Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdaant.Walt WhitmanChers camarades, - Je suis trèes heureux d'avoir pu accepter l'invitation du personnel enseignant socialiste; c'est toujours un plaisir de parler de choses que l'on aime. A condition pourtant que vous n'alliez pas exiger de moi une ‘conférence’, mais que vous me permettiez de vous entretenir tout simplement et familièrement de ce poète américain, Walt Whitman, qui m'a fortement impressionné, quand j'étais encore tout jeune et qui n'a pas cessé depuis de me procurer des joies profondes. Je me suis essayé à plusieurs reprises à le faire connaître par des traductions au public de langue néerlandaise, et je ne suis pas fâché de contribuer à répandre le goût de cette personnalité extraordinaire, maintenant qu'elle est enfin accessible à ceux qui ne lisent que le français, grâce à la traduction généralement fort bonne qu'a publiée le Mercure de France de son oeuvre la plus typique, Les Feuilles d'Herbe. Permettez-moi tout d'abord de vous présenter l'homme. | |
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Né aux environs de New York, - son père de descendance anglaise, sa mère de descendance hollandaise. Son père était d'abord fermier, devint ensuite charpentier. Quand le petit Walt eut 4 ans, la famille alla se fixer à Brooklyn, qui commençait à se développer à ce moment. A l'âge de 13 ans, Walt dut gagner son pain, passa par des métiers divers, fut garçon de courses, typographe, ce qui lui donna l'occasion de lire pas mal, - à 18 ans, il est maître d'école à la campagne. Il fonde un petit journal hebdomadaire, qu'il remplit tout entier, compose, imprime, édite et distribue lui-même, allant à cheval de ferme en ferme. Je dois ajouter qu'il administrait sa feuille avec une très poétique négligence et qu'elle n'eut pas la vie longue. Bientôt nous le retrouvons en qualité de journaliste à New York, écrivant des vers et des nouvelles de valeur littéraire totalement nulle. Ne croyez pas d'ailleurs qu'il vécût d'une vie enfiévrée, il ne se foulait jamais la rate, ne se laissait jamais accaparer par sa besogne, type du parfait dilettante qui, dès qu'un rayon de soleil l'attirait au dehors, lâchait son bureau de rédaction en se disant que les états européens se débrouilleraient bien entr'eux et que les peuples apprendraient toujours assez tôt les dernières bévues de leurs gouvernements. Il disparaissait parfois pendant une couple de semaines et allait se retremper dans la pleine nature, puis revenait avec un calme imperturbable se rasseoir à son pupitre. C'était un bon géant, type mâle et vigoureux, toujours en équilibre parfait, ayant le regard d'un ‘animal inaffecté’. Il n'avait jamais un mouvement d'humeur. Il ne se pressait jamais, lisait peu, discutait encore moins. Après | |
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quelques heures de travail, sa principale occupation était de flâner par les rues, absorbant avec volupté le spectacle de la foule. Il se sentait le mieux chez lui dans la foule ou dans la pleine nature, au bord de la mer. L'un de ses plaisirs favoris était de passer et de repasser la rivière dans le bac qui reliait New York à Brooklyn, ou bien de fraterniser avec les cochers d'omnibus, d'aller s'asseoir à côté de l'un d'eux sur le siège et de parcourir ainsi New York. Il les connaissait tous, les cochers d'omnibus, passait ainsi des heures à rouler avec eux, déclamant dans le tintamarre des roues et de la foule des fragments de l'Iliade ou des versets de la Bible. Plus tard, quand il apparaîtra à certains comme le Messie de l'Amérique nouvelle, d'humbles wattmen remplaceront auprès de lui les pêcheurs de Galilée, et un jeune cocher d'omnibus sera son Saint Jean. Il aimait les natures simples, frustes, élémentaires et franches, causait avec les ouvriers, s'intéressant à tout, partant chez lui, toujours prêt à jouir avec le premier venu de l'instant présent, comme à l'âge d'or. - Il avait une trentaine d'années, quand il fit pour une affaire de journal à monter - affaire qui ne réussit pas - un voyage à la Nouvelle Orléans, puis il abandonna le journalisme pour devenir charpentier, donnant un coup de main à son père, puis construisant lui-même de petites maisons, dans un faubourg mi-rural de Brooklyn, petites maisons faites surtout en bois, qu'il vendait immédiatement. Comme Brooklyn se développait très rapidement, il gagna de l'argent et aurait pu faire fortune, mais il s'aperçut avec une surprise pénible qu'il allait devenir riche, et se ressaisit à temps, au désespoir de sa famille | |
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qui ne comprenait pas qu'il tournât aussi carrément le dos à l'avenir le plus lucratif. Mais un projet avait surgi en lui, un projet que personne n'aurait pu soupçonner chez ce garçon-là et auquel rien ne semblait le préparer. Il en parlait lui-même plus tard, comme d'une grâce qui l'avait touché, une révélation venue subitement d'en haut et qui s'était imposée à lui, qui s'était emparée de lui: le projet de faire un livre qui ne ressemblerait à aucun autre livre au monde, un livre qui ferait de lui le poète représentatif du nouveau monde et des temps nouveaux; un livre dans lequel il s'exprimerait lui-même tout entier, avec tout ce qu'il y avait en lui, jusqu'à ses moindres sensations et ses expériences les plus quotidiennes, l'individu Walt Whitman, non seulement l'homme pensant ou rêvant, mais l'individu tout entier; et cet individu déterminé Walt Whitman, de pied en cap, en chair et en os, serait conçu en même temps comme image de l'Américain, et de l'homme moderne. Ce livre parut en 1855 (Walt Whitman avait alors 36 ans) et s'appelait bizarrement Leaves of Grass, Feuilles d'Herbe. Il l'avait imprimé et publié lui-même. L'ouvrage excita la risée de quelques uns, scandalisa quelques autres par son indécence sereine, et passa inaperçu du grand public. On n'en vendit que trois ou quatre exemplaires. Walt Whitman en publia plusieurs éditions successives, ajoutant chaque fois des poèmes. Au bout de quelques années le livre se répandit, et il atteignit le succès, en ce sens que l'opinion de quelques uns devint l'opinion du grand nombre, et que Walt Whitman connut cette volupté qu'il n'est pas donné à tout le monde de savourer, celle d'être entouré de l'indignation et du mépris universel | |
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des imbéciles. Il n'en continua pas moins d'accroître sans cesse son volume qui n'atteignit sa forme la plus complète que dans l'édition de 1891, un an avant la mort du poète. Ce livre, c'est donc toute sa vie. Je voudrais vous faire saisir les idées directrices ou plutôt les sentiments fonciers des Feuilles d'Herbe qui constituent les assises de toute son oeuvre. Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est un amour débordant de la vie, qui apparaît dans son ensemble et dans toutes ses manifestations également divine. Tout est bien et beau, comme une feuille d'un arbre l'est autant qu'une autre feuille, une branche autant que la racine ou l'écorce, il n'y a ni haut ni bas, rien de noble ni de vulgaire dans tout ce qui croît, ce qui est de la vie. Il n'est pas d'homme inférieur à un autre, le corps est aussi sacré que l'esprit, il n'y a pas une partie de notre corps qui soit moins sacrée que le reste. (Chant du sexe). Les étoiles dans le ciel, la fourmi à mes pieds, mon propre être, ma respiration, toutes les manifestations possibles de la vie aux millions et millions de formes, tout cela est divin et un insondable miracle sans fin que nous célébrons en hymnes qui jaillissent de la poitrine comme des prières, L'herbe qui donne son nom au volume est le symbole de ce mystère partout présent, aussi merveilleux là que partout ailleurs. Ce livre devait être en même temps l'Evangile de l'Amérique, et l'Amérique était l'avenir, l'esprit de l'Amérique serait un jour l'esprit du monde entier. - L'Amérique était grande et puissante au point de vue économique, mais elle n'avait pas encore une âme, la conscience vivante qui réunit tous les hommes en un | |
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même idéal supérieur. Une civilisation animée d'un esprit religieux élevé, disait Whitman, est la seule justification d'une civilisation riche au point de vue matériel. Cet idéal, cette conscience plus haute par laquelle les Etats-Unis se placent à la tête des nations peut se résumer en deux mots: personnalité et démocratie: l'individu autonome (zelfstandig) se développe en pleine liberté, centre et dominateur de son monde à lui, - et la démocratie qui reconnaît à tous cette indépendance et cette autonomie, mais réunit tous les hommes en un même amour, une fraternité, une camaraderie qui lie l'homme à l'homme. Autonomie complétée par l'amour. - Whitman voit en même temps l'ensemble; divinité dans la nature, amour dans l'humanité, mais chaque élément ayant aussi une valeur personnelle. - J'exprime ces conceptions de façon assez sèche et abstraite, comme on le fait quand on veut comprendre en quelques mots toute une philosophie, - mais chez Walt Whitman tout cela n'est pas le produit du raisonnement spéculatif (ces idées n'auraient aucune originalité), mais se présente chez lui sous forme de sentiment lyrique, qui s'exprime de façon très personnelle. Ce qu'on dit n'a pas d'importance, mais seulement la façon dont on le dit. - La force de ce sentiment provient du fait qu'elle est animée par le puissant optimisme d'une jeune nation, au sang généreux, qui s'était déjà distinguée par des prodiges d'énergie virile, et voyait encore un immense champ d'action ouvert devant elle. - De là aussi, chez Whitman, cette glorification de l'action, du travail, et cette idée que la poésie, pour répondre à une civilisation toute nouvelle, devait oublier toutes les traditions européennes, | |
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aant.se laisser pousser naturellement en se nourrissant de la terre, de la sève américaine et ne devait pas craindre d'absorber toutes les images de la vie moderne aux Etats-Unis, images de la ville, de l'usine, tout ce qui passait pour prosaïque, mais n'était rien moins que prosaïque pour Whitman, parce que tout ce qui est réel est grand, fait partie intégrante d'une beauté générale dont il avait la vision vivante, une civilisation nouvelle. Walt Whitman avait donc compris qu'une telle matière exigeait une forme inédite, moins liée au mètre et à la rime que la poésie européenne, mais plus lyrique que la prose. Il écrivit donc ses Feuilles d'Herbe en une forme qui tient le milieu entre le vers et la prose: phrases mélodiques sans rime, de longueur variable, ne répondant à aucune autre loi que celle du sentiment, du rythme intérieur qui se gonfle, s'élève, déferle, s'étale selon la poussée du sentiment, - phrases qui se suivent larges et libres comme les flots de la mer. - L'idée de cette forme, il l'avait trouvée dans les versets de la Bible, dont il était un lecteur passionné. La longueur des vers est déterminée par le souffle de celui qui chante: selon l'émotion, le souffle est plus ou moins court, soutenu, a plus ou moins de largeur, - les repos et la division en versets sont ainsi donnés de façon tout organique et nécessaire. - Forme d'une étonnante souplesse, qui prend son mouvement à l'émotion même. Pas facile à imiter, Maeterlinck l'a essayé dans les Terres chaudes. Mais le seul poète sur lequel Whitman ait eu une influence très profonde, le seul qui ait repris la forme prosadique de Whitman avec la logique du génie, est Paul Claudel. | |
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Walt Whitman écrivit aussi des oeuvres en prose, mais c'est dans les Feuilles d'Herbe que nous le trouvons tout entier et c'est là toute sa vie. Je pourrais donc me passer de détails biographiques s'il n'y avait un événement qui eut sur le poète une influence capitale: la guerre civile, qui mit aux prises les Etats du Nord et ceux du Sud, divisés par la question de l'abolition de l'esclavage. Walt Whitman d'abord ne prit point part à la lutte, tandis que son frère s'enrôlait comme volontaire. Mais quand il apprit que son frère était blessé, il se rendit sur le théâtre de la guerre, y trouva son frère déjà hors de danger, mais fut profondément ému par le spectacle atroce des hommes s'entretuant et les souffrances accumulées par cette lutte fratricide. Il parcourut les camps, allant soigner les soldats blessés, les réconfortant de paroles simples et fraternelles, cherchant à leur rendre de petits services d'amitié, dont les infirmiers ne peuvent s'acquitter, écrivant des lettres à leur famille ou à leur bonne amie, faisant la lecture, les assistant avec amour à leurs derniers moments. Il accompagna un convoi de blessés à Washington, y obtint une petite place dans une administration, pour pouvoir continuer sa mission évangélique dans les ambulances et les hôpitaux. Pas d'amis ni d'ennemis. Pendant plus de deux ans il fut ainsi une sorte de pasteur, mais qui n'apportait d'autre viatique aux malades que la simple bonté de son coeur. Cette expérience avait remué les profondeurs de son individualité. Il ne se contentait plus de se proposer à tous en un livre, il s'était donné en personne. Au contact des souffrances réelles, il n'avait plus seulement chanté son rêve, il l'avait réalisé. La camaraderie existait. | |
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aant.Il avait approché des individus de toutes les régions du vaste continent, il avait communié avec son pays tout entier. Quand des milliers l'avaient étreint de mains fiévreuses, il avait senti le coeur de son peuple tout entier. Ces années tragiques Walt Whitman les a immortalisées en une nouvelle série de poèmes, Roulements de Tambour, où l'on entend le fracas de la lutte, le mugissement des passions folles, la joie jubilante de la victoire et le cri plaintif de la souffrance et de la mort, - identifié à tout, - mais on y entend toujours, comme une mélodie continue, le doux et tranquille et simple amour d'un homme pour les autres hommes, ses frères, qui souffrent et qui meurent. Quelques mots encore sur sa vie ultérieure. Il croyait avoir quitté sa famille pour quelques semaines, il passa une dizaine d'années à Washington. Un jour, son chef de bureau va fureter dans son pupitre, y trouve un exemplaire des Feuilles d'Herbe qu'il ne connaissait évidemment pas, trouve le livre indécent, et fait renvoyer Walt Whitman. Il trouva bientôt une place dans une autre administration, y resta jusque 1873, mais une maladie, contractée pendant les années de la guerre, où Walt Whitman avait dépensé ses forces sans compter et avait vécu dans l'atmosphère des gangrènes et des plaies purulentes, vient briser le doux et bon géant. Il dut finir par abandonner sa place et alla vivre à Cambden, en face de Philadelphie, dans un faubourg triste, une pauvre petite maison de bois, où il passa encore près d'une vingtaine d'années, publiant des essais en prose et accroissant toujours ses Feuilles d'Herbe, - petit à | |
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aant.petit les admirateurs lui vinrent, les disciples aussi, qui venaient le voir, remplis d'un respect religieux, des diverses régions des Etats-Unis, d'Angleterre et d'Allemagne. La petite maison de Cambden devint un lieu de pélerinage pour un nombre toujours plus grand de fervents. C'est là qu'il s'éteignit, toujours calme, comme un patriarche, en 1892. Il avait 73 ans. Walt Whitman a trouvé aux Etats-Unis, en Angleterre et en Allemagne des admirateurs, qui voient en lui le poète par excellence d'une ère nouvelle. On le compare à Homère et à Shakespeare: ce qu'ils furent, eux, pour des civilisations périmées, Walt Whitman le serait pour le monde moderne. C'est peut-être un jugement prématuré: Walt Whitman est une personnalité dont les contours ne peuvent pas encore être définis avec précision. Il y a aussi une certaine secte de disciples, whitmanniens ou whitmaniaques, qui déclarent qu'il est bien plus qu'un poète: il est le révélateur d'un nouvel évangile, il est le sauveur qui vient délivrer l'Amérique et par l'Amérique le monde. Les Feuilles d'Herbe sont la Bible de l'avenir. Son biographe Bucke dit de lui qu'il est le révélateur d'une ère religieuse nouvelle: ce que sont les Vedas pour le Brahmanisme, la Loi et les prophéties pour la religion juive, les Evangiles pour le christianisme, les Feuilles d'Herbe le seront pour la civilisation qui vient. - En lui le monde moderne a atteint son idéal le plus élevé d'humanité: il est le sauveur du monde moderne. - Après les funérailles, l'un de ses apôtres dit: j'ai assisté à la mise au sàpulcre du Christ. - Du vivant de Walt Whitman, certains proclamaient qu'il apportait le troisième message divin: | |
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aant.l'Ancien Testament annonçait l'empire de Dieu le Père, le Nouveau Testament celui du Fils, et les Feuilles d'Herbe celui du Saint Esprit. - C'est la science qui est devenue la religion. Toutes réserves au sujet de la science de Walt Whitman. Et la science n'est pas un ensemble parfaitement cohérent et donnant le dernier mot de toutes les manifestations de la vie, et l'on ne peut en déduire une religion qui embrasserait toute la vie. Ce serait d'ailleurs l'oeuvre de générations. Nietzsche a dit: on n'entend pas tourner la terre. Si l'on veut en déduire une métaphysique, on se débat dans les contradictions. On peut extraire de l'oeuvre de Whitman les systèmes les plus opposés: chacun y trouve ce qu'il veut: le matérialiste et le mystique, l'anarchiste et le jingo, le végétarien et l'épicurien. Et si l'Evangile de Whitman annonce une nouvelle religion, cette religion ne pourra prendre quelque extension, qu'en se morcelant en qauntité de sectes, qui toutes en appelleront au nom du maître et qui se combattront l'une l'autre assez gentiment. Non, tenons Whitman pour ce qu'il est avant tout: un poète. C'était un tempérament et un admirateur instinctif. Je l'aime aussi à cause de ses défauts: c'est un homme. Je donne toutes les philosophies du monde pour l'accent d'amour qu'il y a dans certains de ses vers. Et vous me permettrez de ne plus vous parler que du poète.
Une première condition pour le goûter ou simplement le comprendre, c'est de s'abandonner à lui. Conseil de | |
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mise auprès de tous les poètes, mais surtout ici, parce que si différent de tout ce que nous connaissons et à quoi nous sommes habitués. Le naturel! Est-ce un bon ou un mauvais poète? Je m'en préoccupe peu (répond-il à l'idéal qu'on peut proposer à la poésie: calembredaine que j'abandonne à la critique.) On ne peut le mesurer à l'aune des autres. Tout ce qu'on peut faire, c'est essayer de comprendre le principe vivant dont toute son oeuvre se déduit. Il n'a pas de goût, il est baroque. Autant reprocher au chêne d'avoir des branches noueuses et tordues. Il faut comprendre la nature de ce poète, et l'expliquer par là. Il ne faut pas oublier qu'il ne veut pas tant nous donner une oeuvre littéraire, qui perpétuerait certains éléments supérieurs de sa pensée, mais lui-même, en entier, sa personnalité dans toute sa vie éparse et multiple. Et cette personnalité toujours en rapport avec la vie générale dont elle n'est qu'un des aspects fugitifs, cette personnalité est comme la goutte d'eau perdue dans l'univers, mais qui peut refléter tout le ciel. La conscience de l'homme, qui coordonne tout l'univers, et cet univers même n'existent dans l'oeuvre de Whitman que l'un par l'autre. L'homme se considère comme un résumé du cosmos, mais d'autre part il tend constamment à s'identifier à ce cosmos, en se perdant dans l'océan de la vie universelle. Whitman ne nous dit pas ce qui se passe dans son âme, sa mélancolie, ses amours, etc., il néglige ce côté personnel du poète romantique pour n'exprimer que la vie universelle, en tant qu'elle se manifeste en lui, - mais alors sans restrictions. Il boit constamment des yeux et de l'âme tous les aspects de la | |
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aant.vie, les nuages, la mer, les arbres, les bêtes, les milliers et milliers de visages humains sublimes, les mouvements, les pensées, tout cela forme le grand courant cosmique de la vie universelle; il est lui-même perdu dans cet océan de la vie, qu'il reflète en son âme. Il ne semble pas chanter du fond de sa personnalité à lui, mais du fond des autres choses en lesquelles il s'absorbe, du fond des autres coeurs humains dont il va partager la vie. La personnalité romantique fait place à celle qui s'incorpore à l'univers panthéiste, et laisse monter son propre chant de cet univers même. Analogies: à la même époque, ce sentiment panthéiste existe chez Gezelle (Saint François), - ce sentiment humain chez Dostojewski. A cette façon de sentir la vie correspond une conception différente de l'art: pas seulement création, mais choix. Walt Whitman ne distingue pas entre nature et art, il veut donner la nature même, avec ses montagnes et ses vallées. - Nous nous y promenons comme en un paysage: ne pensons pas à discuter les lignes, mais nous sentons physiquement la forte caresse de l'air frais, l'énergie de la vie toujours en oeuvre, toujours à enfanter de nouvelles formes. Il y a toujours en Whitman le grand rythme de la vie: nous sommes sous le ciel, sur la terre, nous aspirons le vent qui vient de la mer, nous sentons l'action continue de la nature en travail, vivons avec les flots et les vagues; vous sentez toutes les forces naturelles, la vie de la terre, vous ne faites plus qu'un avec la terre et le vent et le soleil; vous sentez autour de vous et en vous-même la vie qui monte, plus large, plus forte, saine et grandiose: c'est ainsi que vous êtes | |
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au milieu de l'oeuvre de Whitman. Il est une force élémentaire. Il est souvent bizarre et obscur, mais jamais par affectation, mais par surabondance et manque de discipline régulatrice. Il s'exprime de façon aussi directe que possible, en se contentant d'être fidèle à l'esprit intérieur qui veut s'exprimer. De là des originalités qui nous ébouriffent un peu, d'abord. Et comme il veut rendre toujours la vie universelle, le moindre aspect d'une forme ou d'un sentiment entraîne sa pensée vers les analogies innombrables et nous perdons aisément le fil. D'où sa méthode impressionniste: il vit dans le moment, note ses sensations, les donne l'une après l'autre, sans se préoccuper de les relier par un lien de pensée logique: liste de détails juxtaposés, qui tous ensemble doivent créer l'atmosphère. Dans ce procédé impressioniste il met une très grande puissance de suggestion: on ne pense pas à ce qu'il décrit, on le sent comme si on le voyait, comme si on l'était devenu. Un soir: on est dans l'air du soir, on respire la brise du soir, l'odeur du soir. Ou de la mer (p. 17). Remarquez la différence de cet impressionnisme, qui vit tout entier dans le moment, avec la poésie classique, que le poète a longtemps portée en soi, qui a pris à différents moments de sa vie une plénitude riche et simple, pondérée. Mais celle-ci fait sentir violemment le mouvement spontané de la vie. Un mouvement spontané imbu d'un principe d'unité: amour. Cette communion du poète Walt Whitman avec la vie et les hommes est si pénétrée d'amour, qu'elle ne nous apporte pas une religion nouvelle, mais un sentiment | |
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aant.religieux: le mystère sacré qu'il y a dans toute vie, et dans les moindres aspects et manifestations de la vie: En commençant mes études (p. 23)... Tel est le langage de l'amour, qui est une forme de la sagesse. Chaque moment du jour devient une beauté sainte. Cet amour là est supérieur à tout ce qu'on lui attribue de cogitation métaphysique. II l'a dit lui-même souvent qu'il n'apportait pas une doctrine, mais la sagesse de l'amour: Camarade, je te donne ma main;
Je te donne mon amour, qui est plus précieux que de l'argent,
Je ne te donne pas un prêche ou une loi, je te donne:
moi-même.
La même pensée se retrouve dans: Le terrible doute des apparences (p. 164). Une autre fois, dans la réponse donnée par l'énergie de la volonté de vivre (p. 354); Son portrait, (II, p. 91). Bien des faces de son talent je ne peux les montrer: c'est un monde. Ses glorifications du spectacle infiniment multiple de la vie (il faudrait un long morceau pour donner une idée de la surabondance des images), ses visions de l'Amérique, ses vers de la guerre civile avec leur passion farouche, se résolvant pourtant dans le mot: Réconciliation (supérieur à tous les mots, et beau comme le ciel). Voici un de ces poèmes où l'idée de la sainteté de la vie, au milieu même des combats, est figurée de façon. saisissante: Spectacle au Camp (II, p. 38). Dans la même série doivent se ranger les poèmes | |
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aant.inspirés par la mort du président Lincoln. Il lui a consacré un de ses chants les plus beaux, plein d'une douleur noble, pacifiée, sereine. Il prélude par des modulations larges et mystérieuses qui rappellent le grave chant de l'orgue, des images de la nuit de printemps, quand Whitman apprit la nouvelle, la nuit de printemps pleine d'effluves d'amour (le rossignol) se mêle à l'idée de la mort. C'est un prélude, dont les leitmotiv reviennent, toujours plus riches et plus pleins, grandissant jusqu'à devenir une symphonie puissante, parfois d'une tendresse très intime et puis se déployant en accords presque triomphants et grandioses comme un hymne. (II, 65, 67, 70) Sentez-vous maintenant pourquoi je vous disais que, si Walt Whitman ne nous apporte pas une religion nouvelle, il déploie pourtant en nous un sentiment religieux, quelle que soit la forme de notre croyance ou de notre irréligion. Car l'acte religieux par excellence, c'est de nous rattacher, êtres périssables, au grand mystère infini et éternel qui nous enveloppe et dont nous sommes une parcelle. Walt Whitman nous communique un sentiment religieux, parce qu'il nous place en face de la grande vérité nue des choses qui autour de nous et en nousmêmes nous apparaissent comme infinies, simples et éternelles: la nature, la mer, le ciel avec tous ses astres, - et aussi l'amour dans notre coeur, l'affection dans laquelle nous comprenons l'humanité profonde qui nous est commune à tous, - et la mort. Mais le mystère sacré n'est pas seulement dans la nature et le ciel, dans l'amour et la mort: il est dans les | |
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moindres et les plus humbles choses qui composent notre vie quotidienne, dans le miracle même de notre existence, le miracle de chaque instant. Il n'y a pour Walt Whitman rien de petit, rien de pauvre ni de mesquin, parce qu'il voit toutes les apparences à la lumière de ce que nous appelons éternel, simple et immuable. C'est pourquoi la poésie de Whitman peut toujours nous rafraîchir. Comme un bain en plein air, après une journée fatigante et poussiéreuse. La poussière de la vie ordinaire tombe de notre âme. Toutes les bagatelles qui remplissent notre vie quotidienne, la recherche de l'argent, nos vanités, nos ambitions, tombent de notre âme. Elle se sent de nouveau sur la montagne, en face de la mer, en face du ciel, nue, en face des choses éternelles.
Je n'ai pu évidemment vous esquisser que quelques aspects de Walt Whitman, on ne peut le saisir tout entier en une causerie. Mon but est atteint si j'ai pu vous engager à le lire.
1914 |
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