La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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Au front, en FlandreJ'ai quitté l'Angleterre par le bateau de Folkestone. Un automobile m'attendait à Boulogne. On se mit en route immédiatement. Notre vitesse devint, en peu d'instants, très vive. Nous croisions des fourgons de munitions et des voitures d'ambulances, sans que diminuât la rapidité de notre course. Quand d'autres automobiles nous croisaient, nous entendions le même bruit brusque et violent qui se produit au croisement de deux trains rapides. Nous ne songions déjà plus à sauvegarder notre vie. La frontière administrative est supprimée entre la France et la Belgique. Les gabelous sont soldats. La douane est morte. Seul, le poteau indicateur existe encore. Les barrages, | |
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toutefois, deviennent nombreux. Deux charrettes rapprochées l'une de l'autre, et consolidées avec des matériaux de toutes sortes, n'offrent, sur la chaussée, qu'un étroit passage, et ce passage est gardé militairement. Le mot de passe est exigé. On le crie dans le vent. Et l'automobile reprend son allure ardente. Voici Adinkerke et voici Furnes. La petite ville est pleine de troupes. Elles s'abritent dans les églises de Saint-Nicolas et de Sainte-Walburge. Des lits de paille sont préparés pour les heures de repos. Au-dessus des couchettes, au long de la muraille, se dressent de hautes plaques tombales. Le nom de vieux défunts s'y lit à peine, le temps ayant effacé bien des lettres. Il en est de même et des dates et des titres et de la nomenclature de cent vertus. Assis dans la paille dorée par le soleil, les troupiers ne s'inquiètent guère de cette coïncidence macabre qui les fait dormir sur des morts. Ils rient, ils mangent. Sous la chaire de vérité, se dresse la statue de saint | |
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Nicolas; une giberne est suspendue à la crosse de l'évêque. La petite ville de Furnes est trépidanté de mouvement. Sans cesse de fuyants automobiles ébranlent son pavé, jadis très silencieux. Sur la place, en de petites échoppes roulantes, se vend et se pèse, avec scrupule, un pauvre et rarissime tabac. Il pleut, et la pluie rendant le tabac moins léger, l'honnête marchand flamand offre à chacun de ses clients militaires une pincée de tabac en surplus. - C'est à cause du mauvais temps, ajoute-t-il; mais c'est aussi parce que j'aime les soldats. La route de Pervyse s'allonge devant nous. Des arbres, coupés net ou tordus lamentablement, la bordent. Parmi les prairies, d'énormes trous bâillent dans la verdure. Tout au fond, sont enfoncés vingt obus, dont aucun n'éclata. Un artilleur me raconte qu'au moment où l'obus tombait, les vaches s'enfuyaient, éperdues. Puis, lentement, poussées par leur curiosité, elles revenaient | |
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regarder au bord des trous. La terre était molle. Quelques-unes glissaient jusqu'aux projectiles. Elles faisaient mille efforts pour se dégager et sortir de la fosse. Et l'on avait peur que leur piétinement sur cet amas de balles et de poudre ne réveillât la rage de la mitraille endormie. Ci et là, se dressent des croix, en pleins champs, près des arbres. Un képi, un bouquet de fleurs fanées, indiquent que des soldats héroïques reposent là. Plus loin, gisent des chevaux morts. Quand nous entrons à Pervyse, l'étonnement nous accueille. La grand'rue ressemble à un énorme musée de faune préhistorique: les toits des maisons, dont toutes les tuiles sont tombées, et dont les faîtages s'affaissent jusqu'aux trottoirs, apparaissent comme des vertèbres suspendues, tandis que ce qui reste debout des murs et des pignons fait songer à de formidables ossatures rongées ou fendues. A travers les fenêtres, s'aperçoivent les pauvres meubles de très pauvres ménages. | |
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Les lits sont éventrés, les poêles projetés, les pieds en l'air. Le Christ de la cheminée gît à terre, tandis que saint Jean et la Vierge ont été respectés par la mitraille. Une petite couronne blanche de première communiante fut déchiquetée par les balles et ses pétales de roses sont mêlés à de la suie et du plâtras. Une seule maison du bourg de Pervyse fut épargnée. Son habitant n'a point voulu s'en éloigner. C'est un homme entre deux âges. Il nous regarde passer sans nous dire un mot. Il tient, entre ses mains, un énorme balai. Or, c'est samedi. Et cet homme, au milieu des mines de son village saccagé, nettoie avec ponctualité son trottoir et sa fenêtre, parce que, demain, c'est dimanche. Oh! la proverbiale propreté flamande, même en temps de guerre et de cataclysme. Nous nous dirigeons vers Nieuport. Nous passons par Coxyde. Dans ce pays de dunes, où le sable enlevé par le vent vous pique le visage, des goumiers et des sénégalais ont établi leur campement. Sans le froid très | |
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aigu, ils se croiraient au désert. Sur le sommet d'une montagne, une de leurs sentinelles à cheval se profile. Le découpage de cette silhouette sur ce ciel du Nord tumultueux et comme empli d'une charge de nuages, produit l'impression la plus étrange. On dirait un morceau d'Afrique soudé à un morceau de Flandre. Les canons tonnent partout. Une batterie française se dresse, à cinq pas. Avec méthode, le projectile est glissé dans l'arme, et, coup sur coup, la décharge vous assourdit. On regarde, on approche, on s'exalte, on admire. Et le désir vous prend de vous exposer soudain, là-haut, sur une butte, en face de l'ennemi, gratuitement. L'amour du danger devient une passion aussi forte que celle de l'amour tout court. On se grise de poudre et de péril. On a comme honte de ne pouvoir immédiatement, comme les autres, risquer sa vie. Nous nous dirigeons vers les tranchées. Elles barrent une route, près d'une gare. Nous visitons, en nous courbant très fort, | |
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ces sortes de casemates où dorment, mangent et fumaillent nos soldats. Sous une sorte d'auvent, est dressée la mitrailleuse. A la lueur d'une allumette, on voit le cuivre qui reluit. Les troupiers sont d'excellente humeur; ils rient quand on leur serre les mains. Leurs plaisanteries, un peu lourdes, tombent sur les Allemands, comme des pelletées de terre. Depuis deux jours, la tranchée est silencieuse. L'ennemi bombarde tantôt Dixmude, tantôt Nieuport. On dirait que la fantaisie ou le caprice guide son tir. Depuis que la bataille de l'Yser lui fut fatale, aucune direction ne semble discipliner ses efforts. Il fait du bruit et ne veut que maintenir la terreur. Nous revenons par Ramscapelle. Les mêmes scènes de désolation que nous vîmes à Pervyse nous y accueillent. Les rues sont jonchées de débris de verre et de tuiles. Des matelas, des couvertures, même des tabliers, des rideaux et des linges bouchent les châssis des fenêtres. Soudain, on entend le miaulement d'un | |
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chat. Cette plainte sort d'une cave. Nous y descendons. La bête, maigre et hagarde, se sauve à notre approche. Le jeu de la mitraille fut étrange, à Ramscapelle. Des boulets sont entrés par les demeures et en sont sortis on ne sait comment. On suit leur trajet fantasque. Une porte fut tellement trouée par les balles, qu'elle est transformée en une véritable écumoire. Comme à Pervyse, le toit de l'église s'est effondré et la tour n'est plus qu'un immense squelette de pierre, à travers lequel, au soir tombant, on voit les étoiles. Voilà ce que j'ai déploré, en visitant un front de bataille en Flandre. Mais toute mon âme s'est exaltée à voir le courage silencieux chez les soldats et la ténacité chez les civils. Certes, on se plaint des ruines amoncelées avec tant de haine et de fureur; mais la plainte ne dure pas longtemps. Même les plus humbles paysans tiennent en réserve, en leurs coeurs, on ne sait quoi de sombre et d'énergique. Ils font leur besogne, méthodiquement, comme si la guerre n'était qu'un | |
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mauvais rêve et que, seul, le réveil importait. De toutes ces villes et de tous ces villages en cendres, se lèvera une renaissance admirable. On reconstruira la bibliothèque de Louvain, l'église Saint-Pierre, la maison communale d'Ypres, les tours de Dixmude et de Nieuport, et l'on en scellera toutes les pierres avec un mortier aussi dur et aussi solide qu'est dure et solide l'aversion qu'on éprouve actuellement pour les Allemands. Ceux qui sont tombés à Ypres, à Dixmude, à Nieuport, seront glorieux à jamais. Leurs tombes seront des endroits sacrés. Le moindre village de la côte flamande aura, dans son étroit cimetière, comme une école sous terre, d'où les enfants, à chaque anniversaire, emporteront les leçons d'une race aussi tenace que l'eau, la pluie et le vent de leur contrée. Les plus beaux jours de la Flandre sont encore à venir. Nos morts nous en donnent l'assurance silencieusement. |
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