La Belgique sanglante
(1915)–Emile Verhaeren– Auteursrecht onbekend
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Titres a l'indépendanceGuillaume II fit des serments nombreux. Il jura d'entrer en vainqueur, tantôt à Paris, tantôt à Nancy, tantôt à Calais, tantôt à Varsovie. Ces serments qui furent glorieux, il ne les a pas tenus. Il jura aussi, dans sa lettre à Albert Ier, roi des Belges, de saccager la Belgique. Ce serment qui fut criminel est le seul qu'il ait pu tenir. Avant la guerre, la Belgique était un pays pacifique, travailleur, riche. Les siècles l'avaient formée, avec complaisance. Deux fois, au cours des temps, son art avait dominé l'Europe. La première fois au xve siècle. Alors brillent d'un éclat universel Hubert et Jean Van Eyck, Memling, Roger de la Pasture. | |
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Les entourent Gérard David, Patenir, Henri Blès, Quentin Metzys, c'est-à-dire toute la grande école gothique du Nord. Au bord du Rhin, ces maîtres créent des élèves. A Cologne, où les vieux peintres Wilhem et Stéphan Lochner n'avaient pu ébaucher que des images ingénues et timides, les Flamands enseignent la fermeté du dessin, la puissance des tons, et surtout la vie. Leur influence gagne la France. L'école d'Avignon et de Moulins leur doit sa gloire. L'Italie leur envoie ses artistes. Le plus célèbre d'entre ceux-ci, Antonello de Messine, oublie les traditions de son pays pour suivre les leurs. L'Espagne n'est qu'une province d'art flamande. Tout l'Occident tient les yeux fixés sur la Flandre. Au xviie siècle, Rubens, Van Dyck, Brouwer, Teniers, Jordaens, Corneille de Vos réinstaurent au profit d'Anvers, la suprématie universelle qu'avaient laissée se perdre les peintres de Bruges. La France doit à ceux-là Largillière, Sébastien Bourdon, Watteau, Pater, Lancret, Fragonard. L'Angleterre Dobson et Lely et en partie Constable. | |
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De plus, dès le xve siècle, les hauts-lissiers répandirent un art comme nouveau sur tout le continent. Les Gobelins lui doivent toute leur renommée première. Dans le même temps que ses peintres furent son orgueil, la Belgique produisit des architectes admirables. Leurs noms sont encore peu connus. Ils s'appelaient Apelmans, van Thienen, du Hamel, van Bodeghem, Blondeel, de Vriendt, Lombard, Franquart et Faidherbe. Les pierres des cathédrales de Tournay, de Bruxelles, d'Anvers, de Malines, de Gand, de Bruges, de Mons et de Liége se sont entassées les unes sur les autres, jusqu'à la plus haute de leurs tours pour que le souvenir de ces bâtisseurs wallons et flamands fût durable et porté jusqu'aux nuages. De merveilleux hôtels de ville voisinent ou voisinèrent avec les églises, d'imposantes halles aux draps ou aux viandes firent face à des demeures opulentes de bourgmestres ou d'échevins. Les villes s'imposèrent et furent l'émerveillement des voyageurs. Un fleuve, l'Escaut, sinuant à travers les | |
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provinces, la richesse et le commerce se fixèrent de ville en ville, et peut être le plus grand port du continent, tant au xvie qu'au xixe siècle s'élargit aux portes de l'Allemagne et de la Hollande, chez nous. D'un autre côté, la Meuse parcourait des vallées charmantes, aux belles lignes, dont les éventrements brusques livrèrent au jour les métaux et les charbons. C'est de ses bords que furent tirées les pierres des hauts pignons échevinaux et des transepts des cathédrales. La Meuse est le fleuve de l'industrie wallonne; l'Escaut, celui du commerce flamand. Les deux races - l'une latine, l'autre germanique - qui peuplent la Belgique si admirablement distribuée et aménagée par ses deux fleuves, sont actives, tenaces et modestes. Elles sont patientes aussi. Les Flamands, avec taciturnité; les Wallons, avec bonne humeur. Elles ont amené dans le pays entier non seulement le bien-être, mais l'opulence. Après l'Angleterre, l'Allemagne, la France, avant l'Italie, l'Autriche et la Russie - la Belgique prend le quatrième rang parmi les nations | |
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commerçantes de l'Europe. Sa prospérité unique dans les annales des petits peuples modernes est la preuve la plus sûre de ses dons personnels. D'autant que depuis une trentaine d'années, ce même pays qui jusque vers 1880 n'avait été que riche, vit éclore une école littéraire tout à coup éclatante. Bientôt, celleci prit rang parmi les puissances intellectuelles et directrices de l'Europe. La conscience du monde fut touchée par l'esprit d'un Maeterlinck et en devint plus lumineuse. Avec Carlyle et Emerson, il nuança la pensée contemporaine et la modifia d'après sa manière de comprendre et de sentir. Des poètes se levèrent, les uns délicats et purs, comme un Charles Van Leberghe; les autres éclatants et subtils, comme un Albert Giraud. Lemonnier, Eckhoud, Krains, Glesener, Delattre furent des observateurs puissants ou pittoresques. Spaak, Crommelynck, Delterne, Vanhoffel, s'essayèrent à fonder une littérature dramatique nouvelle et autochtone. Tout s'épanouissait, non plus seulement grâce au | |
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pinceau des peintres mais aussi, grâce au verbe des hommes de lettres. Le grand aîné Charles De Coster qui fit le premier chef-d'oeuvre: Tyl Uelenspiegel, vit son exemple suivi par nombre de ses cadets. Eux aussi imposèrent leurs livres en des bibliothèques de choix, à côté du sien; eux aussi firent de la beauté avec les moeurs et l'héroïsme des ancêtres, mais venus après lui, ils réussirent à explorer le monde et l'âme modernes et à mettre, sinon plus d'émotion, au moins plus de réalité palpable et contrôlable dans leurs écrits. Donc, si jamais groupement humain s'est montré digne de collaborer, avec sa vie indépendante et haute, à la civilisation générale, c'est bien la nation belge. Elle possédait, si j'ose m'exprimer ainsi, une armure si complète de forces matérielles, intellectuelles et morales, qu'aucune autre nation de sa taille n'en possédait une pareille. Elle pouvait donc compter sur le respect et l'admiration non seulement des nations neutres et mineures, mais sur l'admiration des nations majeures | |
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et souveraines. Celles-ci, d'ailleurs, lui avaient juré protection, toutes ensemble. Et jamais cette protection ne fut aussi méritée, que le jour même où l'une d'elles saisit la Belgique à la gorge, traîtreusement, pour l'étouffer. Car, c'est là, la honte suprême de l'Allemagne. Elle a choisi la petite nation la plus digne de vivre et de grandir pour prouver quel cas elle faisait du droit à l'existence des autres. Bien plus, se sentant la plus forte, - dites, de combien de millions d'hommes - elle ne l'a pas même attaquée franchement. Elle a rusé, elle a menti, elle a flatté. Deux heures avant son ultimatum monstrueux, elle protestait encore de ses intentions pures. Elle pouvait offrir la bataille, elle n'a su préparer que le guet-apens. Aussi, la haine qu'elle s'est attirée est si violente et si unanime, qu'elle traversera les couches des générations successives, on ne sait jusqu'à quelle profondeur. Autant qu'une chose humaine peut être éternelle, cette haine le sera. Elle fera partie de l'enseignement dans nos écoles, et des traditions dans nos foyers. Elle nous | |
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sera comme une sainte réserve d'énergie et de fureur. Nous raisonnerons tous comme cet admirable paysan qui me disait, l'autre soir, dans un village de la côte, entre Coxyde et Duinkerke: ‘Le jour où je mourrai, je veux que la toute dernière force que je conserverai au fond de moi-même soit encore nourrie de malédictions et de rages contre l'Allemand.’ Et comme je lui faisais observer que de tels sentiments étaient loin d'être chrétiens, il me répondit: ‘Tant pis!’ |
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