La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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L'organisation allemandeRien n'est plus audacieux, ni plus cynique au monde, que l'affirmation allemande. Les Teutons sont inhabiles à la parole souple et vive, ils ne sont guère éduqués pour le raisonnement clair et subtil. Il ne leur reste donc plus que la brutalité dans le discours comme dans les actes. Or, la brutalité spirituelle, c'est l'affirmation nue. L'empereur dit: ‘Dieu est avec nous. Je suis son esprit et son glaive. Son honneur est le mien; ma victoire sera la sienne.’ Il allègue ses rêves et ses visions, rien de plus. Un fou agit de même. Le géographe allemand proclame: ‘De la Baltique à la mer du Nord, de Riga à Boulogne, en passant par la Germanie, la Cham- | |
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pagne, la Bourgogne et la Belgique, l'Europe est habitée par des peuples de race germanique; donc, l'Europe septentrionale tout entière doit être à nous.’ Rien n'est plus faux. Les peuples du Nord de l'Europe sont d'origine variée. Quelques-uns sont gaulois, d'autres, tels les wallons, sont romans ou latins. Le savant allemand M. Ostwald, professeur de chimie, écrit: ‘La civilisation allemande est la première du monde, parce qu'elle a abandonné la période de l'individualisme pour la période de l'organisation. Parmi nos ennemis, les Russes en sont encore à la période de la horde, alors que les Français et les Anglais ont atteint le degré de développement cultural que nous-mêmes nous avons quitté il y a cinquante ans.’ Mais, au moyen âge, l'Eglise catholique avait répandu un tel état d'organisation et de civilisation à travers toute l'Europe. La hiérarchie stricte des diocèses où chacun était à la fois maître et serviteur, où de l'évêque au dernier des prêtres, où du prêtre | |
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au dernier des fidèles, tout n'était qu'obéissance et du geste et de la parole et de la pensée, n'est que l'image de la force à gradation montante et descendante telle que la prône l'Allemagne. Régnait alors la caste sacerdotale comme règne aujourd'hui la caste militaire. Point de haut grade sans titre de noblesse. Bien plus: les gildes bourgeoises imitaient cette dangereuse discipline. Dès le xiiie siècle, elles l'inauguraient dans l'art, le commerce et l'industrie. Déjà l'individu ne comptait pas. Toute initiative venant d'en bas était suspecte. L'organisme étouffait le cerveau. La civilisation résulte d'un mélange de liberté et de discipline combinées. Quand tout est libre, on aboutit à l'anarchie; quand tout est contenu, on aboutit à l'oppression. L'organisation germanique est un monstrueux instrument qui fait qu'en Allemagne, la race est disciplinée au point qu'elle est domestiquée. Il n'y a plus ni fierté, ni respect de soi-même. La presse est tenue à la chaîne. L'école philosophique et la recherche scienti- | |
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fique y reçoivent le mot d'ordre. L'empereur brise ceux qui résistent. Si l'organisation prônée par le professeur de chimie Ostwald devait se répandre sur le monde, le dogme allemand, tout comme jadis le dogme catholique, terroriserait et martyriserait l'esprit humain. Au fond, il n'y a entre les deux doctrines qu'une différence, c'est que l'une est religieuse, et l'autre civile. Toutes les deux veulent s'imposer par les mêmes moyens. Toutes les deux se croient uniques et suprêmes. L'Eglise de Rome se dit la meilleure de toutes les Eglises. L'Etat allemand se proclame le premier de tous les Etats. Ils croient en leur pouvoir, aveuglément. Aucun sacrifice ne leur coûte pour le maintenir. Ils ont des apôtres et des martyrs. La vie et la mort des hommes ne sont pour eux que des moyens d'arriver à la toutepuissance. L'Allemand en se faisant naturaliser Anglais ou Français ne perd pas sa nationalité d'origine. La marque en est indélébile comme la marque du baptême ou de la prêtrise catholiques. L'Eglise fut organisée | |
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despotiquement depuis toujours; l'Allemagne le fut surtout depuis cinquante ans. Déjà, tout comme l'Eglise aux xve et xvie siècles, elle se complaît dans les atrocités et les folies sanguinaires. Elle tue, elle pille, elle brûle. Elle est la terreur humaine; l'Eglise était la terreur divine. Et, comme l'ironie du destin est telle que deux forces qui se ressemblent, se combattent presque toujours, il s'est fait que la fureur teutonne s'est attaquée à Louvain, à Malines et à Reims. Des prêtres y ont été tués, en grand nombre, et des églises y ont été détruites, sans hésitation, ni sans pitié. Bien plus: Guillaume II, tout en faisant sa cour au pape de Rome, confie à sa bellesoeur, qui s'est convertie malgré lui au catholicisme, que c'est ce même catholicisme qu'il faut considérer comme l'ennemi à combattre. Il le déteste; il en considère la destruction comme le but de sa vie, ce qui ne l'empêche pas, avant de le réduire, de lui prendre sa discipline formidable et sa folle audace, dans l'affirmation gratuite. | |
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C'est à juste titre que les religions imposent leurs dires, et ne les prouvent guère. Elles sont objets de croyance, et ne sortent point de leur rôle, en négligeant de s'adresser à l'intelligence et à la raison. Il n'en est pas de même pour un Etat. Or, l'Allemagne veut précisément que l'on croie en elle, comme en une sorte de divinité terrestre. Elle n'admet pas que l'on nie l'infaillibilité de sa culture, ni la valeur sans seconde de sa puissance. Elle transporte ainsi du plan spirituel dans le plan temporel tout un système de persuasion et de confiance. De pareils procédés qu'on pourrait appeler primaires réussissent, certes, auprès des simples gens. A force d'affirmer toujours les mêmes soi-disant vérités, on finit par les faire admettre. Le peuple allemand est la dupe de ses éducateurs prussiens. Il les a crus sur parole; ils lui ont enlevé toutes ses qualités de discernement et de contrôle; ils l'ont entraîné vers un passé militaire, autoritaire, et féodal; ils lui ont imposé comme idéal, non plus celui de Heine ou de Schiller, mais | |
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celui de M. le professeur de chimie Ostwald qui sans doute se persuade qu'un peuple doit s'organiser avec ses actions et ses réactions fatales, comme un précipité au fond d'une cornue. La force spontanée et irréductible serait ainsi supprimée d'un coup, et l'Allemagne régnerait sur la pensée enchaînée et comme morte. Si le monde acceptait un tel assassinat de la liberté, ce serait certes le plus grand crime moderne. L'Europe doit présenter à l'histoire un bouquet de civilisations variées où toutes les races glissent une fleur de leur génie. La puissance allemande dénaturant, diminuant ou écrasant la puissance française, anglaise, italienne, russe, belge ou espagnole tue un ensemble d'idées, de sentiments et de gestes futurs qu'il lui est impossible à elle seule de remplacer. Ces idées, ces sentiments et ces gestes variés se transforment sans cesse en exploits ou en chefs-d'oeuvre. Ils constituent l'honneur et la gloire de l'Occident entier. Le génie teuton est devenu depuis cinquante ans agressif et | |
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obstructeur, c'est lui, et non le nôtre, qu'il faut réduire. Il n'est point fait pour être le maître. Il n'exalte point; il comprime. Il est l'angoisse et le danger permanent. Il diminue la créature humaine. Il travaille à l'abaissement du monde. |
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