Le théâtre villageois en Flandre. Deel 1
(1881)–Edmond Vander Straeten– Auteursrechtvrij
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étaient clair-semés, que penser d'une exécution à laquelle parfois trente ou quarante acteurs coopéraient? Nous avons entendu de ces interprètes de l'art de Melpomène, et ces échantillons, sauf quelques exceptions rares, n'offrent rien de bien séduisant. En thèse générale, voici ce qu'il nous est permis d'établir, quant à la tragédie: déclamation languissante et empathique, parfois bruyante à l'excès; gestes embarrassés et irréguliers; physionomie froide et sans caractère, ou, par un contraste choquant, mimique grimacière et convulsive; intelligence très-vive du rôle, mais incapacité absolue de le traduire autrement que par échappées instinctives, grosso modo, comme on dit. Il en est à qui on eût pu appliquer ces vers, pendant qu'ils lâchaient les écluses du sentiment: Tout à coup leurs sanglots en tonnerres éclat(ai)ent,
Ils pouss(ai)ent des soupirs qui les chênes abatt(ai)ent.
Pour la comédie et pour la farce, où le campagnard se sentait beaucoup plus à l'aise: observations curieuses de la vérité dans le caractère, portraits allant jusqu'au réalisme outré; peintures des classes bourgeoises et inférieures plus réussies que les charges s'adressant aux classes élevées; de la gaieté, une gaieté turbulente et franche, à revendre; beaucoup de lourdeur à côté d'un esprit souvent narquois, et énormément de grotesque à côté du naturel le plus charmant. Tel est le bilan de l'acteur campagnard. Il faisait parfois de la commedia dell'arte à sa manière. L'occasion s'en offrait soit par le dialogue lui-même, soit par une entrée manquée ou un changement de décor opéré après coup. Alors que d'improvisations! Mille saillies, aussi hardies qu'imprévues, enrichissaient le canevas | |
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de la pièce apprise. Ce genre, apporté d'Italie en France, a dû exister de bonne heure en Flandre, pays d'observation patiente, de causticité sensée et d'expansion cordiale. La nature seule, il faut le dire, contribuait à ce résultat. Certes, de la comédie régulière il a fallu passer à la comédie improvisée; mais l'inspiration seule, guidée par le hasard, faisait le reste, et aucun exercice à priori ne suppléait à l'inexpérience. Plus d'un acteur villageois a créé ainsi, devant nous, des scènes entières sur une simple donnée. Et dire que l'approbation d'un public sympathique, ce puissant stimulant du comédien, lui faisait défaut alors! Fortement imbu de l'esprit national, l'acteur campagnard adorait son village, son foyer, sa langue. Ces exercices déclamatoires lui rappelaient les exploits glorieux de ses ancêtres; il s'obstinait à s'y complaire, de préférence à tout autre amusement. N'est-ce pas là un fait honorable à enregistrer? Un poëte français, De Caux de CappevalGa naar voetnoot(1), s'exprime ainsi, au sujet de la représentation d'une tragédie à Bruxelles, vers le milieu du xviiie siècle: ‘Pendant les dernières campagnes (de Louis XV), je me souviens d'avoir vu représenter à Bruxelles, par les écoliers du collége (lequel?), une tragédie latine: c'étoit la Mort d'Absalon. La pièce fut jouée dans tout le goût du pays... Bienheureux Flamands, vous admirâtes et l'ouvrage et l'exécution! Mais nous éprouvâmes, nous autres Français, tout le malheur d'avoir des oreilles pour entendreGa naar voetnoot(2).’ Quelles oreilles? | |
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Il y a certainement de la mauvaise foi dans ces lignes, et le ton railleur qui y prédomine, dénote que, de tout temps, les Français ont tenu à ridiculiser nos institutionsGa naar voetnoot(1); mais, au fond peut-être, le jugement émis par De Caux était véridique et équitable. Qu'eût dit le chantre du Parnasse françois, s'il avait assisté à une représentation dramatique, dans l'une ou l'autre de nos localités rurales? Qu'eût-il dit surtout, s'il avait vu nos campagnards endosser le costume de | |
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Sara, de Marie Stuart, de sainte Rosalie, voire même de la Vierge? Car, à peu d'exceptions près, les actrices formaient une association particulière, et ne pouvaient, pour de bonnes raisons sans doute, prêter leur appui aux représentations composées d'hommes. La coutume toutefois n'aura paru étrange et ridicule qu'à ceux qui ignoraient l'histoire. Elle nous apprend, en effet, que les rôles de femmes furent joués par des hommes à Paris, avant 1681, date de la première représentation du ballet le Triomphe de l'amourGa naar voetnoot(1). Une femme figura, par extraordinaire, dans les pièees de Thomas Morus et de Liederick De Buck, représentées à Berchem, en 1725 et 1732. Puis, au concours dramatique des Fonteynisten de Courtrai, où l'Alzire de Voltaire fut exhibée, des actrices de Moorseele remplirent exceptionnellement les rôles de femmes. Cela se voit dans l'ancien Gilden-Boeck de la chambre de SottegemGa naar voetnoot(2). On a sans doute cru devoir insister sur cette particularité, parce qu'elle était assez insolite. Riccoboni, en parlant de nos spectacles, dit aussi: ‘Rarement, il y avait des femmes; c'étaient des hommes qui en prenaient les habits.’ Nous sommes loin de l'époque où l'on stipula, comme dans la chambre suprême de Gand: la Fleur de Baume, érigée par l'archiduc Philippe, des articles réglementaires du genre de ceux qui suivent: ‘que la chambre serait composée de quinze rhétoriciens et d'un nombre égal de jeunes hommes obligés d'apprendre l'art de la poésie; que, lorsque cette chambre et les quinze jeunes hommes qui y étaient agrégés, se rendraient aux concours proposés, ils | |
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pourraient, en vertu de la suprématie de la chambre, représenter leur drame ou jeu de moralité, sans être obligés de tirer au sort; qu'enfin pour honorer, dans cette chambre, d'une manière plus particulière, Notre Seigneur et la sainte Vierge Marie, on y admettrait quinze femmes, en mémoire des quinze joies de la Vierge.’ C'était l'usage du temps, dit Cornélissen, de mêler ainsi le profane et le sacré. Nos ancêtres étaient galants et religieux, mais religieux sans austérité. Leur galanterie puisait souvent ses lieux communs dans la Bible, et c'étaient la beauté de Rachel, la modestie d'Esther, la force de Judith, dont les poëtes du temps embellissaient leurs maîtresses; mais, de son côté, la religion, pour ajouter à la solennité de ses fêtes, empruntait souvent le secours de la mythologie, et, quelquefois, dans nos processions, les muses grecques donnaient le bras aux vertus cardinales. Le goût peut réprouver cette alliance; mais cette idée - d'associer quinze jeunes auditeurs de la rhétorique à un nombre égal de jeunes personnes, et cette autre idée d'associer ces jeunes personnes aux joies de la rhétorique, en mémoire des quinze joies de la Vierge, n'offrent-elles pas quelque chose de gai et de riant à l'imagination? Les jeunes filles des campagnes, au lieu de broutiller dans leur ferme ou dans leur atelier, se constituaient donc en gildes pour la représentation de pièces théâtrales, la plupart empruntées à l'histoire sainte et parsemées de morceaux de musique qui en faisaient de véritables opéras. Leur factotum était d'ordinaire une institutrice. Le violon du maître d'école guidait leurs voix incertaines et leur serinait les airs nouveaux. En dehors des solennités théâtrales, leurs cantiques faisaient le charme des veillées des ateliers. | |
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En 1766, une troupe de virtuoses en jupons, les Rymconstminnende jonge dochters, donna à Moen la tragédie de Marguerite de Cortonne, et, en 1787, une autre troupe joua à Nieuwenhove la pièce: La mort de Boèce. Reste à savoir comment on se sera tiré d'affaire pour le costume masculin. A Meulebeke, la pièce de Cosmophila fut interprétée, en 1737, par les Jonge Dochterkens. Il n'y ent qu'un rôle d'homme, celui du Christ. Un petit garçon faisait l'office gracieux de l'ange. Signalons encore les Leerzuchtige minnaressen, à Sottegem, en 1781Ga naar voetnoot(1). Chose plus singulière encore! Certaines actrices, usurpant les fonctions d'imprésario, dirigeaient les pièces et faisaient les convocations. Citons, à ce sujet, une lettre qui ne manque pas de piquant: ‘Achtbaere minnaeren, Adresse: ‘Eersame, eersame constminnaeren van rethorica ofte directeur van 't spel Angela, in de Spoele tot Eticove. Francq.’ | |
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L'incise: par ordre des acteurs, est superbe. Que si l'on se demandait d'où ces directeurs et ces directrices recevaient l'impulsion et d'où ils tenaient leur mission, il nous faudrait nommer encore le curé, le maire et le seigneur du château voisin, l'une des principales forces agissantes. Sans aborder ici en détail la question de l'influence religieuse et politique, qui se résoudra d'elle-même par l'examen des différentes pièees représentées, il convient de constater que la châtellenie d'Audenarde, par exemple, une des plus fortes en population, en industrie et en associations dramatiques et littéraires, était enveloppée dans un réseau de plus de cent cinquante seigneuries, la plupart occupées ou possédées par la première noblesse du pays. Elles guidaient l'esprit public dans les crises politiques. D'elles partait l'initiative de toutes grandes manifestations patriotiques. Elles faisaient, en un mot, la pluie et le beau temps, dans toute l'étendue de leurs domaines. On comprend quel secours leur apportaient ces vulgarisateurs de la langue flamande, ces propagandistes de l'esprit national, ces missionnaires de la civilisation campagnarde: auxiliaires plus puissants, en effet, que le prône même, où le prêtre ne parle qu'à l'intelligence, tandis que nos acteurs s'adressaient à la fois à l'esprit, au coeur, à Imagination, aux yeux, aux oreilles, par les exhibitions scéniques: mente, calamo, voce. Un poëte du tempsGa naar voetnoot(1) l'a dit: Het speeltooneel maakt dan de menschen zoo ervaaren
In godsgeleerdheid, dat men kerk en school kan spaaren.
Geen leeraars zyn 'er meer van nooden; 't speel
Leert alles;'t is Gods kerk, der zielen lustprieel.
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Aussi étaient-ils désirés, choyés, fêtés, admis à la table du seigneur, et réclamés pour leurs soirées. Certains théâtres permanents fonctionnaient dans les châteaux mêmes, et les représentations étaient dirigées par les chapelains, concurremment avec les facteurs. Le mot d'ordre qu'ils recevaient, était exécuté à la lettre, avec une docilité toute passive; et, pour qu'aucun doute n'eût pu planer sur leur empressement à exécuter la consigne donnée, ils faisaient graver les armes du seigneur sur le programme d'invitation, le surchargeaient d'inscriptions symboliques, et en offraient la dédicace audit seigneur, quand ils ne l'adressaient pas à Dieu même, à la sainte Trinité ou au patron de la paroisse. Ceux qui auraient voulu se soustraire à ces obligations, n'auraient point été tolérés. Sur plus d'un programme inexécuté, on trouve cette note marginale: ‘Pièce non jouée, parce que Monseigneur y a mis obstacle.’ Les difficultés provenaient parfois du clergé lui-même, pour des motifs autres que les égards dus au culte et le respect réclamé pour les bonnes moeurs, comme le fait suivant le démontrera. Au commencement de l'année 1761, de jeunes rhétoriciens de la seigneurie d'Appels et de la franchise de TermondeGa naar voetnoot(1), désirant représenter en scène la tragédie de Charles Stuart, à la cour d'un certain André Vandekeer, s'adressèrent, à cette fin, à l'autorité communale de cette ville, en lui offrant, à l'appui de leur requête, le livret de la pièce en question. Cette requête porte: Aen heer ende wet der stadt Dendermonde, | |
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degone woonende in het vry deser stadt, dat sy van intentie syn te gaen spelen het spel van Carel Steuart, koninck van Engelandt, dies de verthoonplaetse sal wesen op den hof van Andreas Vandekeer, binnen de geestelycke jurisdictie op het voorseyde vrye deser stadt; ten effecte van welcke sy, met het indienen deser, den boeck van het selve spel aen UEdele sullen behandigen. Ende gemerct sulcx niet en vermagh te gebeuren sonder consent ende permissie, oorsaecke sy hunnen toevlucht syn nemende tot UEdele, deselve seer oodtmoedelyck biddende gedient te wesen de supplianten op desen te permitteren het gemelde spel op het vry deser voorseyde stadt te moghen verthoonen. 't Welck doende, etc. Onderteeckent Van Deule.’ Autorisation fut donnée par le magistrat et par le clergé de la localité: ‘Heer ende weth al gesien, consenteren voor soo vele hun aengaet dat het spel in desen vermelt verthoont worde ten plaetse daerby geexpressert. Actum in 't collegie, den 31 january 1761, ende was onderteeckent C.L.A. Anne.’ Consulté à son tour, le curé d'Appels n'opina pas de même. Il dépeignit Charles Stuart comme le protecteur des huguenots en France, et il releva les termes injurieux que renfermait la pièce contre le Saint-Siége. Et, comme ce roi fut décapité par Cromwell, le curé d'Appels vit, dans ce fait, un mauvais exemple qui amena des révolutions en Russie, en Suède, en Portugal, et même, en ce dernier pays, des attentats contre les souverains. Les rhétoriciens ayant persisté dans leur projet, en dépit des observations qui leur furent soumises, et en invoquant très-sensément le placard du 27 septembre 1663, le curé | |
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s'adressa, dans sa perplexité, au conseil fiscal de Malines, en ces termes: ‘Myne heeren, La réponse ne se fit pas attendre, et, le texte du sus- | |
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dit placard invoqué, elle fut, comme on le pense bien, défavorable aux intéressés. En voici la teneur: ‘Mynheer, Suscription: ‘Mynheer, Mynheer Siré, pastoor van Appels, etc. tot Appels.’ - Sur un billet détaché et de la même main: ‘Il me paroît que tout est ici en règle.’ Restait l'opinion du doyen d'Alost. Elle peut se résumer ainsi: Les attentats contre la vie des souverains sont nombreux en ce siècle. Il en faudrait purger l'histoire. Le placard est formel, quant à l'interdiction de la tragédie, d'autant plus que la garnison de Termonde se compose, en grande partie, de soldats imbus de la réforme, laquelle a été, de tout temps, antimonarchique. Or, c'est sur ce fait que pivote principalement l'ouvrage. Les rhétoriciens ayant choisi, pour lieu de leurs représentations, un local exempt de toute juridiction, tant ecclésiastique que civile, et, de plus, situé dans le diocèse de Gand, leur affaire ne me concernerait en aucune façon, si ces rhétoriciens n'appartenaient pour la plupart au diocèse de Malines, d'où relève le district d'Alost, et ne constituaient autant de brebis, avides de se soustraire à l'autorité | |
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de leur pasteur légal et annihilant en quelque sorte la subordination des places contiguës. D'ailleurs, les acteurs ont fixé leurs séances aux fêtes principales de l'Église, s'exposant par là à ne pouvoir les observer convenablement, à cause des soins attentifs que réclament les préparatifs de leurs représentations. Les curés des paroisses voisines craignent, à juste titre, que leurs ouailles n'accourent en grande foule à ces exhibitions scéniques et ne négligent, par ce fait, les services divins. ‘Seer edele en aghtbaere Heeren, | |
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geresolveert de selve tragedie te exhibeeren buyten de stadt van Dendermonde, op eene plaetse dewelcke exempt is soo van de geestelycke als werelycke jurisdictie van Appels. | |
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laet, die met alle eerbiddigheyt sigh teeckent, seer edele en achtbaere heeren, Avis fut donné par les conseillers fiscaux au bourgmestre de Termonde, de ‘faire les devoirs de sa charge.’ Cet avis est formulé dans cette lettre: ‘Monsieur, Le magistrat de Termonde put déclarer que le tout était en règle, vu la double approbation qui avait été accordée et par lui et par le clergé, et que, en conformité du placard invoqué, la représentation de la pièce de Char- | |
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les Stuart, qui venait d'avoir lieu la veille, 30 avril, était parfaitement légale. Il s'exprime comme suit: ‘Messieurs, Ainsi se termina cette affaire, où le clergé d'Appels, soutenu par le conseil fiscal de Malines, fit de vains efforts pour arrêter l'exhibition d'une tragédie complétement innocente, et dut finalement baisser pavillon devant les autorités civiles de Termonde, mieux avisées que lui, et d'accord, cette fois, avec les autorités ecclésiastiques de la même localité. |
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