Verzameld werk. Deel 4
(1955)–August Vermeylen– Auteursrechtelijk beschermdaant.RussieIl m'est évidemment impossible de porter un jugement d'ensemble sur la culture supérieure. Même en ce qui concerne ma vitrine, je n'ai pas eu l'occasion de me rendre compte de la façon dont est organisé l'enseignement universitaire des disciplines qui rentrent chez nous dans les facultés de philosophie et lettres. J'ai pu cependant constater qu'on semble disposer de ressources illimitées pour les expéditions archéologiques en Asie Centrale, en Sibérie, en Mongolie, de même pour les collections ethnographiques et en général pour les musées de toute espèce. On y consacre des sommes qui, pour les gens de notre pauvre petit pays, prennent des aspects astronomiques. En revanche, il me paraît bien qu'on est moins disposé à faire de grosses dépenses en devises étrangères. En tout cas, dans le champ restreint que j'ai pu explorer, j'ai été frappé du fait que certains savants n'étaient pas suffisamment au courant de la littérature scientifique parue en dehors de l'URSS. Il y a certainement de regrettables lacunes dans l'acquisition | |
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aant.de livres étrangers. J'espère que ceci tient à une politique financière imposée par les nécessités du moment et non pas à un nationalisme qui ne cadrerait pas du tout avec l'idéologie soviétique. Les musées se sont multipliés et sont admirablement organisés. On doit déplorer que quelques tableaux des plus précieux de l'Ermitage à Léningrad aient été vendus, tout en se félicitant que l'Ermitage se soit enrichi d'autre part de tant d'oeuvres qui faisaient l'ornement de collections privées, maintenant nationalisées, oeuvres qui sont ainsi devenues accessibles à tous. C'est spécialement le cas pour la peinture des soixante dernières années. Il y a notamment, à Moscou, un musée qui forme l'ensemble le plus magnifique de la peinture française de Manet à Picasso. Vous me direz que ces collections avaient été réunies par des particuliers, mais je constate que le gouvernement soviétique a su les apprécier et les mettre en valeur, alors que chez nous, au musée de Bruxelles, nous n'avons pas un tableau, pas un seul, qui soit représentatif de cette glorieuse école dite impressionniste, et qu'il n'y a pas si longtemps, un ministre s'opposait, pour des raisons de goût personnel, à l'acquisition de la plus belle toile que Rik Wouters ait jamais peinte. Mais ce qu'il faut spécialement mettre en lumière, c'est que dans l'URSS les musées sont devenus des institutions très vivantes, parce qu'ils sont devenus des instruments d'éducation populaire intensive. Il y a contact entre le peuple et les oeuvres exposées. Outre les étiquettes ordinaires, les tableaux-types sont accompagnés d'une notice explicative, qui les fait mieux comprendre comme | |
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aant.expression de la société du temps. Ceci, évidemment, selon la conception de l'histoire chère au marxisme, mais même ceux qui jugent cette conception trop doctrinale doivent reconnaître que c'est là une façon de rattacher l'oeuvre d'art à la vie. D'ailleurs, le point de vue purement esthétique n'est pas négligé. Et dans tous les musées, à toute heure du jour, on voit de nombreux groupes dirigés à qui l'on facilite ainsi l'accession aux jouissances artistiques. Un effort plus saisissant encore s'accomplit en vue de la propagation de la littérature. Deux organismes ont publié tous les maîtres de la littérature russe et l'on peut dire toutes les oeuvres marquantes de la littérature du monde, en éditions d'un goût parfait, répandues à des milliers et des milliers d'exemplaires. Le choix n'est pas déterminé par des considérations politiques: à côté de traductions des classiques de tous les peuples, on y trouve jusqu'à du Maurois et du Mauriac, et bientôt sortira des presses une traduction des oeuvres complètes de Paul Valéry. Que notre Ulenspiegel de Charles de Coster jouisse d'un succès énorme, cela n'est pas tant fait pour nous étonner, mais j'ai même découvert dans ces éditions d'Etat un gros volume des lettres de Rubens. Tout cela est littéralement dévoré. Je vous ai dit qu'il y avait un appétit insatiable de lecture. L'édition totale de certains livres est vendue un mois avant de paraître. Il n'y a malheureusement pas encore assez de papier. Les oeuvres de Pouchkine sont imprimées à raison de 30.000 exemplaires par an, mais on m'assurait que pour pourvoir à la demande il en faudrait 300.000. En '31, je voyais parfois des files devant les coopératives, les | |
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aant.jours où l'on pouvait acheter sa ration de telle ou telle denrée. Aujourd'hui on ne voit plus de file qu'à une seule espèce de boutiques, les librairies, au moment où un ouvrage spécialement attendu vient de paraître. Mais la question se pose maintenant: quel est l'effet de tout cela sur la production même, sur la création littéraire et artistique? Et cette question nous amène à en poser une autre: dans un Etat totalitaire comme la République des Soviets, quelle est la part laissée à la liberté de la création littéraire et artistique? Pour en juger sainement, il importe de ne pas considérer le concept de liberté seulement sous son aspect négatif, c.-à-d. l'absence de toute contrainte, la liberté de l'individualisme absolu, la liberté romantique ou si vous voulez la liberté libérale. Il y a aussi une notion plus positive de liberté: c'est la puissance d'agir, le fait de se trouver dans le milieu le plus favorable à son action. Et ceci comporte un élément matériel et un élément spirituel. L'élément matériel, c'est la liberté économique. Sous ce rapport, le travailleur intellectuel n'a vraiment pas à se plaindre en Russie: il est payé comme le travailleur manuel et mieux que le travailleur manuel, - il est sûr du lendemain, il échappe à la préoccupation du pain quotidien. L'élément spirituel, c'est de faire vraiment partie d'une communauté, d'être en liaison étroite avec elle, de se sentir soutenu par elle, - bref, cette liberté-là n'est pas l'individualisme absolu tel qu'il fleurit dans une société où l'artiste et l'écrivain est forcément en opposition avec son milieu, mais celle du créateur qui se trouve dans son élément. C'est la liberté des sculpteurs qui, dans les grandes cathédrales gothiques, | |
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aant.se sentaient chacun comme une voix dans un choeur. Ils n'étaient pas libres de faire toutes sortes de choses auxquelles ils ne pensaient même pas, comme le poisson qui ne peut pas aller se promener par les champs. Mais ne dit-on pas: heureux comme un poisson dans l'eau? C'est le bonheur d'être dans son élément, c.-à-d., je le répète, dans le milieu le plus favorable à son action. Ou pour user d'une autre image, le bonheur de l'arbre qui est enraciné au sol, mais qui en tire tous les sucs nourriciers. Et la terre nourricière d'un grand art, d'une grande littérature, c'est le milieu social où l'artiste est enraciné. Et ce milieu qui soutient l'artiste ou l'écrivain, qui fait que même une force moindre n'avorte jamais tout à fait, ce milieu ne lui communique jamais une puissance plus dynamique que lorsque cet artiste ou cet écrivain se sent porté par la poussée d'une masse en voie d'ascension. Cela, c'est une liberté organique, qui procède d'une communion entre le créateur et la masse. Mais, ce point de vue établi, examinons froidement les faits, tels qu'ils se présentent à l'heure actuelle en Russie soviétique. Alors, je ne puis plus partager un enthousiasme trop lyrique. Et pour nous en tenir provisoirement à la littérature, j'admets que tout ce que nous connaissons de cette littérature a ce caractère de santé foncière, d'accent humain, de puissance large, les qualités de ce qui a poussé en pleine terre, ce qui a poussé dans un terreau social fertile, ce qui est en communication directe avec la masse, en harmonie avec le climat social. Mais en attendant, j'espère que ce n'est qu'en attendant, cela va de pair avec certains déficits. Nous sommes habitués à des analyses psychologiques plus affinées et | |
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plus profondes que celles que nous offrent les écrivains russes d'aujourd'hui, et les conflits éternels qui agitent l'âme humaine, indépendamment de toutes circonstances sociales, ont trouvé et trouvent encore dans notre vieille Europe des interprètes autrement émouvants que dans cette Russie nouvelle, peut-être parce qu'ils ne sont pas pris aussi complètement par le point de vue social. Mais une autre question surgit: on ne peut pas exiger de tout créateur qu'il soit en conformité avec le climat social. Celui-là pourrait précisément être un grand innovateur. Et celui-là, que devient-il dans une société où toute l'édition est aux mains d'organismes contrôlés par l'Etat? La liberté d'expression littéraire ou artistique de certains, mettons des isolés, cette liberté qui est pourtant une des conditions essentielles d'une culture, vraiment humaniste, elle est rudement compromise, et ma pensée s'insurge contre les restrictions qui doivent nécessairement résulter de cette concentration étatiste, - et même au point de vue politique, je ne comprends pas qu'on la craigne encore dix-huit ans après la révolution! L'édition d'Etat suppose une censure préventive, que je me refuse à saluer. Les arts qui ont le plus profité du nouvel état de choses, ce sont ceux qui s'adressent le plus directement au peuple, le théâtre et le cinéma. C'est au théâtre qu'on sent le mieux ce que cette adaptation à ce que j'appelais le climat social peut donner de vie dynamique. Sur ce terrain-là, les Russes ont innové dans tous les sens. Au musée du théâtre, à Moscou, j'ai pu constater qu'ils avaient trouvé en une douzaine d'années une douzaine de styles nouveaux de mise-en-scène, et Le Cocu Magnifique de notre | |
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aant.Crommelynck, entre autres, a bénéficié de trois ou quatre de ces styles différents. Ce sont des spectacles très soignés et d'un goût artistique raffiné. La façon d'adapter des pièces anciennes au goût du jour leur insuffle parfois une vie intense, et sous ce rapport, une représentation de La Traviata a été pour moi une révélation étonnante. Et les vraies pièces d'inspiration révolutionnaire, avec leurs effets de masses et leur héroïsme populaire, m'ont semblé tout de même plus intéressantes que les petites histoires de couchage triangulaire qui constituent le fonds de notre répertoire. Shakespeare se joue devant des salles enthousiastes. Car ce que ce public vibre! Les théâtres, tous les soirs, sont combles, et à l'entr'acte, les spectateurs des fauteuils se précipitent vers la scène pour acclamer les acteurs. Quant au cinéma, vous avez peut-être pu apprécier ici ce que les Russes en ont fait. Nous autres, nous sommes souvent agacés par le caractère propagandiste de leurs films, ce sont en somme des pièces de patronage, mais au point de vue cinématographique, je n'hésite pas à dire qu'ils tiennent la tête du mouvement, et que certains passages de La Ligne Générale p.e. ou d'Octobre, me semblent réaliser les plus belles conquêtes du cinéma comme art pur, c.-à-d. dégagé du théâtre, atteignant par les moyens spécifiquement propres au cinéma, par les seules images visuelles en mouvement, des effets analogues à ceux du poème lyrique. Mais j'en viens aux arts plastiques, peinture, sculpture. Là, je dois déchanter. Dans les années qui suivirent la révolution, ce fut le temps des belles hardiesses et l'on vit des peintres et des sculpteurs bien intéressants. Je | |
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aant.ne sais pas ce qu'ils sont devenus. L'art actuel me semble en régression. En tout cas, il ne nous apporte aucune révélation. A quoi cette régression, peut-être momentanée, est-elle due, c'est ce qu'il ne m'est pas donné de préciser. Je croyais que la société socialiste pouvait marquer l'avènement d'un grand art collectif et monumental, l'alliance de l'architecture, de la sculpture décorative et de la fresque. J'avais vu dans ce sens, en '31, quelques essais pleins de promesses, entre autres à Odessa. Mais il paraît bien que ces promesses n'ont pas été tenues. Et là où il y avait moyen de faire de belles choses, p.e. au métro de Moscou, qui vient d'être inauguré, j'ai été aplati par des tableaux en carreaux céramiques, fort cruels à mes yeux, je ne sais quelle charcuterie picturale qui dénotait une incompréhension totale de ce que doit être un style monumental, et même de ce qu'est le style tout court. Où faut-il en chercher la raison? Certains me disent que c'est parce que l'artiste doit travailler en vue d'un plan. Argument qui ne tient pas: l'artiste qui fait une décoration monumentale travaille toujours en vue d'un plan. Et d'autre part, le peintre russe qui fait des tableaux de chevalet est parfois employé à des besognes commandées, pour des clubs, des édifices publics, etc., mais en dehors de cela il peut peindre ce qui lui plaît. En '31, on a vu un syndicat d'artistes peintres embrigadés dans la réclame pour le plan quinquennal. L'un d'eux, dans la section agricole, peignait toutes les phases de la vie du cochon, et affirmait qu'il n'est pas plus bête de peindre des cochons pour la communauté que pour le salon d'un bourgeois. A la question s'il ne pouvait faire | |
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de tableaux à sa fantaisie, comme un Chagall, p.e., il répondit: Certes! Mais qui les achèterait? - Aujourd'hui, la situation a changé: il y a de nouveau des gens qui achètent des tableaux pour leur intérieur. L'artiste est payé par l'Etat, mais en dehors de son traitement, il peut encore gagner quelque argent en vendant à des particuliers des toiles qu'il a faites à sa guise. Quelqu'un là-bas, un bolchevik, attribuait le manque de génie au fait que les artistes étaient trop bien traités, qu'ils avaient la vie assurée et trop facile, qu'ils ne devaient pas lutter et que l'émulation en souffrait. Mauvaise raison: ces conditions n'ont jamais empêché un vrai artiste de se réaliser, de se réaliser de mieux en mieux dans son oeuvre. Pour ma part, je crois déceler les causes de ce recul dans deux ordres de faits. D'abord, que l'atmosphère générale porte à accorder tout l'intérêt au sujet, ce qui réduit les préoccupations purement esthétiques. De plus, j'ai l'impression que l'organisation professionnelle sous le régime bolcheviste, donne à certains une influence trop considérable, ce qui encourage le favoritisme et l'intrigue, et qu'à la tête il doit y avoir des gens qui sont, comme il arrive si souvent, à la fois des médiocres et des malins. Devant l'architecture actuelle en Russie, celle des toutes dernières années, je suis également assailli de doutes. On a fait preuve d'initiatives magnifiques dans le sens de l'architecture rationnelle. On a érigé des constructions admirables de logique et de puissance sobre, de vrais modèles. Aujourd'hui, le goût commence déjà à s'écarter de ce style pur. L'ornement appliqué fait une apparition omineuse. On voit des colonnades baroques | |
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aant.plaquées sans raison contre des façades. De la hardiesse, certes: le palais des Soviets que l'on prépare aura 420 mètres de hauteur. Mais à dire le mot, les bolcheviks commencent à sacrifier à un goût bourgeois. Dans ce Métro dont les Moscovites sont si fiers, et c'est en effet le plus beau qui soit, il y a une profusion de marbres riches d'un goût assez viennois. Ce qui est plus grave, c'est que dans une des stations j'ai remarqué des piliers carrés de marbre surmontés de chapiteaux vaguement hellénistiques ornés de palmettes égyptisantes. Ce retour à des formes périmées qui n'ont aucun rapport avec la structure n'annonce rien de bon. C'est le retour au fauxsemblant, bref à ce mensonge essentiellement bourgeois qui a empoisonné une trop grande partie de l'architecture du XIXe siècle. Mensonge que j'appelle essentiellement bourgeois, parce qu'il coïncide exactement avec le règne de la bourgeoisie capitaliste, laquelle ne pouvait échapper à la propension au mensonge parce qu'il y avait une trop grande distance entre les nobles devises qu'elle invoquait, les devises libérales issues de la Révolution française, et la triste réalité. Mais que la Russie des Soviets s'engage dans cette voie-là, voilà ce qui s'explique moins. Espérons que ce n'est qu'une erreur passagère, due à un peu de mégalomanie. Vous voyez que je n'ai pas laissé s'endormir mon esprit critique. Ce qui ne me gêne pas, - et je me plais à reprendre une expression qui m'a valu quelques brocards il y a trois ans -, de tirer mon chapeau à l'effort gigantesque accompli là-bas, si je le considère dans son ensemble. Qu'on admette le régime et ses méthodes ou qu'on ne les admette pas, il faut convenir qu'on se | |
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trouve là en présence d'un fait historique formidable. Dans l'histoire de l'humanité, il n'y a pas d'exemple d'une expérience pareille, tentée sur une pareille échelle: une transformation complète de la culture, par des moyens rationnels, sur une étendue et une population aussi vastes. Cette expérience est encore en voie de réalisation: un esprit juste doit tenir compte de cela pour la juger. Mais quelle que soit la façon dont on la juge, on ne peut s'empêcher d'admirer l'énergie, l'optimisme, la foi qu'on y met, et cette audace qui voit toujours grand, et qui nous donne parfois l'impression que nous autres, en Europe, nous sommes en bien des choses des petits vieux. En tout cas, je serais heureux si j'avais pu au moins vous convaincre d'un fait: c'est que nous avons beaucoup à apprendre de la Russie comme elle a encore beaucoup à apprendre de nous, et qu'au point de vue de cette synthèse que doit être la civilisation européenne, il est grand temps que des relations intellectuelles plus directes et plus suivies s'établissent entre la Russie et nous.
1935 |
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