La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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L'Allemagne et l'artPour que les peuples vivent, il ne faut pas que l'un d'eux vive pour lui seul, avec arrogance et fureur. L'Allemagne veut que sa vie absorbe toute autre vie. Elle se proclame la nation suzeraine qui ne doit compte qu'à elle-même de ses excès. Elle se croit faite pour sentir, penser et vouloir au nom des autres. Elle prétend définir ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. Elle usurpe ainsi sur la terre le rôle, non pas du destin, mais de Dieu. Facilement elle se persuade que la conquête morale se confond avec la conquête matérielle, et que dominer c'est aussitôt séduire. Sa discipline - ou plutôt sa tyrannie, elle la juge indispensable à toute organisation future. Elle ne se demande pas un instant si | |
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la vassalité graduée et générale que cette discipline et cette tyrannie supposent n'est point le plus grand obstacle à l'acceptation de son hégémonie. Le moyen de règne qu'elle juge le plus nécessaire deviendrait, en ce cas, le plus inefficace, et sa force la plus certaine deviendrait sa faiblesse la plus sûre. Pour affirmer et imposer sa suprématie, l'Allemagne restreindra donc, autant qu'elle le pourra, la vie personnelle des autres nations. Elle s'opposera à l'épanouissement de leurs différences et de leurs contrastes; elle fera la guerre à l'originalité foncière des groupes humains, à leurs conceptions différentes de l'effort, de l'ordre et du bonheur. Par conséquent, qu'elle le veuille ou non, elle fera la guerre au sens spécial qu'ils se sont formé de la beauté. Ne faut-il pas que l'art, à son tour, lui devienne butin et proie? Elle combattra et niera tout ce qui n'est pas son oeuvre à elle. Elle le fera parce que son orgueil fou lui persuadera qu'il est juste et nécessaire qu'elle le fasse. Même elle s'attaquera au passé. Aucun témoignage, fût-il de | |
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pierre ou de bronze, ne sera écouté s'il s'oppose à la préexcellence de son esthétique. Déjà Reims et sa cathédrale, belle comme la nuit et le jour, sont à terre. Déjà Ypres et ses halles, pareilles à quelque arche merveilleuse, ne sont plus que cendres. Déjà l'église de Saint-Pierre et la bibliothèque de Louvain et le béguinage de Termonde sont morts. A ceux qui s'indignent, l'Allemagne répond: ‘Je remplacerai avantageusement ces monuments anciens par des monuments nouveaux. Mon goût y pourvoira.’ Etant pédagogique, elle se croit infaillible en toutes choses et veut conséquemment que la splendeur soit modelée, elle aussi, par ses mains seules. Les facultés hautes, qu'un peuple ou qu'un homme, grâce à leur race fine ou à leur génie, possèdent, ne pourront servir que modifiées selon l'enseignement ou le commandement teuton. L'ironie sera surveillée; l'esprit sera mis à la chaîne; la spontanéité et l'inspiration libre, abolies. Le rythme du pas de l'oie dominera tous les autres rythmes: on l'entendra jusque dans les | |
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poèmes. L'art libre et autochtone aura vécu. Il n'y aura plus qu'un art dur, tranchant et luisant comme un sabre. De cet art terrible, le monde, certes, a l'épouvante. Il peut à peine se l'imaginer. C'est que, jusqu'aujourd'hui, de siècle en siècle, la beauté, toujours évoluante, a trouvé son unité dans la diversité; elle a fleuri en des pays de choix, soit successivement, soit en même temps. L'Italie, la Flandre, la France, furent surtout privilégiées. Mais, jamais, aucun de ces pays n'a voulu, par des moyens brutaux, imposer aux autres sa supériorité temporaire. Tout au contraire. Les influences furent réciproques et toutes pacifiques et heureuses. Même à certaines époques, au xve et au xvie siècles, l'Italie imposait à l'admiration de l'univers Fra Angelico, Verrochio, Botticelli, Massaccio, tandis que la Flandre lui répondait en suscitant à la lumière Van Eyck, Van der Goes, Memling, Juste de Gand, Gérard David, Van der Weyden. Plus tard, aux noms de Carrache, Reni, Dominiquin, Albane, Barroche, Caravache, | |
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Bernin, correspondaient ceux de Rubens, Van Dyck, Seghers, Corneille de Vos, Crayer, Jordaens, Teniers. Et l'Espagne, avec Vélasquez, Herrera, Ribéra, Zurbaran, Murillo; et la Hollande, avec Rembrandt, Vermeer, Ruysdaël, Hobbema, Fabritius, Steen, Hals, Piéter de Hoog; et la France, avec Poussin, Claude Lorrain, Dughet, Lesueur et Callot, étendaient, à travers l'Europe entière, le rayonnement parti de Flandre et d'Italie. L'art fut ainsi, en même temps, suivant les contrées où il se développait, spiritualiste ou réaliste, ascétique ou sensuel. Il donnait toutes ses fleurs diverses pour composer et harmoniser son unique guirlande, au long des murs du xve ou du xviie siècle. Jamais de telles ardeurs vers la beauté n'avaient poussé les peuples modernes: l'antiquité paraissait égalée, sinon surpassée. Si l'Allemagne était victorieuse de l'Europe, un tel rayonnement, même avec des groupes de génies aussi magnifiques, ne serait plus possible. Elle méconnaîtrait systématique- | |
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ment et doctoralement toutes les raisons subtiles qui rattachent l'artiste à son milieu libre et vivant, à sa race fière et forte, au centre même de sa force mystérieuse et profonde. Sa volonté de régenter, de dominer, de militariser tout, inquiéterait le producteur de chefs-d'oeuvre; il faudrait qu'il travaillât d'après l'idéal de Munich ou de Berlin; des règles opportunes et scientifiquement étayées par des raisonnements et des axiomes lui prouveraient qu'il ne crée que de la laideur, s'il ne se résigne pas à travailler comme la tyrannie allemande le lui prescrit. Lentement, décade par décade, un art européen s'ébauchait. Ceux qui s'y employaient le faisaient sans trop s'en rendre compte. Ils dépouillaient peu à peu leurs natures de ce qu'elles contenaient de trop exclusif et de trop étroit. Ils humanisaient le plus possible leurs sentiments et leurs pensées, sans perdre, toutefois, la marque originelle de leur esprit. Tous restaient ainsi, tout en la dépassant, fidèles à leur race, et nul ne subissait la plus légère des contraintes. Cet art européen, | |
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l'Allemagne l'attaque en son prime essor. Il montait libre, elle le veut ployer et gauchir. Elle le tue en le forçant, tout à coup. Après la guerre, il se fera donc, nécessairement, que l'art national et même nationaliste s'affirme à nouveau. La Teutonie vaincue, chacun n'en aimera que mieux le coin de monde qu'il aura failli perdre. On en reviendra à la conception territoriale de l'oeuvre écrite ou peinte et les écoles différentes renaîtront, comme par le passé, de pays en pays. L'Allemagne se repliera sur elle-même, comme après léna. Elle réunira ce qui lui restera de forces pour travailler, dans un silence fait de déception et de rancune. L'art, qui ne lui fut guère indulgent pendant sa période de folie et d'orgueil, lui sera peut-être bienveillant dans le malheur. Les ressources d'un peuple peuvent se comparer à un terrain stratifié. Tantôt, ce sont ses couches profondes; tantôt, ses couches moyennes, et tantôt, ses couches superficielles qui sont mises au jour. Il se peut | |
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que les couches qui ont donné à l'Allemagne Goethe et Schiller soient à nouveau exploitées et que, pendant quelque temps, les couches profondes qui lui donnèrent de Moltke et Bismarck soient négligées. Nous souhaitons une floraison de l'art germanique: d'abord, pour l'honneur et la beauté du monde; ensuite, pour que cette floraison recouvre mille crimes récents, comme les fleurs recouvrent un charnier. L'Allemagne de ces derniers temps a déshonoré l'action par sa guerre et la pensée par sa science. Il lui reste l'art pour racheter le mal qu'elle fit. Ceux qui parlent d'anéantir l'Allemagne ne savent pas qu'anéantir un peuple encore jeune est chose impossible. On ne supprime que les peuples usés et vieux. Mais il faut se défendre contre elle, avec vigilance et ténacité. Il faut que la France et l'Angleterre se résignent à vivre non plus dans la confiance, mais dans la méfiance. Il faut accepter, désormais, l'existence âpre et tendue, pareille à un arc guerrier où la flèche est placée. Les gestes teutons doivent être | |
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contrariés dès qu'ils s'allongent outre mesure. Il ne faut pas, comme je le disais plus haut, essayer de tuer l'Allemagne, mais il faut, s'il est besoin, l'estropier, comme son empereur. |
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