La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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L'Allemagne incivilisableLa vie n'est pas un moyen, la vie est un but. Voilà ce qu'il faut se dire pour vraiment exister sur la terre. D'où l'obligation de perfectionner la vie, de la rendre belle et haute, et d'en faire un chef-d'oeuvre. D'où le mépris et la haine pour ceux qui la veulent ternir, soit par leur pensée, soit par leurs actes. L'Allemagne agit contre cette vie précieuse. Il y a peut-être une culture allemande, mais il n'y a pas de civilisation allemande. L'esprit de société, de fierté, de liberté, est indépendant, non pas de l'intelligence, mais de la connaissance. Le professeur allemand est une bibliothèque qui marche. Il emmagasine, il dispose, il commente. L'arrangement et la discipline lui tiennent lieu | |
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de tout. Ils lui inculquent lentement l'esprit de dépendance et de servilité. C'est peut-être parce qu'il classe beaucoup, qu'il est si platement soumis. Tout se rapporte à une échelle, à une montée, ou à une descente. Tout devient compartiment. Quoi d'étonnant alors, que tout se matérialise et que l'esprit de chaque Teuton ne prétende être qu'une sorte de case rigide et morne, dans une sorte de damier social. On l'a déjà dit: l'Allemand n'invente quasi rien. Il travaille sur l'invention d'autrui. Pour inventer, il lui faudrait l'esprit de rébellion contre ce qui est. Il ne peut l'avoir. Il est l'être qui accepte, toujours. Mais, dès qu'une découverte nouvelle a jailli, il l'accapare. Il l'examine patiemment; il la tourne et la retourne en tous sens, il en fait, pour ainsi dire, le procès. Il parvient ainsi à en augmenter la puissance. Bien plus, il veut qu'elle serve et qu'elle soit classée dans la pratique, tout comme lui-même sert et est classé dans la vie. Jamais les Allemands n'ont ouvert une | |
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grand'route dans la science. Ils n'ouvrent que des chemins latéraux. Leibniz et Kant accrochent leur voie à la chaussée royale de Descartes; Hoeckel ne serait guère, si Darwin n'avait existé; Koch et Behring s'appuient sur les travaux de Pasteur. Cette science de seconde main est excellente pour attirer les hommes médiocres. Travailler, chacun dans son petit coin, pour résoudre quelques questions secondaires et se croire quelqu'un, quand on est à peine quelque chose, flatte la vanité universelle. Toutes les petites universités de province peuvent se donner l'illusion d'être remplies de savants, grâce à la conception allemande de ce qui est docte et sérieux. C'est l'encasernement tranquille en des laboratoires et la négation absolue de l'esprit d'initiative, de spontanéité, et surtout de l'esprit de protestation et de révolte. Si le peuple allemand eût été vraiment civilisé, jamais il n'aurait pu garder le silence devant l'assassinat de la Belgique. Bien plus: parmi ceux dont les idées sont contraires à tout l'ordre politique | |
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actuel, aucun ne s'est dressé contre ce crime admis et proclamé au début de la guerre, en plein Parlement, par le chancelier Bethmann-Hollweg lui-même. L'étonnement universel, après un tel silence, fut si grand, qu'aujourd'hui encore, le monde n'en est pas revenu. A part Liebknecht, toute la social-démocratie s'est comme déshonorée: on la veut rejeter de l'Internationale. Elle s'excuse: elle aggrave sa faute. Elle dit: - On aurait arrêté et emprisonné mes hommes. On lui répond: - Ont-ils donc peur de souffrir? Dans la social-démocratie, tout était méthodique et organisé comme dans les universités et les armées allemandes. Elle était forte de je ne sais combien d'électeurs. On la croyait déjà triomphante et invincible. On disait: - C'est elle, l'Allemagne. Elle doit servir d'exemple à toutes les démocraties de la terre. Ceux qui ne juraient que par elle affir- | |
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maient qu'elle dévorerait l'impérialisme, quand il le faudrait. En août dernier, en une heure, au Reichstag, c'est elle qui fut dévorée. Lors d'une récente visite à la Maison du Peuple de Bruxelles, quelques socialistes allemands s'étonnèrent que les démocrates belges attachassent tant d'importance à l'envahissement de leur territoire. - Qui donc vous lie à votre patrie? interrogèrent-ils. - L'honneur, répondit-on. - L'honneur! L'honneur! c'est un idéal bien bourgeois, interrompirent les Allemands. Or, une civilisation vraie a précisément pour armature l'honneur. L'honneur n'est point un idéal bourgeois, mais un idéal aristocratique. Il fut créé par l'élite humaine, à travers les siècles, lentement. Quand la force s'éduque, elle s'oppose à elle-même; elle se limite et s'endigue; elle devient intelligente et se tempère de réserve et de tact. La force brutale se mue ainsi en force morale; le pouvoir devient le droit. | |
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Plus une nation se prête à un tel changement, plus elle s'élève du plan matériel au plan spirituel, plus elle instaure dans ses institutions le respect de l'être humain total, plus elle se civilise et se grandit. Une telle nation reste fidèle à sa parole; l'intérêt, ni même la nécessité, ne lui impose point la félonie; elle aime à protéger et non pas à supprimer ceux qui sont plus faibles qu'elle; elle prend à coeur de propager à travers le monde certains principes de vie sociale qui, certes sont des utopies, mais qu'il est beau d'avoir sous les yeux et dans le coeur, afin de vivre, non pas uniquement pour le présent, mais aussi pour l'avenir. Ces principes admirables, qui ne seront jamais mis intégralement en pratique, mais dont il faut tâcher de se rapprocher toujours, sont l'expression de la générosité humaine la plus profonde. Ils sont la négation radicale de la force brutale et primitive; ils orientent le monde vers une paix unanime et sereine; ils ont foi dans la perfectibilité infinie des consciences. Seule, une nation à civilisation | |
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haute peut concevoir de telles relations parfaites entre les humains et se bercer de tels grands rêves. L'Allemagne n'en fut jamais capable, parce que l'individu allemand est le moins souple et le moins éducable qui soit. Il m'a été donné d'assister, en certaines capitales européennes, à de nombreuses réunions où Anglais, Français, Italiens, Russes, Allemands se coudoyaient et conversaient. Ils étaient tous, m'assurait-on, des êtres de choix. Leurs différentes nations pouvaient s'en montrer fières. Or, l'Allemand s'y trouvait rarement en excellente posture. Il était, à la fois, gêné et arrogant. Sa politesse était toute pelliculaire. Il avait comme peur de ne point paraître au courant de tout. Le goût le plus excentrique lui paraissait le meilleur. Il prétendait que pour bien être de son temps, il fallait être de la minute de son temps. Il eût été désolé si quelqu'un, en sa présence, se fût réclamé, non plus de la minute, mais de la seconde de ce même temps. Dès qu'on le laissait parler et qu'on l'écoutait, il inaugurait un cours. La clarté ne lui | |
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était point nécessaire. Le délié et le subtil qui induisent les autres à rechercher la perfection et dans la phrase et dans la pensée ne le séduisaient guère. Avec quelle pesanteur le diplomate allemand se meut-il autour des tapis verts! Avec quelle gaucherie, le conquérant allemand s'implante-t-il en pays conquis! Tandis qu'une France, au bout d'un demisiècle, se fait aimer en Savoie, à Menton et à Nice; tandis qu'en deux siècles, elle s'assimile et Lille et Dunkerque, et Strasbourg et l'Alsàce; tandis qu'une Angleterre, en quelques décades, s'attache et l'Egypte et le Cap, l'Allemagne demeure celle qu'on exècre, en Pologne, dans le Slesvig et dans l'Alsace-Lorraine. Elle est essentiellement la persona ingrata, partout où elle se présente. Elle ne connaît que les gestes qui séparent et non ceux qui unissent. Elle fait des proclamations qui agissent sur les esprits comme le gel agit sur les plantes. Elle ne sait ni attirer, ni séduire, ni civiliser, parce qu'elle n'a pas de force morale, personnelle et profonde. L'Eu- | |
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rope, sous les successives hégémonies spirituelles d'Athènes, de Rome et de Paris, est demeurée le plus admirable centre de développement humain qui fut jamais. Sous l'hégémonie allemande, elle s'acheminerait vers une sorte d'organisation morne et dure où tout ne serait impeccablement disposé que parce que tout y serait supérieurement tyrannisé. Car la vraie Allemagne - nous en avons, aujourd'hui, la triste, mais inébranlable conviction - ne fut qu'accidentellement celle de Goethe, de Beethoven, ou de Heine; elle fut au contraire presque toujours celle des landgraves implacables et des soudards sanglants. Depuis mille et mille ans, eile lâche ses hordes sur l'Europe. Elle continue à le faire à cette heure. C'est sa sinistre et terrible fonction. Seulement, ne nous y trompons plus, à l'avenir: elle est la nation dangereuse, parce qu'elle est la nation incivilisable, et que ses châteaux, ses campagnes et ses casernes sont demeurés le réservoir inépuisé, et peut-être inépuisable, de la férocité humaine. |
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