La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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Albert Ier roi sans peur et sans reprochesTous ceux qui le connaissaient avant qu'il montât sur le trône, certes, ne doutaient point de lui, mais se demandaient comment il allait se révéler. Il était d'une race de rois qui ne se développent que sur le tard. Léopold Ier ne parvint à sa renommée d'arbitre européen qu'à l'âge de cinquante ans; Léopold II fut d'abord tenu en respect par ses grands ministres: Rogier et Frère-Orban. Il fallut qu'il secouât leur tutelle avant d'être celui qui ouvrit à la civilisation l'Afrique ténébreuse et fit, pour ainsi dire, le don au monde d'un nouveau continent. Le second roi des Belges eut donc, comme le premier, des débuts hésitants et modestes. Quel éveil était réservé au troisième? | |
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Au temps où il était prince, Albert Ier s'occupait de questions sociales et de questions militaires. Il en parlait avec réserve; mais quiconque avait l'honneur de converser avec lui, s'apercevait bientôt que rien n'était appris à la légère. Il eût pu, certes, réaliser avec son gouvernement, quelques nettes et hardies réformes économiques et démocratiques. Il semblait, peu à peu, marquer le pas en de telles voies, quand, tout à coup, éclata la guerre. Je n'oublierai jamais ce jour du 4 août 1914, où je le vis entrer au Parlement et en sortir après avoir communié avec toute la nation, à la veille de notre Pâques sanglante. Ce fut notre Pâques, en effet. Nous allions ressusciter. La guerre nous était déclarée. L'angoisse était partout. A la frontière un immense écroulement d'hommes et d'armes menaçait nos vieux forts de Liége; nous étions le petit nombre en face de la multitude; nous ne pouvions espérer vaincre; notre gloire ne devait surgir que de notre résistance. Nous fîmes simplement notre devoir, et, le faisant, nous fûmes renouvelés du | |
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coup. La fierté, l'ardeur, l'héroïsme, le sacrifice, tout ce que notre bien-être matériel, nos finances prospères et notre richesse lourde nous avaient empêchés de découvrir en nos âmes, apparut au jour, et fit, pendant quelques semaines, de la petite Belgique, un grand peuple. La patrie n'était, pour la plupart de nous, qu'un prétexte à discours officiels et à cantates populaires; nous n'étions guère chauvins; bon nombre d'entre les meilleurs de nous déploraient d'être d'un pays minime. Les uns eussent voulu être Français; les autres, Anglais; quelques-uns, même, - c'étaient les Flamingants, - désiraient se faire Allemands. Aujourd'hui, toutes ces velléités diverses ont disparu. Nous sommes tous des Belges, sans plus. Nous le sommes, tenacement, jusqu'à la mort. Nous avons foi dans notre contrée, comme les croyants ont foi dans le ciel. Notre troisième roi incarne cette résurrection. Seul parmi tous les chefs et empereurs engagés dans la guerre, il s'est mêlé à ses | |
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troupes, il a partagé avec elles le péril et la gloire, il a vécu près des tranchées, il s'est maintenu pendant huit mois dans l'atmosphère angoissante et terrible de l'attaque ou de la défense, il a été la vaillance tranquille, la résistance acharnée, la force vivace et profonde. Bien plus: devant ses généraux et ses officiers, il s'est, à maintes reprises, montré un tacticien perspicace et habile; il leur a imposé ses idées, et il s'est trouvé que ces idées étaient efficaces et heureuses. Au fur et à mesure que les événements sombres et cruels se déroulaient, on trouvait en lui des vertus plus sûres et des qualités plus nettes. La guerre semblait faite pour qu'il se découvrît lui-même, pour qu'il sortît de l'attente et de la réserve, pour qu'il prît place, non pas à la suite, mais à côté de ses deux prédécesseurs illustres. Si Léopold Ier était un diplomate, Léopold II un colonisateur, lui, il était un soldat. Il l'est de la bonne manière qui n'est pas celle de l'empereur d'Allemagne. On s'en aperçut dès le début de la campagne. Leurs | |
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proclamations étaient toutes différentes. Guillaume II était le rhétoricien mystique, l'homme de la parade littéraire qui ne se sent fait que pour étonner et non pas pour combattre. Albert Ier ne disait que des mots simples et sincères. Il parlait de prendre le fusil lui-même et de courir à l'ennemi. Il n'appelait pas le ciel à la rescousse. Il ne mentait pas. Il ne se disait ni l'envoyé de Dieu, ni le favorisé de la Vierge. Il invoquait la Providence le plus naturellement du monde, et se fiait, pour le reste, à son courage et à son bras. Ce n'est pas lui qui se complaît dans l'existence décorative des Cours. Il ne se ménage pas des entrées tintamarresques dans les villes; il ne se pose pas en Lohengrin sur l'avant de son yacht; il fait le moins possible de bruit inutile sur la terre; il ménage ses gestes et ses paroles: il aime aller à pied. Son abord n'a rien d'intimidant. Bien au contraire, c'est lui qui hésite. Seule, une franche poignée de main vous souhaite la bienvenue. La conversation est lente; mais, dès qu'elle se prolonge et se dégage de la | |
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banalité presque inévitable d'un premier entretien, elle apparaît nourrie et surveillée. Le roi a des lumières de tout. Bien qu'il ne soit guère poète, il cite certaines strophes qu'il a notées pendant ses lectures. Le mouvement d'art qui illustre, pour l'instant la Belgique, trouve en lui un admirateur zélé. Il le comprend, l'appuie, l'exalte. Il fut le premier de nos rois qui en tint compte dans un discours du trône. Le peuple aime Albert Ier parce qu'il est un ‘beau gars’. Jamais un roi manchot n'atteindra chez nous à la popularité. Il faut que celui qui règne puisse tenir une épée à deux mains. Albert Ier est sain, large, puissant. Il incarne l'idée que les Flamands et les Wallons aiment à se faire de la beauté. Ils ne la séparent jamais de la force. Il savent qu'au besoin, leur roi serait un ferme et résistant convive aux tables des ducasses et des kermesses. Le Belge est égalitaire plus qu'homme au monde. La morgue et l'arrogance teutonnes lui sont insupportables. Voir passer à Bruxelles un officier allemand et surtout l'y | |
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voir passer sérieusement au pas de l'oie, est regardé par le bon sens bourgeois comme la sottise même qui marche et qui défile. Albert Ier a eu soin d'être un soldat qui ne parade pas. Il possède cette familiarité naturelle que le peuple exige de ceux qu'il aime et vénère le plus. Dans la conquête de sa popularité, qui fut rapide d'abord et ferme ensuite et définitive plus tard, le roi fut aidé par sa compagne, la reine. Elle comprit immédiatement les gestes qu'il fallait faire, les mots qu'il fallait dire, les vertus qu'il fallait montrer. Elle eut pour armes sa timidité, sa force douce, son tact. Les artistes l'aimèrent en même temps que le peuple l'aima. Elle était musicienne. Son intérêt et son amour pour l'art débordèrent sur la littérature. Elle s'entoura d'oeuvres de choix; et les peintres et les sculpteurs vinrent à elle. Dans le palais de Bruxelles, eile s'était aménagé trois ou quatre salons d'après ses goûts. Les dorures, les colonnes, les lustres, les candélabres officiels en avaient été supprimés. De simples tentures unies pendaient | |
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le long des murs. Et sur elles, avec un goût simple et juste, elle avait disposé quelques toiles de jeunes peintres belges qu'elle défendait à l'occasion. Ceux qui avaient l'honneur de la connaître et de pouvoir lui parler en toute franchise, savaient que tout mouvement artistique sincère et nouveau l'intéressait. Elle ne demandait pas mieux que de se laisser conquérir par lui. Cette guerre a montré à tous combien elle, la première, servit son roi. Elle fut à ses côtés pendant les jours tragiques du siège d'Anvers; et plus tard, sur la côte, quand les plus rudes batailles se donnèrent en Flandre. Elle demeura fidèle à son poste d'épouse et d'amie. Elle apparaît frêle et menue; mais quelle âme ardente, silencieuse et intrépide anime ce corps délicat! Une heure avant son départ de Bruxelles pour Anvers, j'eus l'honneur de lui faire visite. Son palais, dans lequel, trois jours après, l'ennemi allait entrer en vainqueur, était en partie transformé en hôpital. Elle voulait rendre une dernière fois, visite à ses | |
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soldats blessés. Elle était calme, imperturbablement. Aucune plainte qui l'eût diminuée ne sortait de sa bouche. Après cette suprême visite, elle partit pour l'inconnu avec toute sa foi. L'avenir sera accueillant à une telle reine et à un tel roi. Les sombres historiens teutons auront beau nier la beauté de leurs gestes et de leurs actes, l'unanime admiration et l'unanime respect de leur peuple leur feront cortège à travers les siècles. Ils ont pour eux la jeunesse, la clarté, la souffrance, le courage et l'invincibilité de leurs âmes. Ils ont surtout pour eux leur loyauté. L'homme qui, au milieu des compromis, des marchandages, des demi-traîtrises et des demi-fidélités que les partis politiques, les diplomaties et les cours européennes admettent et encouragent, eut la force de demeurer clair, intact, honnête, alors que tout le sollicitait à se départir du simple et fondamental devoir, s'est acquis pour jamais une place, non seulement dans l'histoire, mais dans la légende. Il y entraîne à sa suite la compagne de sa vie qui, elle | |
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aussi, fut heureuse d'être loyale. Si bien qu'elle, la Reine et lui le Roi, sont désormais destinés, soit aux poèmes, soit aux couronnes que l'art seul chante, compose, tresse et départit. |
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