveté, et dans un paysage si charmant, qu'à Rome chacun avait force louanges pour cette nouvelle manière de peindre d'Adam de Frankfurt.’ Dès ce grand succès il s'en tint à ce genre. D'où vient à Rome, en pleine Italie, où règnait dans tout son éclat le prestige du grand art, ce succès brillant d'un petit tableau bien simple, sans prétention aucune et différant entièrement de ce qui était universellement reconnu être la beauté? La raison en est dans cette manière nouvelle. Cette manière nouvelle de peindre, dit encore Sandrart, est grasse, moëlleuse, brillante et magistrale; elle sait bien maîtriser les couleurs, conserve les grandes masses, sait arrondir les objets, et garde bien les demi-teintes. C'est ce qui donne la rondeur et la force, surtout quand les couleurs ne sont pas bleues, mates et pâles, comme si c'étaient des couleurs en détrempe, mais brûlantes, fortes, chaudes et analogues à la vie.’ Voilà ce que dit Sandrart. Et voilà pour le faire. Mais | |
[pagina 101]
| |
il y avait encore à voir davantage. Cette nouvelle manière, c'était aussi d'oser s'écarter de la tradition, de la convention du grand style, du dessin plastique emprunté à la statuaire, de la mise en scène, de l'idéal et des costumes convenus. C'était ce charme du naturel, de la naïveté, du sentiment intime; c'était ce principe qui exprimait la beauté par autre chose encore que par la grandeur et le style, qui exprimait son côté intime, la profondeur et la multiplicité de la vie intérieure. Au lieu de représenter les scènes bibliques et mythologiques dans un entourage et sur une terre idéales, il les attira auprès de nous; les fit se mouvoir dans des paysages charmants et gracieux empruntés aux sites de l'Italie; à leurs personnages il prêta des costumes, des allures, des sentiments humains, il en fit des hommes. Et l'homme en s'y reconnaissant éprouva pour eux une sympathie subite. Quoiqu'il dessinât bien et facilement, c'est en premier lieu par le clair-obscur et les effets de luraière, et par le naturel qu'il voulut atteindre son but, qui est entièrement dans l'intimité du sentiment et l'effet pittoresque. Il est indubitable qu'il a exercé une très grande influence. Quantité d'élèves et d'amis l'entouraient. Ceux qui nous sont le plus connus sont Lastman, Pinas, Teniers qui resta dix années chez lui, Thomas de Hagelstein, (qui était le Ditriech de ce Rembrandt); enfin Goudt, le gentilhomme d'Utrecht, son ami qui le protégea et propagea ses oeuvres par ses gravures. Bramer encore et Uytenbrouck, Poelenburg et van der Laar ont été de son entourage. Ce n'est donc pas une coïncidence fortuite, qui fait retrouver Elsheimer dans une partie de Rembrandt. D'abord tous ses amis et élèves ont apporté chacun leur part d'Elsheimer en Hollande. Puis il est certain qu' Elsheimer a été tres estimé en Hollande. Ses oeuvres abondaient chez | |
[pagina 102]
| |
nous, et les ventes des anciennes collections, en contiennent à profasion. D'ailleurs il fut propagé par les gravures de Magdalena van de Pas, de Soutman, Frisius, Hollar, Jan van de Velde, que des éditeurs Hollandais mirent dans le commerce. Surtout les estampes de Goudt furent très répandues et très cherchées. Il sera impossible de ne pas conclure de tout ceci, que Rembrandt, en partie par l'intermédiaire de Lastman, et en partie de son propre chef, n'ait été initié aux oeuvres d'Elsheimer. Il n'est pas nécessaire d'appuyer là-dessus davantage. Rappelons-nous seulement les similitudes fréquentes de costumes, de types, les analogies de conception. Dans une gravure peu commune de Soutman d'après Elsheimer, nous voyons des orientaux très analogues à ceux de Rembrandt et même un cavalier perché sur sa haute selle, et armé de flèches et d'un carquois, est pareil à celui qui chez Rembrandt regarde le baptême de l'eunuque. Enfin, je ne puis résister à fixer l'attention sur une charmante petite pièce ovale, peinte par Elsheimer, qui se trouve au musée de Rotterdam, et dans laquelle plus que dans toute autre la conception de la lumière rappelle Rembrandt. C'est Jesus au jardin des Oliviers. Dans l'endos du jardin, où l'on voit au loin la bande armée et éclairée par des torches, les trois disciples sont endormis dans des attitudes très anti-scolastiques, mais bien naturelles. L'un d'eux repose sur son bras, l'autre, les mains croisées sur le ventre, ronfle la tête renversée et la bouche béante, - mais, comme il dort! Sur une éminence derrière eux dans une petite enceinte, Jesus agenouillé est réconforté par l'ange, qui lui apparaît dans un nuage lumineux. C'est là la source de la lumière, qui reluit chaude, brune, dorée autour de l'ange, illumine l'homme de douleur, et jette une bande de lumière jaune-ocre, avec des blancs jaunes, sur deux des | |
[pagina 103]
| |
dormeurs et sur la terre. Tout cela est naïf, simple, humain et par-là même vrai et touchant. On ne peut se défendre en contemplant ce tableau, de penser à la conception, aux types, au jeu de la lumière, même à la touche et au dessin du peintre d'Amsterdam. Elsheimer n'est pas toujours si près de Rembrandt, et souvent l'analogie ne se fait pas sentir du tout; mais ne fût-ce que par les oeuvres que nous avons citées, il faut tenir compte de lui quand on désire étudier la genèse du talent de notre compatriote. Il est une branche d'art qui réclame encore notre atiention. C'est la gravure qui dans ce temps subit un développement remarquable. D'un côté la gravure au burin, à tailles régulières avait été portée par Goltzius à une nouvelle perfection. Mais à côté d'elle se tenait une gravure plus libre, visant davantage au pittoresque, à des délicatesses de tons veloutés ou métalliques, et procédant par tailles irrégulières, fines et très serrées, qui forment un tissu fort épais d'ombres. Telles étaient les gravures de Magdalena van de Passé, de Soutman, de Wierix, de Wencel Hollar, de Jan van de Velde, de Goudt. Cette gravure se rapprochait d'avantage de l'eau-forte ou du travail à la pointe sèche. Il est remarquable qu'une quantité de nos peintres commença à manier la pointe, et que ces peintres-graveurs soient justement ceux qui étaient partisans de la peinture naturaliste et pittoresque. Cherchant surtout et par tout les qualités pittoresques, la couleur, le mouvement, le caractère, le naturel, la vie, ils introduisirent dans la gravure la même liberté qu'ils avaient appliquée à la peinture. Successeurs des Durer et Lucas van Leyden, nous voyons surgir alors une pleïade de peintres-graveurs. Elsheimer, | |
[pagina 104]
| |
Molijn, Bramer, Uytenbrouck, gravèrent leurs paysages avec figures et sujets bibliques, Esajas van de Velde une quarantaine de paysages et quelques pièces historiques, Buytenweg des paysayes, des costumes, Adr. van de Venne des sujets de moeurs, van Goyen et Roghman des paysages. Chez plusieurs d'entre eux on remarqne la liberté, le caprice de la pointe et ce que l'eau-forte a de spirituel et d'imprévu; chez d'autres la recherche d'une couleur profonde, des tons veloutés, et de ces effets obtenus depuis par les procédés de Rembrandt. En ce genre Goudt a obtenu de très beaux résultats. A sa gravure on peut parfois objecter quelque uniformité de ton et un manque de transparence dans les ombres. Mais en revanche quelles délicatesses de premier ordre sa fine pointe n'a-t-elle pas exprimées! quel velouté! Une belle épreuve de l'estampe qu'il exécuta en 1610 à Rome d'après Elsheimer - Cérès raillée par Stellio - est d'un velouté qui approche de la manière noire et raême des tons particuliers à Rembrandt; et les finesses exquises, dans la tête de la vieille, dans quelques parties des vêtements de Cérès, dans la tête de Stellio placent leur auteur au premier rang dans ce genre de gravure. |