Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermd
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aant.Vlaamse Figuren | |
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aant.Hadewych et son amour... Certains d'entre vous s'étonneront peut-être de ce qu'un prosateur flamand du XIVe siècle puisse être si compliqué. Nous ne nous défions pas toujours assez de cette psychologie primaire qui prétend enfermer le caractère d'un peuple dans une formule. Nous l'a-t-on assez répété: nous avons le sens réaliste très développé, nous sommes même des gens aux instincts passablement matériels, - c'est entendu, et je n'y contredis pas, quoiqu'on aurait tort, n'est-ce pas? de trop généraliser un jugement aussi simpliste. Mais il se trouve que nous avons très souvent su joindre à ce goût du positif et des réalités concrètes un goût exactement contraire et non moins prononcé de l'idéalité la plus pure. Personne ne soutiendra que notre peinture se résume en Jordaens, même à son époque. Et avant cela, nos soi-disant ‘primitifs’? Oh! oui, ils aimaient la matière riche, la couleur sonore et profonde, et s'intéressaient avec un soin attentif aux mille petits détails qui font la vie journalière, - c'étaient des réalistes, incontestablement; mais ce qu'ils voyaient, comme ils l'ont transfiguré, spiritualisé par la belle lumière calme et l'enchantement du silence dont ils | |
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aant.enveloppent toutes choses, comme ils ont fait parler dans ce silence la petite âme secrète qu'il y a dans les objets les plus humbles! D'ailleurs, toute l'atmosphère, l'esprit même de leur art et la fin qu'il se propose, ne nous prouvent-ils pas qu'en vérité, il n'y eut pas de réalistes plus idéalistes que ceux-là? Et si Jordaens est un pôle, Memlinc en est un autre. Or, nos peintres du XVe siècle, d'une ferveur intime si pénétrante, sont en quelque sorte l'expression picturale de toute une littérature qui les a précédés, et qui dans son ensemble présente ce même caractère double, d'être souvent très attachée à la terre et d'être souvent très près du ciel, et d'unir parfois la terre et le ciel en une même parole. Ceci ne s'aperçoit peut-être pas aussi clairement chez ces trouvères de la première heure, qui ne rimaient que pour un cercle aristocratique assez restreint. Mais bientôt, au cours du XIIIe et du XIVe siècle, la civilisation urbaine se développant, nous assistons, spécialement en Flandre et dans le Brabant, à la floraison magnifique d'une littérature très touffue, très colorée, pleine de suc, qui se sert avant tout de la langue vulgaire, le flamand, - une littérature où revivent avec un singulier relief tous les aspects si divers de l'esprit médiéval, et où l'on peut admettre que l'esprit médiéval européen a trouvé quelques-unes de ses expressions les plus poussées et les plus typiques, - par exemple la version flamande du roman de Renard, dont Henri Pirenne a dit qu'elle ‘reste le chef-d'oeuvre de l'épopée animale au moyen-âge’ - ou certains poèmes de Maerlant, où l'on entend sonner comme une cloche de beffroi l'âme altière et mâle de la Commune, - ou Ruusbroec lui-même, dont nous nous sommes occupés, - | |
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aant.ou encore ce petit roman en vers de soeur Béatrice, la religieuse qui s'enfuit du cloître, entraînée par un fol amour, et qui, déçue, abandonnée, traîna longtemps par les chemins du monde ses pauvres pieds déchirés et but toutes les amertumes et toute la misère humaine, jusqu'au jour où, repentante et brisée, elle revint au couvent et vit, miracle inouï de charité, que nul n'avait remarqué son absence, parce que pendant ces années, la Vierge Marie elle-même avait pris sa place. Depuis, plus d'un auteur s'est inspiré de ce récit: Charles Nodier, Villiers de l'Isle-Adam, Maeterlinck, le conteur suisse Keller et le poète hollandais Boutens, d'autres encore, - mais les interprétations modernes ne font que mieux ressortir l'inaltérable jeunesse de l'original, d'un art si simple et si naturel, mais d'une mise en valeur, d'un rendu parfait, je dirais volontiers classique, d'une poésie si délicieuse et d'un accent d'humanité si largement et profondément émouvant. Mais je ne peux pas m'y arrêter, ce n'est pas mon sujet... Je veux seulement vous indiquer que voilà donc toute une littérature, qui embrasse les genres les plus variés, présente le caractère complet de ce qui a poussé en pleine terre, ce qui est sorti du coeur et du sang même de la race, de la vie sociale tout entière, - car cette littérature n'est pas seulement l'oeuvre de jongleurs ou de clercs, mais beaucoup de nobles ont participé à sa production, et même un duc de Brabant, Jean 1er, le modèle du chevalier, - et elle va du fabliau saupoudré de gros sel jusqu'au poème délicatement ciselé, des évangiles populaires coloriés comme une image d'Epinal ou enluminés comme les plus exquises miniatures, jusqu'aux sommets presque | |
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aant.inaccessibles de l'inspiration mystique. Car c'est là que je veux en venir: ce peuple amoureux du solide et du vrai, ce peuple qui dans les toiles de Rubens chante la chair avec un lyrisme d'ailleurs si puissant qu'il glorifie tout, ce peuple fut aussi un peuple de grands mystiques.
... Dans notre pays, le mouvement mystique s'est manifesté dès le XIIIe siècle par une littérature assez abondante. Et ce sont d'abord des femmes qui nous apparaissent là. Ce qui n'a rien d'étonnant, puisque dans la vie ordinaire déjà la femme incline plus naturellement aux vertus d'abnégation. Nous avons entre autres les vies latines de Marie d'Oignies, de sainte Christine de Saint-Trond, de Marguerite d'Ypres, qui mourut en sa 21e année, et une fort belle vie flamande de sainte Lutgarde de Tongres, poème un peu prolixe, il est vrai, - nous n'en possédons que le 2e et le 3e livres, qui comportent ensemble plus de 20.000 vers, - mais qui séduit par le tour aisé, la simplicité délicate et la grâce du récit, traversé d'un large courant d'amour divin tout blanc et lumineux. Je dois indiquer que ce mysticisme féminin n'a rien de théologique, la pensée y intervient à peine, il est purement sentimental, on n'y trouve que les transports et les effusions d'âmes recluses qui aspirent au ciel. Mais dans ce domaine les documents les plus surprenants nous sont fournis par les oeuvres d'une mystérieuse soeur Hadewych (Hadewych, c'est en français Hedvige), dont nous ne savons rien de bien certain. La langue qu'elle écrit semble indiquer la première moitié ou le milieu du XIIIe siècle. Nous avons d'elle des vers | |
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aant.et de la prose, - la première prose littéraire flamande. Elle s'inspire manifestement de la cadence des périodes latines. Je ne doute point pour ma part que soeur Hadewych ne sût le latin, et des érudits affirment qu'elle a dû lire entre autres saint Bernard et Albert le Grand. Cela me remplit de respect, - je suppose qu'il n'en est plus beaucoup parmi nous, Mesdames et Mesdemoiselles, qui aient le ‘De Adhaerendo Deo’ d'Albert le Grand comme livre de chevet... Il me semble pourtant que ces pages où soeur Hadewych décrit ses extases, ce qu'elle appelle elle-même ‘l'ivresse sacrée où l'âme se joue’, les pages où elle raconte ses visions et ses rencontres avec le divin Epoux, sont beaucoup plus près du Cantique des Cantiques, dans leur lyrisme parfois un peu inquiétant. Quoi qu'il en soit, cette prose est d'une hardiesse étonnante, et l'on aime à y suivre les combats de l'esprit s'étreignant avec une forme encore neuve et s'efforçant de lui faire dire l'indicible. - Quant aux vers de soeur Hadewych, parfois obscurs, je l'avoue, ils comptent parmi les choses les plus extraordinaires que le moyen-âge nous ait laissées. La facture des strophes et l'enchevêtrement des rimes y rappellent souvent les productions les plus raffinées et les plus savantes de la poésie aristocratique. Hadewych emprunte aux chansons des troubadours et des trouvères certaines expressions, des images, certains motifs, comme celui par exemple qui consiste à commencer un poème en célébrant le renouveau. Mais chez elle, toutes les formules de l'amour courtois sont transposées au bénéfice de l'Amant céleste. Et ce sont des accents passionnés et des cris brûlants, qui font penser à la fois aux odes de Sapho et aux ardeurs | |
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aant.extatiques de sainte Thérèse d'Avila. Hadewych est un vrai poète, en ce sens que, de son propre aveu, la poésie lui est un besoin, elle y recourt pour soulager son coeur, - sans y parvenir toujours: ‘Que me sert, dit-elle, de chanter mon amour, puisque je ne fais que prolonger mon tourment?’ Et autre part: ‘Ah! que les chemins de l'amour sont amers et sombres et cruels, d'abord... Mais il ne faut épargner ni la moëlle de ses os ni le sang de son coeur: plus profonde est la blessure, plus suave la guérison.’ Elle compare l'amour à une lumière, une rosée, une source fraîche, mais aussi à un charbon ardent, à un enfer qui dévore tout. Car Hadewych n'admet que le don complet de soi-même. Ecoutez ceci, et vous verrez de quelle façon elle repousse la modération, la ‘middelmaat’ dont on a voulu faire une de nos vertus nationales: ‘Ils disent, ceux que le monde appelle sages: le juste milieu (“middelheit”, c'est-à-dire “middelmaat”), le juste milieu fait la vie délectable... Ah non! pas de milieu (middelheit moet af), pas de milieu pour qui veut entrer au royaume de noblesse!’ On reconnaît là cette voix altière qui s'écrie ailleurs: ‘Coeur fier jamais ne connut crainte’. Vous voyez que Hadewych n'était pas une petite femmelette sentimentale. Voici ce qu'elle chante encore (je n'ai d'autre souci que de traduire aussi fidèlement que possible, sans essayer d'arrondir ni d'enjoliver): ‘Tantôt si doux, tantôt si douloureux, - Parfois sin lointain, et parfois si proche, - Qui comprend ceci - Sait ce qu'est l'amour et son allégresse, - Comment il me terrasse - Et m'embrasse - Tout à la fois. | |
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Tantôt si léger, tantôt si lourd, - Parfois si sombre et parfois si clair, - Etreint par la crainte, ou confiant et libre, - Prenant, dornnant, - Le coeur qui dans l'amour s'égare - Vivra toujours.’ Voici une autre pièce, d'une expression étrangement directe: ‘Toutes choses - Me sont trop étroites: - Je suis si vaste! - J'ai voulu saisir - L'incréé - Dans le temps éternel. Je voudrais encore hasarder la traduction littérale d'un fragment, en regrettant de ne pouvoir vous donner une idée de ces rythmes courts tout carillonnants de rimes pressées: ‘Je souffre, - Je m'efforce - De m'élever vers lui, - Je donne tout mon sang, - Je salue - La douceur - Dont j'attends - Qu'elle apaise - Mon ardeur. La strophe qui suit, et qui termine la pièce, est si bizarre qu'elle ne manquera pas de vous faire sourire: on dirait d'un oiseau qui s'amuse au son d'une même note toujours répétée; Hadewych s'enivre du mot | |
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aant.‘minne’, qui veut dire ‘amour’, mais qui est pris ici tantôt dans un sens abstrait, l'amour divin, tantôt dans un sens concret, le divin Amant, le Christ, ce que je traduis alors par ‘mon Amour’. La signification de ce gazouillis assez éperdu se ramène à ceci: Fais qu'en toi, mon Amour, c'est-à-dire le Christ, je puisse connaître pleinement le principe même de l'amour, l'amour universel, ce que Hadewych appelle ‘le tout-amour’. Voici cette strophe: ‘Ah! mon Amour, si je puis être ton amour, - Et qu'avec amour, ô mon Amour, je t'aime, - Ah! mon Amour, au nom de l'Amour, fais que mon amour - Connaisse pleinement en toi, mon Amour, le toutamour!’ C'est en tout cas fort original, comme vous voyez, et pour ma part je ne connais rien dans la littérature européenne de cette époque-là qui soit d'un lyrisme aussi personnel. Permettez-moi de vous citer encore cette pièce, d'un accent très moderne, c'est-à-dire de tous les temps: ‘Le plus doux de l'amour, ce sont ses tempêtes, - Son abîme le plus profond est sa forme la plus belle, - Se perdre en lui, c'est toucher au but, - Avoir faim de lui, c'est être rassasié, - Etre blessé par lui, c'est se guérir, - Son plus grand courroux est sa plus chère merci, - Son silence le plus secret est son chant le plus haut...’ | |
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Ne sont-ce pas là des vers magnifiques?: ‘Le plus doux de l'amour, ce sont ses tempêtes. - Son abîme le plus profond est sa forme la plus belle, - Son silence le plus secret est son chant le plus haut...’
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