La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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Dixmude, Nieuport, YpresJe n'ai pu les visiter que de loin, elles, les chères petites villes: Nieuport, Dixmude, Ypres! Avec quelle émotion ai-je revu la côte, le seul morceau de terre libre qui restât de ma patrie! Joie, douleur, tous les sentiments puissants et fous m'assaillaient. Je riais et pleurais en même temps. Jamais je ne sentis mon coeur aussi près de celui des miens. J'eusse voulu être, ne fût-ce qu'un instant, à moi seul, tous mes ancêtres, pour aimer la Flandre, non pas avec une âme, mais avec cent âmes à la fois. Le besoin de me prolonger et de me répandre devint si impérieux que je souffris de n'être que moi-même. Oh! | |
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l'admirable et consolante exaltation, qu'en silence, je subissais! Les premiers obus que je vis éclater dominaient Nieuport-Bains. Dès qu'ils touchaient le sol, une lourde fumée noire s'élevait. La nuit, au contraire, ils éclairaient le ciel, comme la foudre. C'était effrayant et magnifique. Nieuport-Bains n'est qu'une rangée de demeures modernes plus ou moins jolies, au long d'une digue de pierres et de briques. Nieuport-Ville est, au contraire, un lieu de silence et de beauté. Oh! les petites maisons coites; les fenêtres à petits rideaux que soulève une main curieuse, dès qu'un passant traverse la rue; les trottoirs à pavés inégaux que la mousse et l'herbe encadrent; la jolie place autour de la vieille église où de grands arbres installent leur ombre ronde, et puis, là-bas, tout au bout de la ville, l'immense tour des Templiers qui se dresse, soit comme un menhir gigantesque, soit comme un fragment de temple égyptien. Je ne sais rien de plus inattendu que l'apparition de ce colosse | |
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rectangulaire en plein pays de routes et de champs plats. On dirait d'un témoin de tout ce qui fut grand et noble aux temps héroïques. Il impose la force et la ténacité. Il veut hausser le présent à la taille du passé. Il refuse de s'effondrer; il accomplit une mission, d'autant plus impérieuse qu'elle est silencieuse. Les Allemands ont canonné cette tour sans la pouvoir abattre. C'est que l'idée qu'elle symbolise est plus ferme encore que leur rage organisée et terrible. A Dixmude, outre une place large et pittoresque, qu'une vieille et merveilleuse église rehausse par sa présence, il est un béguinage petit et recueilli où l'on vit comme au bout de la terre. On ne peut croire jusqu'à quel point l'isolement y est total. Des béguines - trois ou quatre le matin, cinq ou six l'après-midi - traversent, chacune à son heure, les quelques chemins de l'enclos. Une guimpe blanche encadre leur visage, et met comme une lumière douce et apaisée autour de leurs traits. Derrière les fenêtres, de vieilles femmes, usées par la vie, emploient | |
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leurs pauvres mains à de menus ouvrages. L'été, elles prennent l'air au seuil des portes. Mais tout l'hiver, on les voit assises à la même place, n'ayant pour compagnon qu'un vieux livre de prières, ou bien la flamme rare et fluette de leur foyer. Elles ont fait leur trésor et de l'habitude et de la monotonie. Un grand mur blanc, un Christ au trumeau, une petite statue de sainte sur la cheminée, quelques chaises de paille avec un paillasson de joncs devant chacune d'elles, suffisent à leurs désirs de propreté stricte et de bonheur minime. Vraiment, si la Vierge revenait sur terre, elle choisirait pour vivre en rècluse, après la mort de son fils, un tel séjour de pauvreté, de calme et de bonne pensée. Ypres, à l'encontre de Nieuport et de Dixmude, est la ville au passé belliqueux et magnifique. Sa grand'place est, après celle de Bruxelles, la plus belle qui soit. Son hôtel de ville, sa cathédrale, ses halles, tout y est rassemblé. L'hôtel de ville et la cathédrale sont assurément des fragments d'art de | |
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grande beauté, mais les halles sont uniques au monde. Leur sévérité, leur étendue, leurs lignes symétriques et prolongées, leurs toits pareils à d'énormes ailes empennées d'ardoises, leurs murs élancés et droits, leur masse puissante me fait songer à quelque arche gigantesque. Une ville entière pourrait s'y réfugier, en cas de péril. A l'intérieur, un peintre modeste, mais dont le nom mériterait d'être prononcé par la gloire, a passé sa vie à peindre une vingtaine de fresques, toutes imprégnées de l'histoire de la ville. Il s'appelle Delbeke. Aucun dictionnaire de contemporains célèbres ne fait mention ni de sa naissance, ni de sa mort. Il vécut humblement, dans un édifice illustre, pendant des années et des années, n'ayant qu'un seul désir: ne point déshonorer par son art les murs imposants dont on lui avait confié le sort. Non seulement, il ne les déshonora pas, mais il les fit plus précieux et plus pathétiques. Il y traça en lignes belles et en couleurs calmes, les gestes des grands citoyens, des comtes bienveillants et des magistrats solennels. | |
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Les halles d'Ypres sont un bâtiment municipal. Jadis, les drapiers, les tisserands et les foulons en firent le centre de leurs trafics. Elles virent les révoltes et les émeutes populaires. Elles tressaillirent d'angoisse et de fièvre, ou de joie et d'orgueil. Elles étaient les siècles, debout. Ce qui distingue Ypres de Bruges, c'est que la ville n'est pas aménagée comme un musée. Bruges, tout autant que Nuremberg, est une cité pour touristes. On y construit de faux monuments en style ancien, et l'on désire que le visiteur peu averti les prenne pour des monuments authentiques. A Ypres, rien ne trompe. La ville ne fait pas une sorte de toilette archéologique pour induire les étrangers en erreur. Le présent s'y ente sur le passé, et laisse voir la trace de la greffe. C'est plus probe et plus loyal. Voilà ce que sont ou plutôt ce que furent les trois glorieuses petites villes de la Flandre maritime, avant la guerre. Que sont-elles aujourd'hui? Elles formaient comme une trinité calme | |
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et glorieuse. Qui prononçait le nom de l'une d'elles était tenté immédiatement d'y joindre les noms de ses deux soeurs. La mer les aimait. Elle accourait vers elles avec so bruit de vagues, et surtout avec ses grands vents d'équinoxe, dont la vaste et sauvage chanson les berçait. Leurs tours regardaient au delà des dunes passer au large les grands navires. Elles commandaient à un pays fertile que les aïeux, au début de l'histoire, avaient volé aux flots. De belles routes bordées de saules menaient d'Ypres à Dixmude, et de Dixmude à Nieuport. Les trois villes ne demandaient qu'à vivre en paix, sous le soleil, quand, tout à coup, on les choisit pour vivre sous l'orage et l'effroi des canons. Il paraît qu'à cette heure, elles ne sont plus que ruines. Des photographies prises aux jours des bombardements montrent les halles d'Ypres en flammes. D'entre les joints des ardoises, s'élève l'unanime fumée; puis le feu apparaît comme une loque d'étoffe rongée; enfin, tout n'est plus qu'incendie. Le beffroi demeure debout comme une sorte | |
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d'Hercule sur le bûcher, mais bientôt il ne sera plus lui-même qu'un formidable squelette de pierre, que la grande cloche, qui fut son âme, n'habitera plus jamais. A Dixmude, dans l'église principale, un chef-d'oeuvre de Jordaens décorait l'autel. Il représentait l'Adoration des Mages. Au fond du tableau apparaissait, en une très humble posture, le bon saint Joseph. Des manants de Flandre, la figure hilare, le geste irrévérencieux, se moquaient de lui, tandis que toute la pompe d'Orient s'étalait à l'avant-plan du tableau. Cette scène gaillarde se mêlant à un sujet religieux synthétisait savoureusement l'esprit flamand, à la fois mystique et sensuel. Le chef-d'oeuvre existet-il encore? Est-il tombé sous les coups de la mitraille allemande? Est-il en route pour Berlin et s'apprête-t-on à l'accrocher aux murailles du Kaiser Friedrich Museum? Ypres, Nieuport, Dixmude auront droit, peut-être plus que d'autres cités, à un exact règlement de comptes, quand l'heure en sera venue. Elles ont été plus éprouvées, plus | |
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constamment et plus longuement torturées; elles étaient villes ouvertes; elles ne pouvaient penser qu'on les viendrait chercher si loin, au bout du pays, pour les martyriser et les réduire en cendres. Plus que Gand, que Bruges et qu'Anvers, elles sont restées purement flamandes. Elles vivent avec des dialectes clairs et sonores qui expriment l'âme thioise de manière plus élégante et plus vive que la morne langue savante et administrative des grandes villes. La guerre les a fait sortir, avec brutalité, du silence où elles se complaisaient; elles ne demandent pas mieux que d'y rentrer aujourd'hui, à condition que ce soit, non pas le silence tombal allemand, mais bien celui que la douce Flandre étendit sur elles, au beau temps de la paix. Le vieux poète Ledeganck fit jadis une ode intitulée: Les trois villes soeurs. Il y célébrait Bruges, Anvers et Gand. Aujourd'hui, c'est Nieuport, Ypres et Dixmude qu'il faudra chanter en conservant le titre que le vieux poète avait choisi. |
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