La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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Les villages et les hameaux de FlandreSi l'Angleterre est une prairie immense, semée de quelques champs labourés, la Flandre est un damier dont le seigle, le froment, l'avoine, le lin, le trèfle, occupent les différentes cases. De petites fermes, aux étables propres et chaudes, aux portes et aux volets peints en vert, aux toits rouges et aux pignons blancs, animent la campagne du bruit de leurs fléaux battant le blé, ou de leurs roues fouettant le lin. La vie humble et pacifique se tasse là, par villages. L'église est comme le palais du bon Dieu. On y prodigue les statues polychromées des saints et l'or et la soie des bannières. L'orgue y donne un concert quotidien. Aux grandes fêtes, les autels se surchargent de | |
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chandeliers d'argent; les plus belles chasubles ornent les épaules des prêtres; les meilleurs chantres du canton entonnent le chant de Noël ou l'alleluia de Pâques. Tout y revêt un caractère tranquille et religieux. L'art n'est absent d'aucune cérémonie et instaure on ne sait quelle joie grave dans le moindre des hameaux. La Flandre est belle de la beauté des siècles. Elle est fleurie de traditions calmes et de chefs-d'oeuvre ardents. Au fond de toutes ses chapelles, un tableau soit gothique, soit renaissance évoque les écoles de Van Eyck ou de Rubens. On y surprend le couronnement d'une Vierge bien en chair, ou l'apothéose d'un beau Christ entouré d'anges. Les Saintes se montrent parmi les guirlandes de roses. La famille du Christ ressemble aux familles flamandes qui sont aisées et passent les heures en des salles blanches, avec, pour compagnons, un oiseau dans une cage ou un perroquet sur un perchoir. Tel est le décor d'un village, en Flandre. Il se compose, en outre, d'une rue principale | |
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où habitent le notaire, le brasseur et le médecin; et de deux ou trois rues secondaires qui se rattachent à la première, comme les branches s'attachent au tronc d'un grand arbre. Aux carrefours de ces différentes voies, une statuette de Marie, mère de Jésus, se détache à l'angle d'un mur et les bonnes dames du notaire, du brasseur et du médecin ont toujours soin de l'entourer de fleurs nouvelles, au mois de mai. Une fois par semaine, le marché s'installe sur la grand'place ou bien autour de l'église. Les fermiers y viennent vendre et du lait et du beurre; les garçons de ferme y amènent de jeunes porcs et parfois quelques brebis; les vendeuses de toiles y déploient leur éventaire. Pauvres négoces, affaires restreintes, mais qui suffisent à créer un peu de fièvre et d'ardeur hebdomadaires. Au temps des kermesses, cette fièvre et cette ardeur montent jusqu'à une sorte de folie. Alors tous les cabarets tintamarrent. On ouvre des salles de danses, partout. De violents orchestres - un cornet à piston, un | |
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violon, une clarinette, un tuba - fouettent de leur bruit les croupes de cent couples tournoyants et massifs. Ceux-ci ne cessent de s'enlacer et virevolter durant des heures. Quand le quadrille remplace la polka ou la valse, ces mêmes danseurs frappent avec une telle force le sol, du bout de leurs talons, que les carreaux se brisent. Parfois aussi, le couteau apparaît dans les bagarres pour y faire sa besogne rouge. Les gars se disputent la préférence des filles; les amants se querellent; les vieux fermiers se soûlent et la ripaille truculente célébrée jadis par Brauwer et Craesbeke ressuscite, à peine transformée. Telle est, ou plutôt telle était, la vie d'un petit village des Flandres, du Brabant, du Hainaut et du Liége, avant l'arrivée des Allemands. Ceux qui le traversent à cette heure, ne le reconnaissent plus. Les journaux nous renseignent sur les villes. Ils ne s'inquiètent pas des hameaux perdus, au loin, dans les campagnes. Je sais tels coins des Ardennes ou de la Hesbaye ou | |
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de la Famenne ou du Borinage ou du Brabant ou de la Flandre où les paysans sont littéralement affamés. En temps de paix, ces humbles gens vivent du produit de leurs fermes. Ils tuent leur porc, ils le salent et le mangent lentement, semaine à semaine, pendant l'hiver. Ils ont leur provision de pommes de terre en leur cave et leurs vingt sacs de blé dans leur grenier. Depuis des années et des années, ils ont agi de même. Le monde pour eux c'est leur unique maison isolée, làbas, au loin. Ils y ont entassé toute leur subsistance et tout leur avoir. Ils ont été travailleurs pendant tout l'été pour que le pain et la viande ne leur soient pas refusés aux jours de détresse. Ils se sont ainsi fait leur propre providence. Ils espèrent, ils ont confiance. Il n'est pas possible, à leurs yeux, qu'aucune loi, soit divine, soit humaine, ne les prive de ce qu'ils ont récolté et engrangé, légitimement, pour eux, leur femme et leurs enfants. Au commencement de la guerre, les uhlans arrivaient au milieu de leurs hameaux, par | |
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petits groupes. Ils s'arrêtaient, interrogeaient, et s'en allaient plus loin. Ils n'étaient pas encore féroces. Sachant qu'on pouvait leur dresser des embûches, ils s'amadouaient. Ils eussent voulu aborder les gens presque en amis. La peur les rendait sociables. Plus tard, quand des régiments entiers pénétrèrent où les premiers uhlans avaient passé, l'arrogance allemande s'affirma tout à coup. Des pillages eurent lieu et surtout des massacres. Les gestes qui jadis étaient craintifs se firent féroces. On sait ce qu'il fallut de sang versé et de ruines accumulées pour assouvir la barbarie teutonne. Aujourd'hui que les villages, après les incendies éteints, sont de nouveau abandonnés à leur solitude, et que ce que la flamme et le fer ont épargné continue à exister quand même, il faut bien que l'on songe à l'existence et à la vie silencieuse et sinistre, non pas seulement des petites villes proches, mais aussi des campagnes profondes. Je me figure ce qu'est, à cette heure, l'agonie d'un hameau de Campine ou d'Ardennes, | |
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ici, dans les bruyères; là-bas, dans les vallées ou les fagnes. Tout ce qui - comme je viens de le dire - devait assurer la subsistance des pauvres, a été réquisitionné ou volé. Leurs quelques vaches? L'intendance les a tuées, La cour, où quelque truie prolifique et farouche traînait autour d'elle sa progéniture grouillante et grognante, tout fut raflé, voici trois mois. L'argent qui fut donné en échange n'était qu'un billet à échéance lointaine. Bien plus, les sacs de farine furent descendus des greniers; les navets, mis en des silos, furent enlevés; le foin et la paille devinrent la propriété de la cavalerie qui s'éloignait. La ferme entière fut ainsi vidée; il n'y resta que les habitants privés de tout. Même on leur déroba les couvertures de leurs lits misérables et les matelas de leur dernière couchette. Ils n'eurent plus en leur possession que les murs de leur chaumière et les quelques tuiles de leur toit. Désormais, de quoi vivront-ils? Ils n'ont point appris à s'en aller ailleurs chercher leur pain. Ils sont loin des villes; ils en ignorent souvent les chemins. Les connussent-ils, | |
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aucun secours ne pourrait leur en venir, puisque les villes, elles aussi, ont été pillées et saccagées, et que les boutiques en sont closes. Seulement, dans les villes, ce qui reste de l'autorité dispersée veille encore et peu à peu s'organise: des comités voisins s'intéressent au sort des citadins. L'étranger qui envoie des vivres les expédie à ces derniers. Dès qu'il y a groupement, il y a chance d'être entendu et secouru. Même dans les petites cités, l'on s'aide et l'on se console. Un tronçon de chemin de fer y aboutit encore. Des charrois les traversent. Un citoyen énergique y rassemble, grâce à son activité, quelques rares, mais efficaces subsistances. Des lueurs d'espoir brillent à travers les plus opaques nuages. Tout n'y est pas mort, ni désolé. Dans les hameaux, au contraire, toute initiative fait défaut. Aucun secours n'arrive. La plainte est isolée et demeure sans écho. Les chaumières ne se touchent pas. Elles sont dispersées à travers la campagne. Elles | |
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apparaissent dans les brumes, comme les îles de la détresse et de la faim. Aussi, ceux de nous qui compatissent vraiment à la fatalité sans exemple qui pèse sur la Belgique, approcheront-ils surtout leur coeur du coeur désespéré du paysan. C'est là que se tait la plus grande misère. Car, malgré toute sa douleur, il ne se lamente pas, ce coeur qui donna à la patrie ses trois ou quatre fils. Eux, ils sont là-bas, en pleine tourmente, morts ou vivants, il ne sait pas. Ce soir, - c'est la Noël - il s'assied par habitude devant son âtre froid. Puisque ses bras sont condamnés à ne faire plus rien, c'est sa pensée qui vagabonde. Et cet homme de force fruste et silencieuse, qui fut héroïque quand il le fallut, songe à cette heure à sa mort inévitable, dans sa maison, qui fut jadis celle de son père. Il se sent seul et sans secours. Il se sent seul au bout de sa plaine, et c'est comme s'il était seul au bout du monde. Dites, la pitié humaine est-elle donc à ce point circonscrite qu'elle ne peut s'en aller, | |
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là-bas, soit en Flandre, soit en Wallonie, apporter quelque force à cet homme obstinément taciturne et qui, demain, peut-être, ne sera plus?
(Noël 1914.) |
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