Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdaant.GoetheCamarades, - Dans trois jours, mardi prochain, il y aura cent ans que Goethe s'éteignait à Weimar. Ce fut une des plus grandes lumières de l'humanité. Il est donc tout indiqué que notre parti, lui aussi, saisisse cette occasion pour célébrer sa mémoire. Et le Patron m'a demandé de vous parler ce soir de Goethe. Il ne doute de rien, ce qui est une vertu, mais il lui arrive de douter trop peu de ses amis, ce qui n'en est plus une. Comme c'était lui, je n'ai pas osé refuser. Me voici maintenant devant vous, je ne peux plus reculer. Mais si vous croyez que je suis à mon aise! C'est que c'est une chose terrible de parler de Goethe. Il faudrait l'expliquer par le dedans, en faisant saisir l'esprit de son oeuvre, mais comment voulez-vous qu'on le fasse en une causerie comme celle-ci? Goethe, c'est tout un monde. Je parcours ce monde-là depuis quarante ans et je n'en ai pas encore reconnu toutes les frontières. Il est la synthèse de la pensée de son temps. Après Shakespeare, la plus grande figure de la littérature moderne et peut-être la plus vaste intelligence des temps modernes. On n'acquiert pas une idée suffisante de son génie en lisant telle ou telle | |
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oeuvre; il faut en connaître beaucoup pour apprécier son ampleur. Goethe n'est pas seulement un sommet mais une chaîne de montagnes et il ne suffit pas de se promener dans une vallée des Alpes pour savoir vraiment ce qu'elles sont. D'ailleurs les oeuvres littéraires de Goethe ne sont qu'un aspect seulement de son génie. Son activité fut universelle. Son oeuvre poétique ellemême englobe déjà tous les genres et constitue à elle seule une littérature complète qui correspond à tous les états de notre esprit. Mais Goethe fut aussi un penseur, un philosophe, un esthéticien. Et il fut un savant de premier ordre. J'entends dans le domaine des sciences exactes, dont il s'occupa non pas en amateur, mais en chercheur, en expérimentateur. Cette face de sa pensée ne peut pas être séparée du reste. Il a pressenti bien des découvertes; il en a fait lui-même. Il attachait autant d'importance à sa théorie des couleurs et ses études sur la métamorphose des plantes qu'à ses drames et ses romans. Il s'intéressait à toutes les sciences et si ses travaux de physique n'ont pas été très féconds en résultats durables, en revanche dans le domaine de l'anatomie il est arrivé par déduction, par raisonnement, à découvrir chez l'homme l'os intermaxillaire et cela aurait suffi à rendre célèbre un savant professionnel qui n'aurait pas autre chose à son actif. Je dis qu'il y fut amené par raisonnement: c'est qu'en effet il avait une idée directrice, et ceci est important pour comprendre l'esprit de Goethe. Le concept central de sa philosophie était celui de l'unité du monde et dans les phénomènes naturels il recherchait toujours la forme primitive dont l'immense diversité des autres était | |
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sortie. Il vit que les os du crâne étaient des modifications, de la vertèbre, que le pétale était une modification de la feuille et il fut ainsi l'un des précurseurs de la théorie transformiste. Sa maison de Weimar ne renfermait pas seulement de nombreuses oeuvres d'art, mais un laboratoire, des collections de minéralogie et de géologie. Et ce n'est pas tout. Goethe fut en même temps un homme d'Etat et fit de la politique active. Il fut pendant longtemps premier ministre du Duc de Saxe-Weimar et ne s'occupa pas seulement d'organiser des fêtes, de diriger le théâtre, etc., mais de travailler de la façon la plus efficace au développement économique, à l'exploitation des mines, à la création de canaux; il dut veiller à une bonne gestion financière. Une seule de ces activités aurait suffi à absorber l'existence d'un homme. Mais par dessus le marché Goethe trouva toujours le temps de vivre, et même de sacrifier pas mal de ses heures aux soucis amoureux. Bref, il fut un résumé d'humanité, et il fut même le dernier résumé aussi complet, car au cours des cent dernières années, les sciences se sont tellement développées et spécialisées, la connaissance de la planète et des manifestations de l'esprit humain s'est tellement étendue, qu'il n'est plus guère possible à un seul homme d'embrasser l'ensemble sans encourir le reproche de superficialité. Goethe était comme un bon ouvrier de la pensée qui aurait fréquenté tous les ateliers et saurait tous les métiers. Et cependant il vécut dans une bien petite société, sur cette scène de l'Etat de Weimar, vraiment trop étroite pour lui. L'Allemagne morcelée et qui commençait | |
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aant.seulement à se relever des effroyables misères où l'avait plongée au 17e siècle, la guerre de Trente ans, était au point de vue de l'esprit politique et social encore fort arriérée. Et en somme cela se sent dans l'oeuvre de Goethe. Même dans son roman, son Wilhelm Meister, où il veut donner un tableau complet de la civilisation de son temps, on est frappé du peu de place que tient là la pensée politique ou sociale. Manque de grand élan lyrique! Il aurait mieux fait de naître en Angleterre. Il paraît que lorsque Napoléon le vit à Erfurt, il émit ce jugement bref sur Goethe: ‘C'est un homme.’ Je crois que c'est en effet ce qu'on peut dire d'essentiel à son sujet. L'idéal humain qu'il nous propose, c'est celui qu'il a réalisé dans sa vie: il a voulu développer harmonieusement en soi-même et dans toutes les directions, toutes les facultés qui peuvent constituer la beauté de l'homme. Comme les artistes et les penseurs de la Renaissance, mais sur un territoire intellectuel autrement vaste, il a créé un nouvel humanisme. Comme dans la nature, il a cherché toujours en soi-même aussi le vrai et l'unité. Etre ce qu'on est, reconnaître sa nature intime, être tout entier ce qu'on est au fond, et sur ce terrain solide essayer de faire de soi-même autant que possible une synthèse de l'humanité, se développer dans tous les sens, en mettant en jeu toutes les forces intérieures, et tendre à l'équilibre, à l'harmonie de toutes ces forces, de façon que l'une ne se développe pas au détriment de l'autre; bref, pousser comme un arbre, qui enfonce de plus en plus ses racines dans la terre nourricière, tandis qu'il étend de plus en plus | |
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largement sa cime dans le ciel, où se croisent tous les vents et tous les échos du monde: Voilà la leçon de Goethe. C'est ce qui explique chez lui cette union parfaite et continue de la vie et de l'art, et c'est ce qui explique le caractère organique de toute sa production. C'est la vie qui est la terre nourricière de son art, et il a poussé là comme une chose naturelle, comme une plante de pleine terre; dans son oeuvre, la nature est de l'art et l'art est de la nature. Goethe laissait grandir les oeuvres en lui, les laissait mûrir tranquillement, sans jamais rien forcer, l'éclosion se produisait au moment fixé par la loi interne de l'oeuvre. Il en est qu'il a portées en lui pendant de longues années, en y travaillant de temps en temps aux moments propices, et quant à son oeuvre maîtresse, Faust, elle l'a accompagné pendant toute sa vie, il y a travaillé pendant plus de soixante ans. Il a pu dire que tous ses poèmes étaient des poèmes de circonstance. Il n'était pas ce que nous appelons un littérateur, un homme qui s'assied à sa table de travail et fait régulièrement des livres pour son éditeur. La littérature n'était pas pour lui un but en soi-même; elle n'était pas une ambition à laquelle il subordonnât le reste. Elle n'était qu'une des manifestations de sa nature, en concordance avec toutes les autres manifestations. Ce qui importait avant tout pour lui, c'était de réaliser un type supérieur et complet d'humanité. On a pu dire de Goethe que sa plus belle oeuvre d'art, c'était sa vie même. Et, en effet, cette vie, c'est lui qui la fit, c'est lui qui la construisit. Certes la nature l'avait richement doté; elle s'était montrée généreuse à son égard, même au physique. Il paraît qu'il était charmant | |
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aant.et il devint même très beau. Mais quoique un humoriste ait affirmé Ga naar voetnoot* qu'un jeune homme bien fait n'est jamais perdu, ce n'est pas encore une raison suffisante pour devenir un Goethe. Ses dons naturels, il les a soigneusement éduqués, dirigés, ne laissant rien au hasard, toujours soucieux d'être maître de soi. Bref, cette vie est le triomphe de l'esprit d'organisation. On pourrait la comparer à une sphère qui s'élargit de plus en plus autour d'un centre ferme. Il a usé lui-même d'une autre comparaison: quand il avait trente ans il écrivait dans une lettre: ‘Ce qui domine tout chez moi, c'est le désir d'élever aussi haut que possible la pyramide de ma vie, dont j'ai bien établi les fondements et la base. C'est une chose que je ne puis pas oublier un instant; je ne peux rien négliger, je suis déjà bien avancé en âge (à trente ans!) et peut-âtre le destin me brisera-t-il trop tôt et la tour babylonienne restera tronquée, mais on dira du moins: le plan en était audacieux, et si Dieu veut que je vive, mes forces sauront bien atteindre le sommet.’ Il a pu l'achever, il n'est mort qu'à 83 ans. Et si Goethe en remerciait le bon Dieu, il faut avouer qu'il a bien aidé le bon Dieu de ses propres moyens. Quand il avait 68 ans, je trouve cet autre passage d'une lettre qui rappelle le même programme: ‘J'ai dû souvent me relever de ruines morales et me mettre à reconstruire; chaque jour se présentent des circonstances qui obligent la force vitale de notre nature à se livrer à des travaux de réfection et de rénovation.’ Vous voyez qu'on se fait une idée fausse de Goethe quand on le voit sous les espèces d'un Dieu olympien. | |
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On se fait trop souvent de lui l'image de ses bustes, un ‘Geheimrat’ compassé et sanglé dans sa cravate, impassible. Il est certain qu'il tendait à n'être jamais le jouet de ses passions et qu'il voulait rester indépendant des fluctuations extérieures. Dans son âge mûr, et cet âge mûr a commencé tôt, il se montrait assez distant, afin de préserver l'intégrité de son âme. Mais heureusement, c'était un homme, et même un homme singulièrement passionné. Et l'équilibre qu'on admire chez lui était toujours le résultat de luttes intérieures, qu'il dut livrer jusqu'à un âge très avancé. Ce n'était pas le calme des gens qui s'accommodent facilement de la vie, qui recherchent le moindre effort, le juste milieu, et restent toujours à une température modérée. Non, chez lui, c'était la sérénité qui succède aux orages. Goethe dut bien souvent maîitriser les élans de son coeur, mais il sut se ressaisir à temps chaque fois que ce fut nécessaire. Il livra maint combat au démon intérieur qui voulait l'entraîner. La paix ne lui fut pas donnée, mais il la conquit toujours de haute main. Sa prime jeunesse coïncide avec les débuts du mouvement romantique en Allemagne. Jusqu'alors la littérature y avait été en somme à la remorque du pseudoclassicisme français et le roi de Prusse lui-même, Frédéric le Grand, qui avait fait venir Voltaire à Potsdam, écrivait de préférence en français. Quand Goethe en 1770-71 (il avait alors 21-22 ans, puisqu'il était né en 1749) quand Goethe commence ses études de droit à l'Université de Strasbourg, le prestige du génie français est tel qu'il hésite un instant entre la langue française | |
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aant.et la langue allemande; mais la nature foncière parle le plus haut. Il n'écoute que son âme, perçoit autour de lui les signes d'un renouveau, sent autour de lui la sourde fermentation d'idées neuves, il s'écarte bientôt de la vague imitation des petits modèles français de style rococo pour s'abandonner tout entier au jeune mouvement romantique, à ce courant d'idées qui vient battre en brèche l'intellectualisme du 18ème siècle, qui oppose à la raison raisonnante le sentiment spontané et libre, la passion, l'instinct, l'imagination, toutes les forces obscures qui en nous n'obéissent pas à une règle. Il répudie les ordonnances classiques, s'enthousiasme pour la cathédrale gothique, pour Shakespeare, pour les idées de liberté de Jean-Jacques Rousseau, pour la libre expansion de la nature opposée aux conventions établies de la civilisation. Tout cela anime son premier drame, une machine moyen-âgeuse d'une fougue assez sauvage. Cette oeuvre le place d'emblée à la tête de la jeune Allemagne littéraire. L'année suivante, en 1774, (il a 25 ans) son roman Werther lui assure une célébrité européenne. OEuvre jaillie du fond de son expérience intime: il s'était épris d'une jeune fille déjà fiancée à l'un de ses amis et s'arracha violemment à cet amour. Pour achever de se guérir de sa fièvre, il fit de ses souffrances une oeuvre d'art. C'est une méthode hygiénique qu'il appliqua souvent dans le courant de sa vie. Ici le résultat fut le roman Werther, l'histoire de l'homme pris par une passion sans issue, enserré dans les conventions sociales, meurtri dans le conflit entre le rêve et la réalité, et qui se retranche dans la solitude de son coeur et finit par chercher un refuge dans la mort. En créant Werther à son image, | |
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Edgar Allan Poe
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aant.Goethe le créait à l'image de son temps; il en faisait le type significatif de son temps. Aussi, le retentissement de cette oeuvre fut tel qu'il s'ensuivit une épidémie de suicides. Ce Weltschmerz, cette mélancolie romantique qu'on appellera plus tard en France à l'époque du René de Chateaubriand, ‘le mal du siècle’, je ne puis la considérer comme un phénomène de décadence, je n'y vois pas la lassitude d'une époque vieillie, mais j'y vois bien plutôt un caractère de jeunesse, jeunesse d'un homme et jeunesse d'un monde: c'est quand on entre dans l'action, c'est aux premiers contacts avec une vie nouvelle, quand des quantités de nouvelles possibilités s'ouvrent devant l'action, c'est alors qu'on sent le plus douloureusement ses limites, qu'on ressent le plus vivement la contradiction entre ses désirs illimités et la vie réelle qui vient les arrêter. Plus tard, on est moins tenté par l'impossible. Le romantisme, maladie de jeunesse du monde bourgeois. Dans son héros, Goethe avait développé à l'extrême, jusqu'à leur dernière conséquence logique, les sentiments qui bouillonnaient en son propre coeur. Mais il n'était pas homme à se laisser aller aux influences destructrices. Il avait d'ailleurs une qualité qui l'empêchait de tomber dans certains travers du romantisme allemand, qui l'empêchait de se perdre dans les brumes d'un rêve amorphe: il avait au plus haut point la faculté de voir le concret, la vision nette et définie du réel. Cette vertu se trouve dans ses oeuvres les plus marquées de l'esprit romantique, par exemple la toute première version de son premier Faust où il oppose les deux faces de sa nature intime, d'une part le génie qui, poussé par une force | |
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aant.démoniaque, veut embrasser toutes choses et saisir le divin lui-même, et d'autre part Méphistophélès, l'esprit négateur qui doute et ricane. Mais l'ardeur titanique du jeune Goethe s'exprime peut-être le mieux dans ce fragment d'un Prométhée, où le héros mythique, ravisseur du feu céleste, lance son cri de révolte contre Zeus, le maître des Dieux de l'Olympe: ‘Couvre ton ciel, Zeus, de vapeurs et de nuées, et exerce ta force sur des arbres séculaires et des cimes de montagnes, pareil à l'enfant qui décapite des chardons. Tu dois tout de même me laisser ma terre, et ma hutte, qui ne fut pas construite par toi, et mon foyer, dont tu m'envies la flamme. Je ne connais rien de plus misérable sous le soleil que vous autres, dieux! Vous nourrissez tristement votre majesté du tribut des offrandes et du souffle des prières, et vous dépéririez si les enfants et les mendiants n'étaient point des fous pleins d'espoir. Quand j'étais un enfant et ne savais vers où aller, je tournais mon oeil abusé vers le soleil comme s'il y avait eu là-haut une oreille pour entendre ma plainte, un coeur comme le mien pour avoir pitié des affligés. Qui m'a aidé contre l'arrogance des titans? Qui m'a sauvé de la mort et de l'esclavage? C'est toi, coeur ardent et sacré, qui as tout accompli par toi-même, toi qui, dans ta jeunesse et ta bonté, leurré comme tu l'étais, brûlais encore de gratitude pour celui qui dormait là-haut. Moi, t'honorer? Pourquoi? As-tu jamais adouci les souffrances de celui qui ployait sous le fardeau? As-tu jamais séché les larmes de l'angoisse? Ce qui a forgé | |
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aant.l'homme que je suis, c'est le temps tout-puissant et le destin éternel, mes maîtres et les tiens. T'imagines-tu peut-être que je vais haïr la vie et fuir au désert, parce que tous les rêves n'ont pas fleuri et mûri? Je suis ici, formant des hommes à mon image, une race qui me ressemble, pour souffrir et pleurer, pour jouir et se réjouir, et ne pas se soucier de toi, comme moi.’ On sent ici la conception panthéiste de Goethe, qu'il avait puisée dans les oeuvres de Spinoza et qui le dressait contre l'idée d'un Dieu personnel. Nous voyons se former là cette vue sur l'unité du monde, qui vient en somme s'opposer aux croyances romantiques. Car l'idée romantique est faite de dualité: contradiction entre le réel et l'idéal, entre l'homme et la société, entre la matière et le sens de l'infini que nous portons en nous. Pour Goethe, il n'y a pas une différence d'essence entre le réel d'une part, et l'infini, l'éternel, le divin, d'autre part. Pour réaliser le divin, il faut s'avancer de plus en plus loin dans le réel. On peut dire qu'à 26 ans l'esprit de Goethe est formé. On peut lui appliquer la formule même de Goethe: ‘deviens ce que tu es.’ Il s'était accompli selon sa nature essentielle. C'est alors, en 1775, qu'il fut appelé à Weimar par le Duc Charles-Auguste. C'est dans cette petite résidence ducale qu'il passera presque toute savie. Ce n'était pas une cour à l'étiquette rigoureusement sévère: Charles-Auguste n'avait que 18 ans, sa mère n'en avait que 36. Goethe s'y occupe des affaires de l'Etat, devient même, au bout de quelques années, premier ministre. Il était toujours et partout l'homme | |
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aant.tout entier à son affaire, qui faisait consciencieusement la tâche du jour. Charles-Auguste a fait venir d'autres esprits remarquables. Fait unique dans l'histoire de la littérature: pendant un demi siècle Weimar, une petite ville sans aucune importance politique, sera la vraie capitale de l'esprit en Europe. A Weimar, Goethe se trempa dans la vie active et il eut la chance d'y rencontrer une femme supérieure, Madame de Stein. Elle était mariée à un bonhomme assez insignifiant. Ce fut pendant plus de dix ans le grand amour. La plupart des poètes ont été inspirés par une femme: Il est bien peu de cas où nous n'arrivions pourtant à la conclusion que la femme avait été idéalisée par le poète. Il en est tout autrement de Madame de Stein. A ma connaissance, c'est le seul exemple certain, dans toute l'histoire de la littérature, d'une femme qui ait eu une influence décisive sur la formation intellectuelle d'un génie. Elle venait au bon moment. Dès le début de cette période, nous voyons nettement commencer pour Goethe l'âge de la maturité, de la concentration, de la clarification, de l'équilibre. La fougue qui l'emportait au-delà de lui-même doit se soumettre à l'esprit ordonnateur, organisateur. Le romantique tourne au classique, si vous voyez surtout dans le caractère classique le fait d'imposer l'ordre aux instincts tumultueux et contradictoires. Mais Goethe sent que pour atteindre l'accomplissement total de soi-même, il a besoin d'autre chose encore, et après douze ans passés à Weimar, il abandonne brusquement la cour, son souverain, son poste de ministre et son amante, et il fuit en Italie. Pourquoi cette rupture, cette | |
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aant.évasion soudaine? Il l'a soigneusement préparée, mais n'a averti personne de ses desseins pour ne pas les voir contrecarrer. C'est que Goethe n'a jamais connu de loi plus impérieuse que de parfaire son géne. Il n'a jamais écouté que les commandements de sa voix intérieure. Certes, il sentait le besoin d'échapper à ses besognes de haut fonctionnaire, qui absorbaient une trop grande partie de son temps, et peut-être aussi sentait-il le besoin d'échapper à l'emprise qu'avait sur lui l'amour de Madame de Stein. Mais surtout il sentait qu'il ne serait vraiment complet que lorsqu'il aurait pris contact direct avec l'antiquité, dont les monuments et les statues pouvaient s'admirer à Rome, à Naples, et en Sicile, et lorsqu'il aurait pris contact direct avec le monde de la Renaissance italienne, qui lui apparaissait comme un prolongement vivant de cette antiquité. Au moment où il atteignait le point classique de son propre développement, il voulait aller aux sources classiques pures. D'ailleurs, en Italie, il reste l'homme universel dont la curiosité s'intéresse à tout. Il y continue ses observations scientifiques, il se mêle au peuple. Et il jouit de sa liberté, dans ce milieu où la vie est plus spontanée et facile, où le climat n'a jamais rien d'hostile, où une nature bénigne et belle s'unit aux arts et aux plus prestigieux souvenirs historiques, où l'homme jouit à la fois par ses sens, par son imagination et par son intellect, bref, se sent un homme harmonieusement complet. Quand on a vu cela, dira Goethe à son retour, on est assuré de ne plus jamais se sentir tout à fait malheureux. En Italie il respirait plus librement, dans une atmosphère plus douce et plus large. | |
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Il y a encore autre chose: son esprit avide de clarté était attiré par le monde latin. Je sais bien qu'on a abusé d'une psychologie des races, qui réduit les caractéristiques des peuples à des contours trop définis, sans tenir compte de l'infinie diversité de la vie et on a tort de généraliser tel ou tel trait et puis d'en profiter pour opposer nettement peuple à peuple. Mais, à prendre les choses en bloc, on peut cependant affirmer qu'il y a une certaine forme d'esprit qui est plus fréquente dans la pensée et la littérature des peuples du Nord, germaniques ou slaves, et une autre qui est plus fréquente chez ces peuples du Midi qui ont subi de façon plus intime l'influence de l'antiquité latine, j'entends les Français et les Italiens, - car après tout, c'est seulement à propos de ces deux là qu'on peut vraiment parler des qualités inhérentes à l'esprit latin. On dit souvent que les uns ont le sens de la clarté et de la mesure et que les autres ne l'ont pas. C'est un peu simpliste. Je préfère dire que chez les peuples germaniques et slaves, la forme artistique naît plus directement, elle est plutôt façonnée par le contenu, plutôt produite, modelée par l'intérieur, par l'émotion créatrice, tandis que l'esprit latin a un sens préexistant d'une beauté formelle, il fait rentrer l'expression artistique dans un schéma préétabli, un schéma d'ordonnance clarifiée, purifiée. On ne trouve pas dans les langues romanes un mot qui soit l'équivalent exact du mot ‘gemoed’ du ‘Gemüt’, comme on ne trouve pas dans les langues germaniques un mot qui soit l'équivalent exact de ‘grâce’. La forme germanique ou slave surgit de la vie intérieure, ne fait qu'un avec elle, et comme les profondeurs de la vie psychique, non | |
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aant.filtrée par l'intellect, sont souvent des mélanges d'éléments singulièrement multiples, agités et troubles, la forme, où cette vie psychique profonde veut faire passer tout son contenu, peut avoir une impressionnante plénitude, mais non pas la pureté définie, la divine mesure. Quelquefois, l'esprit du Nord et l'esprit latin se sont merveilleusement combinés, comme dans la nef de la cathédrale d'Amiens ou les symphonies de Mozart. Mais le Nord, ce sont plus spécialement les grands mystiques comme Ruusbroec, c'est le drame de Shakespeare, c'est le clair-obscur révélateur de mystère de Rembrandt, c'est Beethoven, c'est Dostojevsky. L'esprit latin, c'est Monteverde, c'est Raphaël, c'est Racine, c'est Voltaire, c'est Palladio, l'architecte auquel je pense ici parce que Goethe l'admirait tant. L'esprit latin et l'esprit germanique, ce sont en somme deux pôles de notre être. Il ne s'agit pas de prôner l'un au détriment de l'autre. La clarté latine ne peut pas nous suffire, car il y a bien autre chose encore dans la vie que ce qui peut s'exprimer selon des dessins de lignes parfaitement simples et nettes. Et il est certain qu'il aurait manqué à notre civilisation occidentale quelque chose d'essentiel, si elle n'avait eu Shakespeare, Rembrandt, Beethoven et Dostojevsky. Mais il est non moins certain que Goethe, en allant en Italie, obéissait à cette force d'attraction qui agit sur les génies septentrionaux, ils veulent aller trouver dans le monde latin le sens de la forme belle, depuis Dürer et Rubens jusqu'à Ibsen et Nietzsche. C'est que c'est seulement par cette espèce de jonction Nord-Midi qu'on réalise l'homme européen, et c'est ainsi que Goethe devint l'Européen par excellence. | |
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aant.Après ces deux années d'Italie, Goethe rentre à Weimar tout rajeuni. Il en rapporte deux de ses oeuvres les plus parfaites, deux drames: Iphigénie, où pour faire le portrait de la femme idéale, il a emprunté bien des traits à Mme de Stein, et Torquato Tasso, où il oppose encore une fois les deux types d'homme qui se combattaient en lui, le passionné et le réfléchi. Bientôt, il combinera aussi ses souvenirs de Rome avec d'autres plus récents pour composer ses admirables Elégies Romaines où dans un décor païen se déploie toute la joie de l'amour sensuel. Certains les ont jugées immorales: elles ne le sont pas plus qu'une belle statue grecque, la chair y est aussi sacrée que l'esprit, les deux ne forment qu'une seule beauté, nous nous retrouvons dans un paradis terrestre d'où l'idée du péché est absente. Pour le citer lui-même, Goethe y chante ces ‘temps héroïques où les dieux et les déesses aimaient, où le désir suivait le regard, la volupté suivait le désir’. Goethe a maintenant 39 ans. Il exige pour lui-même plus de liberté, afin de pouvoir se consacrer tant qu'il lui plaîit à ses travaux littéraires et scientifiques. Le rôle de Mme de Stein est terminé. Elle a d'ailleurs 46 ans. Elle est remplacée par une jeune femme qui a tout juste la moitié, 23, Christiane Vulpius, qui n'était pas un type de femme intellectuelle, mais jolie, vivante, originale et saine. C'est avec elle que Goethe passera désormais la plus grande partie de sa vie et il finira même par l'épouser, après qu'elle eut passé 17 ans avec lui et lui eut donné un fils. Cela n'empêchera d'ailleurs pas Goethe de s'enflammer encore de temps en temps pour d'autres incarnations de ce concept mystique | |
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aant.que dans le choeur final de Faust il appellera l'Eternel Féminin. C'est surtout à partir de son retour d'Italie que Goethe fait figure d'olympien. Il se rend de plus en plus indépendant du monde extérieur, reste impénétrable pour ceux qui l'entourent. D'ailleurs, il commence à se sentir isolé, lui l'idéaliste classique, dans une Allemagne qui s'enthousiasmait de plus en plus pour le romantisme. Heureusement, il trouve bientôt un allié et un ami en Frédéric Schiller, qui, lui aussi, à dix ans de distance, suivait à peu près la même évolution que Goethe et se détournait du romantisme pour aller vers un art de forme classique. Pendant une douzaine d'années, jusqu'à la mort de Schiller en 1805, les deux génies travailleront côte à côte, collaboreront même parfois à une même oeuvre. Ce Goethe a connu tous les bonheurs, jusqu'à celui, inestimable, d'une telle amitié. Il n'y a peut-être rien de plus fécond que cette profonde affection qui lie deux hommes supérieurs. C'est peutêtre encore plus beau que l'amour! C'est dans ces années que Goethe achève la première partie de son grand roman Wilhelm Meister qu'il avait commencé vingt ans plus tôt et qu'il considéra longtemps comme son oeuvre principale. Il y a mis beaucoup de lui-même, car la ligne générale que suit le héros est bien celle de Goethe: à travers beaucoup d'erreurs, il tend toujours à se réaliser de façon plus haute; c'est toute l'histoire d'une éducation par la vie, éducation qui va du désordre romantique à l'équilibre moral, d'un idéal nébuleux à la vie active, de la séduction des apparences à la vérité. Wilhelm Meister apprend que l'idéal n'est pas quelque chose de | |
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aant.différent de la réalité, quelque chose qu'il faille aller saisir en passant par-dessus la réalité, mais que l'idéal est quelque chose qui s'accomplit dans la réalité même. La mort de Schiller en 1805 a fortement éprouvé Goethe, il s'enferme de plus en plus dans son oeuvre, semble retranché loin du monde, ou plutôt regarde ce monde de très haut. L'époque était pourtant assez mouvementée, les armées de Napoléon s'approchaient; près de Weimar, la bataille d'Iena faisait s'écrouler l'oeuvre politique de Frédéric le Grand. L'artiste semble rester froid devant les malheurs de sa patrie. Lui qui avait la plus grande admiration pour la littérature française et la science française, ne croyait point que les victoires de Napoléon puissent menacer la civilisation. Et son esprit recherchant toujours l'unité en toutes choses, considérait aussi les nationalités comme des formes transitoires. Il voyait avant tout l'humanité, se sentait citoyen du monde. Il n'avait d'ailleurs pas la moindre estime pour toutes ces petites, étroites et mesquines constructions politiques que Napoléon abattait en Allemagne. Plus tard, en 1813, lors du grand soulèvement patriotique qui devait amener la libération, Goethe ne s'échauffe pas davantage. Il se dit que la chute de Napoléon rend l'unité continentale impossible et fait passer la puissance à une Russie encore à demi barbare. Les révolutions aussi n'avaient à ses yeux qu'une importance très relative. Quand en juillet 1830, on lui parle du mouvement qui, à Paris, vient de renverser le trône de Charles X, il croit d'abord que la révolution dont on lui parle c'est le débat sur l'Origine des Espèces qui à l'Académie des Sciences de Paris, met aux prises | |
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aant.Cuvier et Geoffroy Saint Hilaire. Cela lui semblait autrement important que ce fauteuil de roi qu'on venait de faire basculer. Pendant que toute l'Allemagne se soulevait contre Napoléon, Goethe ciselait tranquillement les vers de son Divan oriental, d'une rare perfection de forme, où il condense la sagesse de sa vie et s'inspire de la poésie arabe et persane. Vous voyez que l'Europe ne suffit pas à son horizon. Il étudie même les poètes classiques de la Chine. Par-dessus les différenciations nationales, il cherche toujours l'homme éternel. La merveille, c'est qu'il trouve toujours des forces de renouvellement, de rajeunissement. C'est que, s'il se tient soigneusement à l'abri des fâcheux et ne les laisse point pénétrer dans son empire intérieur, il reste pourtant toujours en contact avec le coeur des choses, avec le coeur de la vie, et cela tout spécialement par la grâce de l'amour. La petite Minna Herzlieb (nom prédestiné!), qui avait 18 ans quand lui atteignait les 58, lui inspira un amour, que Goethe eut encore une fois le courage de surmonter, mais dont il fit son roman des Affinités électives, qui peut être considéré comme le premier essai de roman expérimental, application du déterminisme à une hypothèse psychologique (déterminisme à une hypothèse psychologique (déterminisme qui aux yeux de Goethe ne compte que pour les natures faibles). Plus tard c'est Marianne de Willemer qui lui inspire les plus beaux vers du Divan oriental. Chez ce superbe vieillard à la tête olympienne, le coeur ne voulait pas vieillir. En 1822, il fit aux eaux de Marienbad la connaissance de Ulrike von Levetzow. Elle avait 19 ans, lui 73. Coup de foudre! L'année suivante ils se retrouvent à Marienbad, mais Goethe sent la nécessité | |
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aant.de s'arracher à cette passion; il prend littéralement la fuite et pendant les deux jours que dure le voyage de retour, il écrit de relai en relai l'Elégie de Marienbad, le dernier, le plus tragique, le plus poignant et le plus grandiose de ses poèmes d'amour. Alors, une note qui reparaît dans toutes les dernières oeuvres de Goethe, c'est celle qu'exprime le mot ‘renoncement’. C'est dans la calme et claire sérénité de ce soir de sa vie qu'il achève le second Faust. Il attendra, pour mourir, de l'avoir achevé. Faust, ce vaste poème dramatique, qui est une des conceptions les plus énormes des temps modernes, c'est la synthèse de tout ce que Goethe a jamais éprouvé et pensé, la mise en symboles de ses aspirations et de ses luttes vers son idéal de perfection humaine. Mais Faust est en même temps l'homme universel, l'humanité. L'aboutissement final, c'est la sagesse qui consiste à accepter la vie, et à faire abstraction de soi-même pour poursuivre dans l'action les fins idéales de l'humanité. Il ne m'est pas possible ici de donner en quelques minutes une idée suffisante de cette oeuvre gigantesque, et j'y renonce. J'ai déjà suffisamment abusé de votre attention! Et je dois conclure. Tout ce que j'ai pu faire, c'est d'esquisser une sorte d'introduction générale à la personnalité de Goethe, et le meilleur moyen me semblait être cette promenade à travers sa vie. Si j'ai pu vous faire saisir au moins quelque chose de l'amplitude de ce génie, j'aurai atteint mon but. Goethe est toujours actuel. Il est une grande leçon, il nous propose un modèle toujours vivant. Il a réalisé un des types d'humanité les plus élevés. Il a été un des | |
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aant.grands artisans de l'idée d'humanité. C'est un de ceux qui ont le plus contribué à constituer cette patrie impéissable de l'esprit, où tous les hommes peuvent reconnaître les liens superieurs qui les unissent. A cette époque où une grande partie de la civilisation se mécanise, où la force brute semble parfois encore triompher, où des esprits malfaisants tendent à accentuer les divergences qui peuvent dresser peuple contre peuple, il est bon de se tourner vers ceux qui enseignent ce qui ne meurt pas, vers ces images vivantes de toute noblesse humaine, ceux dont l'inquiétude sublime et le désir de perfection ont fait passer un peu plus dans le concret ce rêve que le monde poursuit de génération en génération et qui nous unit tous, - il est bon de se tourner vers Goethe, dont l'essentiel qu'on puisse dire reste en somme encore ceci: que, dans la plus haute acception du mot, il fut un Homme.
1932 |
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