Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermd
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aant.Gerhart HauptmannGa naar voetnoot*Pendant qu'en France, Zola appelait aux quatre coins du ciel le Messie qui devait régénérer la littérature dramatique, et que des naturalistes myopes, d'après des formules rigoureuses, édifiaient de pénibles actes avec des documents et une langue de clinique ou de faits-divers, le théâtre dont on attendait si impatiemment la venue s'épanouissait naturellement à l'étranger. Des pléiades d'artistes depuis longtemps s'étaient mis à l'oeuvre, mais leur, gloire restait confinée dans le Nord. Aujourd'hui, les noms de Tolstoï et de Henrik Ibsen se sont imposés. Mais qui a lu Strindberg et Björnson, Pisemski et Potjechin? Qui connait von Wildenbruch, Arno Holz, Anzengruber, Hauptmann, Sudermann? Tous n'ont certes pas suivi la même route, mais tous ont fait de l'art solide, aussi peu conventionnel que possible, de l'art vrai et humain, en des oeuvres parfois un peu brumeuses, parfois un peu traînantes, mais sincères, inflexiblement logiques, et d'une hauteur de pensée à laquelle ne nous ont pas habitués les metteurs en scène de ‘tranches de vie’. En Allemagne, le nouveau mouvement se dessina il y a trois ou quatre ans. Les avant-coureurs, Bleibtreu, Conrad Alberti, Voss, et d'autres, entamèrent avec | |
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aant.une crâne turbulence la lutte contre la convention théâtrale. Mais ils durent sacrifier eux-mêmes à cette convention qu'ils attaquaient, et leurs pièces, assez boiteuses me semble-t-il, poussèrent encore en pleine terre romantique. Ce fut un avortement. Il est vrai qu'ils se lançaient à l'assaut d'une résistante forteresse. Se figure-t-on bien le public qui sévissait sur la littérature dramatique allemande, pendant ces vingt dernières années? Des représentants de la haute et la moyenne bourgeoisie, des fonctionnaires à l'esprit très administratifs, des négociants accompagnés de leurs sentimentales filles à marier, de brillants officiers venus pour lorgner les femmes, toute une société dont les péchés mignons étaient la frivolité, l'égoïsme, la pruderie, l'indifférence, le misonéisme, la médiocrité. Un public joignant au snobisme habituel de toute bourgeoisie la méfiance rogue du Prussien. Et ce fut alors, sous l'influence française, un pullulement redoutable de petits Dumas et de Sardous quelconques. On fit beaucoup d'esprit à cette époque. Dans l'invariable ‘salon richement meublé’, on vit des messieurs fort distingués marivaudant avec une incontestable distinction en compagnie de jeunes dames et de petites ‘Backfische’ non moins distinguées. La Flèche d'Essai, qu'on nous a exhibée cet hiver, est une des bonnes pièces de ce genre. On écartait soigneusement toute question trop inquiétante, tout problème trop épineux, qui eût pu troubler les digestions. Il semblait que l'unique sujet digne d'examen fût désormais le ‘struggle for wives’. Mais, si les Allemands produisaient peu, ils s'assimi- | |
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aant.laient beaucoup d'oeuvres et d'idées. Chez eux confluaient les littératures française, slave et scandinave. On parcourut, puis on dévora Zola. En même temps que le souffle puissant de ce maître, arrivait à Berlin la toux poussive du mondain Bourget, qui se fit là-bas une popularité étonnante de chef d'école, fondateur du ‘Bourgetisme.’ Son influence pourtant fut heureuse, et ses scalpels allaient bientôt servir à de terribles dissections. Mais un courant opposé plus large encore, venait de la Russie. On lisait ce colossal remueur d'humanité, Tolstoï, et on le comprenait. On se pénétrait des oeuvres de Dostojewski, ce sombre et inquiétant poème de souffrance. L'influence de la Scandinavie fut la plus puissante. Dans la vieille terre volcanique couvait une révolution. Ibsen, ce puritain émancipé, prêchait son austère conception de l'existence en des pièces inexorables, partait en lutte contre le mensonge sous toutes ses formes, et rêvait déjà une société bâtie sur la vérité, la liberté, l'amour, une société où la joie de vivre du Paganisme s'unirait à la charité chrétienne. Le drame s'élargissait. Il ne se contentait plus de raconter des cancans de boudoir, il ne se bornait plus à l'étude d'un caractère, à la peinture d'une classe. Il s'attaquait de front aux questions sociales, voulait mettre sur la scène toute la synthèese de la vie. Il était difficile de se soustraire à l'influence d'un génie tel que Henrik Ibsen. Lui-même vint s'établir en Allemagne, et les digestions entravées protestèrent. Il y eut des tempêtes, et l'on se rappellera longtemps la première représentation des ‘Revenants’, donnée à | |
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aant.Berlin en '87. Les théories se colletèrent, on cria très fort. Ibsen avait apporté le verbe, et des défenseurs acharnés se levèrent pour écraser des détracteurs non moins acharnés. Cette collision d'idées détermina le mouvement dramatique nouveau. Il avait longtemps couvé, il s'était élaboré dans l'ombre. Il allait maintenant essayer ses premiers pas. Antoine trouva des imitateurs, il se fonda un Théâtre-Libre, un nouveau Théâtre-Libre, un Théâtre-Libre populaire, que sais-je encore? On jouait la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, le Père de Strindberg, l'Embûche du Destin de Potsechin. Puis les oeuvres originales, le Quatrième Commandement de Anzengruber, les drames de Hauptmann, la Famille Selicke de Holz et Schlaf, l'Honneur et la Fin de Sodome de Sudermann... Toutes pièces fort discutées, mais apportant au moins des éléments nouveaux, essayant de donner à l'Allemagne un théâtre national. La situation d'ailleurs avait changé, et ce ‘Sturm und Drang’ devenait possible. Le socialisme, affermi par sa culture scientifique et philosophique, réagissait contre l'indifférence de la bourgeoisie, et en même temps donnait aux dramaturges sa conception positive et peutêtre trop matérialiste de la vie. On s'apercevait enfin qu'il pouvait exister un autre milieu à étudier que le monde élégant. Le flirtage des jeunes officiers galants et des petites dames spirituelles commençait à paraître bien insipide et bien faux à d'aucuns. Les estomacs demandaient un plat plus tonique. On finit par trouver assez pleutre l'esthétique de ces oeuvres à l'eau-de-rose, qui ne savaient être ni de la réalité, ni du rêve, et qui, pour compenser leur désolante habileté, ne s'ennoblissaient | |
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aant.même pas d'un peu de douleur. Bientêt, les clameurs du pavé montèrent jusqu'aux fenêtres du ‘salon richement meublé’, où les Blumenthal, les von Moser, les Schöntan serinaient leur petite musique; et la scène fut assez brutalement envahie par des hommes d'action, solidement musclés et bien vivants. Au Théâtre-Libre de Berlin, Gerhart Hauptmann ouvrit la première campagne. Suivant l'expression d'un critique, quand parut Avant l'Aube - ‘drame social’ - on lança au réalisme plus de boue que celui-ci n'en avait jamais remuée. Paul Lindau poussa des cris perçants, les journalistes furent indignés. Puis on chicana l'emploi du patois en tel ou tel dialogue, la valeur scientifique de tel ou tel fait. Otto Brahm lui-même, dans son article de la Nation, ne se prononçait pas catégoriquement, et semblait attendre la première représentation pour émettre son avis. Cette représentation fut un combat. Les sifflets stridèrent avec opiniâtreté, mais ne purent couvrir les applaudissements. La bataille ne devait être définitivement gagnée que par la seconde pièce de Hauptmann. Avant l'Aube nous montre la corruption, l'abrutissement progressif de paysans subitement devenus opulents, tous les vices de la civilisation envahissant avec l'or un village de la Poméranie que la découverte de houillères a enrichi. Le vice dominant, sur lequel l'auteur insiste peut-être trop, est l'ivrognerie. Dans la famille Krause - le ménage-type que Hauptmann nous présente - le vieux père est absolument alcoolisé. Sa fille aînée - qu'il tient d'un premier mariage - ne vaut guère mieux. Son mari, l'ingénieur Hoffmann, est l'un des personnages les plus intéressants et les plus vrais de la pièce. | |
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Il s'est débarrassé avec habileté de toutes les conceptions idéales de sa jeunesse: un idéal est un bagage bien encombrant pour traverser la vie. Il s'est insinué dans ces parages, écartant les paysans des houillères en spéculant sur leur bêtise, a concentré en ses mains l'exploitation minière, et, devenu riche, s'abandonne à tous ses instincts. Quant è la femme Krause, c'est une épaisse parvenue, égoïste, vaniteuse et rapace, qui s'abandonne à son neveu, Koahl-Wilhelm, tout en voulant lui faire épouser sa fille Hélène. Celle-ci est d'une psychologie plus complexe. C'est une fleur ambiguë, d'une teinte délicate. Hélène a été élevée en pension, et sa nature s'y est quelque peu affinée. Elle a horreur du bourbier où elle est forcée de vivre, et de toute cette dorure de mauvais lieu. Il est étrange, ce caractère où les nostalgies de liberté et les sourdes révoltes se combinent à une abnégation silencieuse à travers les souffrances. Nous trouvons encore chez Hélène un mélange attirant de sensualisme et de chasteté. Ses nerfs sont déjà ébranlés par l'hérédité; et dès qu'un homme plus intellectuel se présentera à elle, ses désirs vagues et sa sentimentalité de jeune fille la pousseront invinciblement vers lui. Cet homme, c'est Alfred Loth, un ancien ami d'Hoffmann. Il est, lui, resté fidèle aux généreuses utopies de la vie d'étudiant. Il s'est lancé dans le mouvement ouvrier, et vient faire en ces contrées une enquête sur la condition des mineurs. Il demande l'appui d'Hoffmann, qui trouve habile de dissimuler et le reçoit royalement, afin de l'obliger envers lui. Cependant Loth, d'une conviction rigoureuse, ‘à cheval sur les principes’, | |
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refuse de boire du champagne à table, fait une dissertation sur l'abus des boissons fortes et expose une statistique de l'alcoolisme en Amérique. On sent là l'orateur socialiste, toujours prêt à développer et à défendre ses opinions chéries. Hélène va trouver en lui un dérivatif à ses désirs et à ses rêveries. Les idées auxquelles il se dévoue, elle les fait siennes, sans toujours complètement les comprendre. Son unique angoisse maintenant, c'est que Loth ne s'aperçoive de l'état où croupit la famille Krause. C'est une lutte silencieuse et continuelle pour éloigner le père de la maison, pour l'aider à rentrer sans bruit la nuit. Elle a peine à ravaler ses dégoûts, et quand un jour Hoffmann tente de la violer, son haut-le-coeur la rejette toute entière vers Loth, qui lui est une nouvelle patrie. Celui-ci veut prendre congé, mais Hélène, les nerfs surexcités, l'arrête, balbutie sa honte et son amour, et tombe éperdue en ses bras. Cette scène, intense et puissante, termine le troisième acte. Jusqu'ici l'action s'est développée naturellement, avec la simplicité de la vie. L'intervention de l'artiste n'est pas visible, et parfois même un plan rigoureux semble manquer. A partir du quatrième acte, les caractères se sont dessinés; Hauptmann ne s'abandonne plus à son instinct dramatique, il conduit ses personnages, ménage des contrastes, arrange des effets de scène. Le but à atteindre apparait trop net. Ce n'est plus de l'art direct et spontané. C'est au quatrième acte que se place la grande scène d'amour qui souleva des applaudissements unanimes. Le dialogue est étonnamment fouillé, et l'on peut en | |
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aant.étudier les chocs de sentiments divers. Ce flirtage, sensuel et sentimental à la fois, n'est plus celui des éternels amants d'opéra comique. Nous sentons en Loth et en Hélène des âmes modernes, continuellement en lutte avec l'existence. Le critique Kaberlin disait ingénieusement d'Hélène que c'était ‘la Gretchen sociale.’ Le cinquième acte se joue vers quatre heures du matin. La femme d'Hoffmann se tord dans les douleurs de l'enfantement. On sent du malheur dans l'air. Sur la scène, le va-et-vient anxieux du mari, du docteur. Celuici semble bien calqué sur Relling, ce profond cynique qui entretient chez ses malades le ‘mensonge vital’, et, dans ses railleries à froid, a des mots d'une vérité si révoltante. Tout l'acte d'ailleurs se ressent un peu de Henrik Ibsen. Le docteur n'intervient dans le drame que pour dévoiler à Loth les turpitudes dans lesquelles sont plongés les Krause. Loth a sur le mariage - comme sur toutes choses - des opinions bien arrêtées de théoricien socialiste: seuls les gens parfaitement sains peuvent se marier. Son rêve s'écroule, il oublie - un peu vite, me semble-t-il - son amour pour Hélène, et part. Mais Hélèene n'est pas de la race de Gregor Werle: ce n'est pas une des natures que symbolise le fameux canard sauvage, se retenant obstinément du bec aux algues du fond, et mourant dans la vase où il est tombé l'aile cassée. Elle n'est pas de ceux qui ne peuvent se développer pleinement que dans un air vicié. Elle a besoin, elle, d'un peu d'idéal pour vivre. Et quand cet idéal s'échappera de ses doigts, elle préférera la mort au ‘mensonge vital’. | |
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Elle est accourue, criant à Hoffmann inquiet la terrible nouvelle: ‘L'enfant est mort-né!...’ L'ingénieur s'est lancé vers la chambre de l'accouchée, et Hélène reste seule, cherchant Loth. Elle finit par découvrir le papier où il a griffonné l'annonce de son départ. Hélène apprend soudain la dure vérité, les dents serrées, les mains tremblantes, et après un silencieux combat intime, elle détache du mur un couteau de chasse. Dans la rue, un pas hésitant résonne, et une chanson rauque de vieillard ivre monte jusqu'aux fenêtres: ‘Dohie hä, hoa' iich nee a hibsche Töchter? Dohie hä!...’ C'est le père Krause qui rentre. Hélène se sauve dans la chambre d' Hoffmann, et la scène reste vide. La voix de rogomme se rapproche.. ‘Dohie hä! Hoa' iich nee die schinsten Zähne? Dohie hä!...’ Une servante entre, appelle Hélène, arrive devant la chambre dont la porte est restée ouverte. Elle pousse un cri pençant, et s'enfuit, les bras au ciel. Pendant quelques secondes, ses clameurs d'épouvante s'éloignent, s'affaiblissent au loin... Un bruit lourd de porte qui retombe. Dans le grand silence, on n'entend plus que la voix hoqueteuse de Krause, chevrotant dans l'escalier: ‘Hoa' iicjh nee a hibsche Töchter? Dohie hä...’ Tel est ce drame qui souleva l'indignation des journalistes vertueux. En somme, nous pouvons remercier l'auteur de ne pas s'être engagé trop avant dans l'impasse du naturalisme systématique. Il aurait pu semer les scènes de copulation tout le long de sa pièce, relever le dialogue de gueulées populacières, et jouer le ‘pessimiste quand même’ en faisant retomber Hélène dans le bourbier commun. Celle-ci apparaît au premier plan, | |
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aant.et console un peu de ses tristes parents. Nous songerions plutôt a reprocher à cette première pièce une vision encore trop matérialiste des choses. A part Hélène, aucun personnage ne nous offre des dessous d'âme curieux. Tous sont très peu compliqués; de la chair, et rien de plus. Trop de muscles et pas assez de nerfs. En certaines scènes, la main de l'artiste semble encore inexpérimentée, n'a pas cette sûreté de touche de ses drames postérieurs. Certains caractères manquent de profondeur et de relief; Loth lui-même est assez énigmatique et falot. En outre, le dialogue des derniers actes est parfois un peu fatigué et flasque. Remarquons aussi un défaut auquel bien peu d'oeuvres de début peuvent échapper: on sent trop chez l'auteur l'influence des aînes. Ici, tout fait songer à Zola et à Ibsen: la théorie de l'hérédité psychologique, le combat de la volonté contre la fatalité de la vie, de la liberté contre le mensonge, le choc des idées nouvelles et de préjugés anciens, le détraquement d'une société agonisante et la nostalgie vers un âge nouveau. Krause rappelle Coupeau, Loth rappelle Mortensgaerd, le docteur Schimmelpenninck rappelle le docteur Relling. Le titre luimême: Avant l'Aube nous fait songer au cri de détresse suprême que pousse la voix atone d'Oswald Alving: ‘Le soleil!...’ On sent que Hauptmann a voulu introduire dans son oeuvre plus de faits et d'idées qu'elle n'en pouvait contenir. On sent qu'il a voulu déverser de son âme toutes les alluvions que ses lectures y avaient laissées. Est-ce à nous de lui en faire un grief, s'il a essayé plus qu'il n'a pu? Cette ambition de faire vaste annonce déjà | |
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aant.l'artiste de haut vol que devait révéler ses drames postérieurs. Et s'il avait échoué dans sa tentative, sa défaite aurait été plus glorieuse encore que le succès de ceux qui, sans se douter que l'art est en perpétuel devenir, se traînent servilement dans l'ornière de leurs prédécesseurs, moulent sempiternellement le même air et sempiternellement nous servent le même plat de clichés rances.
Chaque pièce de Hauptmann marque une évolution de son talent. Quand il publie Das Friedensfest (La Fête de la Réconciliation), le dramaturge a su se débarrasser de toutes les influences qu'avaient exercées sur lui des lectures antérieures. Nous ne rencontrons plus ici les lieux-communs socialistes développés dans Avant l'Aube, ni ces tirades, d'une amertume un peu factice, sur le pourrissement de notre société. L'auteur continue à examiner l'hérédité psychologique, mais il le fait avec plus de méthode et d'objectivité que dans son oeuvre de début. Il veut maintenant appliquer avec toute la sincérité possible le principe de l'expérimentation; il place les caractères dans une situation donnée, et laisse les événements se déduire en quelque sorte d'euxmêmes, d'une façon toute rigoureuse et naturelle. En même temps, il se transporte dans un milieu moins repoussant que le ménage Krause, et peut-être plus vrai. Il ne s'intéresse plus tant à la ‘bête humaine’ qui est en nous; il a déserté la brigade des naturalistes disséqueurs de phallus. Hauptmann s'attaque enfin à des études plus compliquées, plus dignes d'attention que celles des inconscientes brutes aux cerveaux rudimentaires et trop faciles à explorer. Il s'applique à l'analyse | |
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d'esprits déjà raffinés, nerveux, très modernes - c'està-dire un peu malades - et dissertant eux-mêmes sur leur maladie avec le scepticisme amer et absolu des impuissants. Dès qu'un auteur nous montre des névrosés (remarquons en passant que la névrose a envahi en même temps toutes les littératures de l'Europe), les ‘princes de la critique’ crient très fort que la scène n'est pas une salle d'hôpital, et qu'un diagnostic médical ne remplace pas l'action dramatiqueGa naar voetnoot*. Comme si les affections de l'esprit n'étaient pas dignes d'examen! Ces drames internes des consciences déséquilibrées ne peuvent-ils devenir cent fois plus passionnants que les oeuvrettes anodines des écrivains rassis et bien portants qui voient tout en rose après une heureuse digestion? Une bonne petite maladie qui aiguise les sens me semble plus attrayante que la santé satisfaite, et j'avoue - peut-être ai-je le goût fort perverti - ne rien connaître de plus tragique qu'un ouvrage de psychiatrie. D'ailleurs, la littérature pleine de bon sens que l'on appelle ‘saine’ ne l'est généralement pas, car elle manque de jeunesse, elle n'a plus assez de sève vitale, de force créatrice. En notre époque tourmentée, décrépite et ‘décadente’, elle m'apparaît comme une vieille fille qui minaude encore, se fardant de naïveté et se maquillant de pruderie. Ce sont donc des névropathes et des impuissants que Gerhart Hauptmann a peints dans les deux pièces qu'il nous reste à examiner: Das Friedensfest, ‘eine | |
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aant.Familienkatastrophe’, et Einsame Menschen (les Isolés). Je ne m'arrêterai pas à raconter ces drames: l'action n'y est rien, l'étude des caractères tout. L'auteur, avec un art subtil et exquis, a nuancé et fignolé les détails, en a fait un tissu très serré et très finement achevé de remarques, de traits épars, de bouts de conservation qui doivent nous faire pénétrer dans le tréfonds psychologique des personnages. Ce sont des tableaux à la petite touche, des toiles au pointillé, mouchetées avec une patience et une sûreté rares, dans une tonalité un peu grise.
Dans la Réconciliation, Hauptmann nous présente une famille dont tous les membres sont doués d'une surexcitation nerveuse très intense. Le père a roulé le monde; ce Scholz est le type de l'homme faible à l'humeur bourrue et capricante qui, sans cesse séduit par de nouvelles entreprises, échafaude des plans, et n'attend même pas que ceux-ci se soient écroulés d'eux-mêmes pour en échafauder d'autres. Le perpétuel avortement de toutes choses l'a exacerbé, lui a planté dans le cerveau des germes morbides. Et lui-même, par la vie irrégulière qu'il mène, semble cultiver sa monomanie de la persécution. Cet homme de quarante ans a épousé une enfant de seize, une frêle jeune fille bourgeoise, sortie d'un petit monde aux petites idées. Sa sensibilité la rend plus accessible aux misères quotidiennes, et toute sa pauvre âme, qui voudrait être dorlotée, semble se recroqueviller dès que se lève le vent d'orage. D'après l'expression d'un des fils, ce mariage est ‘un | |
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marécage stagnant aux exhalaisons putrides’. Les enfants ont poussé solitaires, dans cet air vicié et froid. Il est curieux d'examiner ici les déviations de l'hérédité en ces différents tempéraments. La fille, Augusta, a un fond de haine, ou plutôt de mécontentement continuel et aigrelet. Les fils, chassés plusieurs fois de la maison parce qu'ils ne se pliaient pas à la rigide volonté du père, ont mené la même vie vagabonde que lui. Robert est le jeune homme que les dernières productions françaises nous ont déjà appris à connaître, et que l'esprit facile des reporters boulevardiers étiquettera de ‘fin de siècle’: une nervosité presque hystérique et, de plus, un cynisme à froid, le scepticisme de ceux qui sont revenus de tout sans y être allés. Wilhelm, lui, a souffert de vices secrets dont l'auteur ne parle qu'en termes vagues. Plusieurs fois il est rentré à la maison paternelle et y a trouvé les mêmes douleurs dans le même ménage sans amour. Un jour, au cours d'une dispute violente avec le vieux Scholz, qui avait calomnié sa mère, il le soufflette et s'enfuit éperdu. Il se remet alors à trainer son ancienne existence nomade, accroissant de remords son activité fébrile et maladive. Il s'est épris d'une jeune fille, et la mère de celle-ci le décide à une réconciliation solennelle. Cette réconciliation, c'est l'unique sujet du drame. Au jour de Noël, nous voyons la famille entière réunie autour de l'arbre symbolique. Hauptmann étudie alors les attractions, les répulsions et les chocs de ces tempéraments chargés de nervosité de pôles contraires. Je le répète, toute analyse est ici impossible: la pièce n'est curieuse que par sa multitude de détails, agencés de façon si | |
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aant.délicate et en même temps si solide, que le moindre d'entre eux contribue à l'impression d'ensemble. Ainsi que l'on pouvait s'y attendre, la réconciliation n'est encore que provisoire: elle dure une demi-heure, et l'espoir en une vie enfin heureuse doit de nouveau être abandonné. Une discussion a surgi, Augusta et Robert ont pris parti contre le vieux Scholz. Le monomane sent autour de lui une sourde hostilité, il se débat contre elle, et quand Wilhelm, pour le calmer, pose la main sur son bras, le père revoit soudain en lui le fils qui autrefois l'a frappé. Il s'enfuit épouvanté, poussant des cris perçants, et finit par tomber sous une attaque d'apoplexie. Wilhelm, à son tour, est pris de scrupules. A-t-il le droit de se marier? Son mariage ne sera-t-il pas aussi un ‘marécage stagnant’? A quoi bon produire d'autres avortons auxquels il transmettra ses vices et ses maladies? Sa fiancée le réconforte, et d'une main douce et ferme l'entraîne vers le chevet du père moribond. Hauptmann termine ici son oeuvre, et laisse deviner le dénouement. On sent bien que le faible caractère de Wilhelm se rendra aux raisons de la jeune fille. Mais les époux souffriront-ils encore de la sempiternelle détresse des illusions qui vont à vau-l'eau, et leur ménage sera-t-il la reproduction du ménage Scholz, accru de tous les maux qui résultent d'une conscience plus nette de la situation? L'auteur n'a-t-il pas plutôt voulu nous laisser l'espoir d'une rédemption possible? Et l'amour ne pourra-t-il triompher enfin de cette fatalité que l'hérédité fait peser sur les hommes? C'est l'αναγϰη de l'hérédité, ce Fatum moderne, qui | |
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donne à ces drames toute leur puissance tragique. C'est le personnage mystérieux, la présence invisible qui dirige toute l'action, une force terrible et inconnue qui châtie dans les enfants les crimes des pères et pousse éternellement les hommes dans la même ornière des vices, jusqu'à la dégénérescence finale des races. Cette conception de l'hérédité est-elle scientifiquement vraie? Peu importe, si l'écrivain en tire des effets poignants. Point n'est besoin de répondre aux spirituels critiques qui s'imaginent démolir telle oeuvre d'artiste en attaquant le déterminisme et en allongeant des tirades sur le libre arbitre.
C'est encore un impuissant que le héros de Einsame Menschen, la dernière pièce de Hauptmann, parue cette année. Mais ici, l'auteur naturaliste met en scène des gens parfaitement vertueux. Il ne nous exhibe plus, comme dans Vor Sonnenaufgang, des animaux présentés en liberté, ni des névropathes exacerbés comme dans Das Friedensfest. La première oeuvre donnait trop d'importance à la chair, la deuxième aux nerfs. Ici, c'est l'esprit qui le requiert surtout. Et en même temps il s'est départi de sa dureté et de son amertume, et une immense pitié traverse tout le drame. Johannes Bockerat a été élevé dans la rigueur d'un piétisme austère, et sa nature sensitive s'est aiguisée dans la solitude. Puis, subitement transporté dans le mouvement intense d'une université et lancé dans des études de science positive et expérimentale, il s'est petit à petit débarrassé de tout le poids mort de ses conceptions primitives. Mais il ne peut s'empêcher de | |
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jeter un regard en arrière sur le monde qu'il a quitté, et se trouve quelque peu dépaysé dans la vie moderne. C'est un de ces innombrables malheureux qui n'ont pas l'énergie nécessaire pour sortir de leur position ambiguë entre l'ancienne et la nouvelle société, et qui se partagent entre le désir de la lutte à l'air libre et la nostalgie de la foi quiète d'autrefois. Bockerat est regardé comme infidèle et renégat par ses parents, parce qu'il ne pratique point le culte, et d'un autre côté ses amis le traitent de réactionnaire, parce que, à la demande de sa femme, il a fait baptiser son enfant. Il se trouve donc isolé, et tâche de s'étourdir dans l'étude; mais l'isolement est néfaste pour cette débile volonté qui a toujours besoin d'un entraînement préalable avant de se jeter dans l'action. Sa femme même ne peut être une confidente pour lui. Personne qui puisse le comprendre, jusqu'au jour où une étudiante russe, Anna Mahr, vient passer quelques jours dans la maison. Elle aussi, par son esprit émancipé, est isolée dans son sexe. Avec une délicatesse infinie de nuances, Hauptmann nous montre l'affection croissante qui lie ces deux coeurs solitaires. Le jour où ils s'aperçoivent qu'ils s'aiment, la jeune fille part. Bockerat, plus faible et plus profondément secoué par la séparation, se noie. A la lecture, peu d'oeuvres font une impression plus saisissante que ce drame intime se déroulant avec lenteur dans cette atmosphère de calme et de piété. Car ici, le drame ne se limite pas à l'action présentée en scène. Le véritable drame est autour, au delà. Les paroles proférées nous ouvrent des perspectives étendues. Quand les parents de Bockerat, qui n'ont pas saisi | |
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combien délicat était son attachement pour Anna Mahr, veulent le détourner de cet ‘amour coupable’, en invoquant des versets de la Bible, nous sentons bien qu'il n'y a pas seulement en présence deux ou trois personnages quelconques pris dans la moyenne de l'humanité, mais qu'ici se heurtent deux mondes. Nous assistons à la lutte entre le passé et le présent, et nous sentons quel abîme les sépare. Et ce qui fait l'intérêt puissant de cette oeuvre, c'est que tous, nous nous reconnaissons un peu dans le pauvre impuissant de Einsame Menschen. A des degrés différents, nous avons encore bien des attaches dans le catholicisme, et bien peu osent sacrifier toutes leurs illusions défuntes pour marcher résolument vers l'avenir, et marcher aussi loin que possible, avec une logique rigide. Comme Bockerat, nous avons tous quelques morts que nous traînons derrière nous en traversant la vie, et que nous n'avons pas le courage d'abandonner sur la route. Aujourd'hui, dans le conflit général des écoles et des doctrines, nous sommes assez faibles pour regretter quelquefois l'époque où les âmes simples et tranquilles, à l'abri du doute, avaient leur foi pour unique pierre de touche. Comme le malheureux et pitoyable ‘isolé’ de Gerhart Hauptmann, nous nous sentons tous un peu les sceptiques amphibies d'une époque où la Religion n'existe plus et où la Science n'existe pas encore.
1891-1892 |
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