Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdaant.La littérature belgeDes études spéciales devant être consacrées ici aux lettres flamandes et aux lettres françaises de Belgique, il importe dans cet article d'indiquer ce qui les relie et dans quelle mesure elles constituent une littérature ‘belge’. Il convient de ne pas prendre ce terme trop littéralement. Il n'y a pas de littérature belge dans le sens où il y a une littérature italienne. D'abord parce qu'il lui manque l'unité de la langue; ensuite parce que, dans leur ensemble, les deux peuples qui composent la Belgique ne se sont pas fondus et amalgamés, mais conservent chacun l'originalité de leur caractère foncier. Cependant, la vie en commun, des siècles durant, l'influence centralisatrice de la capitale, les croisements, les relations continuelles, les ont évidemment rapprochés, - les courants sociaux qui les ont modelés ont créé entre eux des affinités réelles, et certains traits communs atténuent les différences. Il est donc plus juste de parler d'une ‘conscience’ belge que d'une ‘âme’ belge. Il faut d'ailleurs considérer que la capitale est bilingue, | |
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aant.et qu'en pays flamand même une partie de la population parle seulement ou de préférence le français. Numériquement, cette fraction ne comporte qu'une petite minorité, environ 3%, mais comme elle appartient surtout aux classes cultivées, elle exerce une grande influence. Tandis que les éléments flamands en Wallonie, d'ailleurs beaucoup moins nombreux, sont surtout des ouvriers ou des paysans immigrés et n'affectent pas l'aspect général de la civilisation dans cette région. Les écrivains flamands usent de la même langue que les écrivains hollandais, et il est indéniable que des liens vivaces les rattachent à leurs confrères des Pays-Bas. De même, les écrivains français de Belgique constituent une province de la France littéraire. Si l'on ne tient compte que de l'idiome, on ne peut établir de démarcation nette ni au nord ni au sud. Mais si l'on tient compte de l'esprit, on constate que la plupart des écrivains de langue flamande sont différents des écrivains hollandais, et qu'un certain nombre au moins des écrivains belges de langue française se distinguent des écrivains de France par des nuances appréciables. Beaucoup d'entre eux d'ailleurs sont des Flamands. De plus, on peut reconnaître plus d'un trait commun aux deux littératures belges, et, au moins pour les dernières périodes, un certain parallélisme dans leur évolution. Il est utile d'esquisser cette évolution à grands traits, pour insister ensuite sur les points de contact. Au début du XIXe siècle, il n'y avait plus au pays belge de littérature digne de ce nom. La réunion de nos provinces aux Pays-Bas septentrionaux, de 1815 à 1830, suscita un renouveau de la poésie flamande, renouveau | |
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bien faible encore, qui témoignait de plus de bonne volonté que de génie: ce sont pourtant ces germes qui se développèrent après que la Flandre fut séparée de la Hollande par la révolution de 1830 et la constitution du royaume de Belgique. On aurait pu s'attendre au contraire: le gouvernement centralisateur avait déclaré le français seule langue officielle, mais à cette réaction contre le flamand s'en opposa une autre, qui crût rapidement et ne cessa de gagner du terrain. Ce fut, dès les années 1830, toute une nouvelle littérature flamande qui naquit, avec le fécond romancier Henri Conscience (1812-1883) dont on a pu dire qu'il ‘apprit à lire à son peuple,’ les poètes Ledeganck, Van Duyse, Th. Van Rijswijck, qui forment l'époque romantique. Puis la période qui va de 1850 à 1875 environ s'orienta à la fois vers plus de réalité et plus de style. A côté du réalisme timide et sentimental de Conscience se place alors celui moins indulgent de Sleeckx, tandis que la forme poétique, tout en se rapprochant elle aussi de la réalité, s'affine chez Dautzenberg et Jan van Beers, pour ne citer que les noms les plus importants. De cette génération, une seule oeuvre est restée aujourd'hui plus vivante que jamais: celle de Guido Gezelle (1830-1899), laquelle est enfin poésie pure, rien qu'expression musicale de l'âme, Prêtre west-flamand, il fit subir à la langue une refonte complète, y incorpora des éléments de son dialecte, par souci du naturel, l'assouplit et la nuança comme nul ne l'avait fait avant lui. Ses vers chantent sa foi et tous les aspects de la terre natale, avec une ferveur, une fraîcheur, un accent personnel, une richesse d'images neuves, une subtilité de rythmes, qui ont aujourd'hui fait reconnaître | |
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unanimement Guido Gezelle comme le plus grand, le plus délicat et le plus original poète que nous eûmes jamais. Les premiers recueils vont de 1858 à 1862, malheureusement une crise intime le réduisit au silence pendant plus de 20 ans, et son influence ne date guère que des dernières années de sa vie. Ce qui frappe dans ce développement de la littérature flamande, au cours de ce demi-siècle, c'est qu'elle pousse avec la force des choses naturelles, nécessaires, sortie peut-on dire de tout le peuple, exprimant ce peuple dans ses nuances les plus diverses, et devenant sans cesse plus touffue dans une ascension régulière. Pendant toute cette période, au contraire, la production française reste sporadique. Les seuls poètes qui s'élèvent au-dessus de la médiocrité sont Théodore Weustenraad et André van Hasselt (1805-1849 - 1805-1874), nés tous deux à Maestricht, en pays de langue néerlandaise. Peu goûtés de leur vivant, ils n'ont guère aujourd'hui qu'une valeur historique. Une noble physionomie intellectuelle et morale apparaît chez le prosateur Octave Pirmez (1832-1883), un solitaire dont les réflexions sur la vie respirent une mélancolie résignée. Mais le vrai précurseur fut Charles De Coster (1827-1879), dont l'Uilenspiegel (1867), vaste poème en prose, écrit en un français savoureux teinté d'archaïsme, épopée fougueuse et pittoresque, incarne si bien l'esprit ardent de liberté et de révolte, qu'il en est devenu une sorte de bible nationale. Quoique de son vivant, De Coster restât isolé, inconnu du grand public, il était venu trop tôt dans un milieu de trop pauvre mentalité. Cependant, vers 1880, les signes annonciateurs d'une | |
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aant.renaissance se multiplient, et le centre de gravité va se déplacer. D'une part dans les lettres flamandes, la pulsation de la vie se ralentit, elles restent en général dans les chemins de la tradition, et les surprises s'y font rares: le poète, Alb. Rodenbach (1856-1881) apportait de grandes promesses, mais mourait à l'âge de 24 ans; après lui Pol de Mont (né en 1857) élargit hardiment le champ de la poésie, mais il faut bien avouer que son oeuvre est plus brillante que profonde; Virginie Loveling et Raymond Stijns acheminaient la nouvelle et le roman vers un ‘vérisme’ plus sincère, sans parvenir pourtant à le délivrer complètement de conventions périmées. D'autre part, nous assistons dans les lettres françaises, si somnolentes jusque là, à l'éclosion rapide de tout un groupe de talents des plus remarquables. Leur principal organe fut la revue La Jeune Belgique (1881-1897) fondée par Max Waller. C'est ici maintenant qu'il faut se contenter de choisir quelques noms parmi la foule de ceux qui se pressent à l'esprit: parmi les prosateurs d'abord, le doyen Edm. Picard (1836-1924) et Camille Lemonnier (1844-1913), puis Georges Eekhoud (1854-1927), Eugène Demolder (1862-1919); parmi les poètes, Georges Rodenbach (1855-1898), Emile Verhaeren (1855-1916), Iwan Gilkin (1858-1926), Albert Giraud (1860-[1929], Charles Van Lerberghe (1862-1907), Max Elskamp (1862-[1931], Albert Mockel (1866-[1945], Fernand Séverin (1867-[1931]. Comment s'expliquer ce revirement qui donna, pour une couple de générations, une telle suprématie aux lettres françaises? C'est qu'en Belgique, l'intellectualité s'était développée, | |
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des couches de plus en plus larges accédaient au monde des idées, s'ouvraient mieux à l'action des grands courants de l'esprit moderne. Or, l'enseignement moyen ne faisant qu'une place infime à la langue flamande, et l'enseignement universitaire étant complètement français, l'intellectualité plus haute, quand elle atteignit la littérature, ne s'exprima guère qu'en français. Il faut remarquer que la majeure partie des protagonistes de la Jeune Belgique étaient des Flamands d'éducation française. La littérature flamande était surtout sortie du peuple, restait en tout cas assez près du peuple, vivait plutôt de la sève des instincts que de la lumière des idées. A un palier supérieur, elle devait céder le pas aux lettres françaises. Mais un phénomène inverse allait se produire une quinzaine d'années plus tard: le mouvement flamand avait grandi, des mesures législatives avaient donné un peu plus d'importance à l'étude du flamand dans l'enseignement moyen, et les auteurs flamands sortis des classes cultivées devinrent plus nombreux. C'est ainsi qu'une rénovation analogue à celle de la Jeune Belgique eut pour organe principal la revue Van Nu en Straks (De Maintenant et de Tout à l'Heure), fondée par Aug. Vermeylen en 1893, et les talents originaux surgirent de partout. Par une heureuse coïncidence, comme s'il avait été touché aussi par ces effluves de printemps, le vieux Guido Gezelle sortit de son silence et nous donna alors ses poèmes les plus magistraux. Parmi les écrivains français nés dans les années 1870 et qui, sans aspirer au rang des Eekhoud, Verhaeren, Maeterlinck ou Van Lerberghe, aient conquis une notoriété incontestée, je ne vois guère à citer que les conteurs Louis Delattre | |
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(1870)Ga naar voetnoot* et Edmond Glesener (1874), tandis que la génération des auteurs flamands qui commence à s'affirmer dans les années 1890, et dont la réputation est assurée en Hollande comme en Flandre, comprend, outre un romancier et un poète plus âgés, Cyriel Buysse (1859) et Prosper Van Langendonck (1862-1920), des noms comme Stijn Streuvels (1871), Maur. Sabbe (1873), Fern. Toussaint (1875), Karel van de Woestijne (1878), Herman Teirlinck (1879), Lode Baekelmans (1879), Jan van Nijlen (1879). Dans la génération suivante le succès le plus franc accueillit Ernest Claes (1885) et surtout le treès artiste Felix Timmermans (1886) qui se classa d'emblée au premier rang. Actuellement, la production est assez abondante dans la littérature française comme dans la littérature flamande, mais nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour juger des essais récents, et dans une esquisse rapide comme celle-ci, l'on ne peut tenir compte que des talents qui semblent bien avoir acquis la consécration définitive. Il nous reste à répondre à la question: qu'est-ce qui, dans ces lettres flamandes et françaises, est proprement belge? Il apparaît d'abord que certains caractères différencient l'esprit des lettres flamandes de celui des lettres hollandaises, à prendre les choses en général. Depuis la fin du XVIe siècle, les deux fractions du groupe néerlandais ont suivi des destins contraires, développé des civilisations dissemblables. La Hollande a joui | |
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d'une très haute culture qui n'a jamais connu de solution de continuité. Sa littérature a les allures que lui ont données une aristocratie bourgeoise, elle est plus imprégnée d'intellectualité, plus disciplinée, moins abandonnée, son réalisme intime la rapproche des petitsmaîtres hollandais du XVIIe siècle. La littérature flamande, par contre, a des racines plus populaires, un lyrisme moins réfléchi, plus de laisser-aller, d'abondance, le grand geste de la renaissance rubénienne, l'instinct de la couleur qui chante, plus de muscle et de sang. D'ailleurs, quand la littérature flamande, au cours de l'évolution, a acquis plus de contenu spirituel, elle est pourtant restée fidèle à la santé directe et spontanée qui vient du peuple, et ce qui constitue en somme l'originalité de Gezelle, de Streuvels ou de Timmermans, c'est qu'ils ont su allier tant d'art raffiné à un rythme aussi naturel. Il faut ajouter que les lettres flamandes ont subi d'une façon plus constante et plus profonde l'influence des lettres françaises, et qu'en général la phrase flamande est moins compliquée, moins chargée d'incidents que la phrase hollandaise. Quant aux auteurs français de Belgique, j'ai déjà dit que beaucoup étaient Flamands. Les caractères que je viens de signaler s'y retrouvent à chaque pas: il y a là un ‘ton’ qui leur assure souvent une place particulière dans la littérature française. Déjà Van Hasselt essayait parfois d'une métrique basée plutôt, comme dans les langues germaniques, sur l'accent que sur le nombre des syllabes, et plus tard Verhaeren a illustré ce procédé plus que quiconque. L'oeuvre de Charles De Coster est d'inspiration si proprement flamande, que l'auteur | |
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a consciemment recouru à une langue archaïque pour y trouver les qualités de naïveté et de couleur qui convenaient à son imagination. Le français de Lemonnier et plus encore celui de Verhaeren, avec son mouvement dynamique, son accentuation violente, ses truculences, ses plaques de couleur, est autre chose que le français des romanciers et des poètes de France. De même, Max Elskamp s'est fait une langue à lui, presque enfantine, qui semble une adaptation de la chanson populaire flamande. Même quand la langue est purement française, le tour d'esprit ne l'est pas toujours. Je n'insiste pas ici sur les conteurs du terroir, fort nombreux, qui peignent les aspects et les moeurs de leur ville ou de leur village: ce ne sont pas tant les sujets nationaux qui importent, mais la façon de voir et de sentir. Nous distinguons alors certains groupes particuliers: quelques conteurs wallons du Hainaut, comme Delattre et Des Ombiaux, d'une douce et spirituelle et légère bonhomie, qui paraît bien être un trait de race, et d'autre part quelques poètes wallons de Liège, comme Albert Mockel, chez qui une musicalité fluide, aux contours imprécis, tient peut-être à des influences germaniques. La plupart des autres, qu'ils aient écrit en français ou en flamand, présentent généralement, à des degrés divers, des qualités d'une indéniable parenté. Ce sont celles que je signalais plus haut comme ‘flamandes’, et spécialement le goût de la couleur (tradition de la peinture!), l'attachement sensuel aux matérialités, qui se combine de surprenante façon au sens du mystère qu'on devine derrière ces matérialités. Si dissemblables qu'ils soient, c'est ce qui | |
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unit pourtant Verhaeren, van de Woestijne, Gezelle, Maeterlinck (ces trois derniers nourris d'ailleurs du mysticisme de Ruusbroec). Certains poèmes de van de Woestijne ont exactement la même splendeur de tons et la même concentration torturée que certains poèmes de Verhaeren, comme certains contes de Demolder procèdent de la même vision que certains récits de Timmermans, comme Baekelmans n'est parfois pas loin d'Eekhoud. Les rapports de mentalité sont suffisants pour qu'on puisse parler d'une littérature de Belgique. Mais pour qui voit toutes les nuances de la réalité, le danger serait ici de donner à cette littérature ‘belge’ un caractère national trop strictement délimité.
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