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Chapitre V.
Octave avait refusé l'invitation de Mme Barbezieux sous le prétexte des exigences du service militaire; et il avait trompé tout le monde! Un billet, remis chez lui par une main inconnue, portait ces seuls mots:
‘Monsieur le lieutenant Blackbird est prié de se rendre, aujourd'hui même, à dix heures du soir, hôtel du Casque; il demandera le numéro 39. Il est pour lui, de la plus grande importance d'être exact au rendez-vous; des affaires sérieuses, qui touchent à son avenir, lui seront expliquées. Pas d'indiscrétion, pour ne rien compromettre!’
Nulle signature! Le numéro 39! ce n'est ce- | |
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pendant pas un anonyme!... Notre jeune homme eut un instant l'idée d'aller s'informer du nom de cet ami inconnu, qui ne se révelait que par des chiffres arabes. Mais l'heure s'avançait, et l'amour l'appelait!
Pendant la représentation, le no 39 fut donc tout à fait mis de côté, mais dix heures sonnaient à la paroisse, que le lieutenant franchissait le seuil de l'hôtel du Casque et demandait aux garçons de service le no 39.
- C'est bien! dit aussilôt le maître de la maison qui se trouvait là, vous êtes attendu lieutenant! Carl, conduisez Monsieur chez le Français! Et tout en montant, le lieutenant cherchait à deviner quels rapports il pouvait avoir avec cet étranger. Enfin, la porte s'ouvre, Carl redescend, et un homme d'une cinquantaine d'années, à la chevelure Maringo, à l'air riant et dégagé, se présente sur le palier.
- Un rendez-vous d'affaires, vous trouve aussi exact qu'un rendez-vous d'amour, dit-il, c'est bien, jeune homme! cela me rappelle un temps..... Ah!..... c'est monsieur le lieutenant Octave Blackbird que j'ai l'avantage de recevoir?
- C'est moi-même, monsieur, qui viens savoir.....
- C'est trop juste! Entrez, asseyez-vous, et
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causons; car vous me paraissez assez pressé de connaître les motifs de ma démarche, n'est-ce pas?
- Je vous avouerai..... que.....
- Vous connaissez M. Jackson, lieutenant?
- C'est, ou plutôt c'était mon tuteur, monsieur!
- Eh bien vous étiez en bonnes mains!
- Qu'est-ce à dire?
- Je dis que vous étiez en bonnes mains! Connaissez-vous M. Barting?
- Mais..... monsieur..... ces questions?.....
- Elles sont indispensables! connaiasez-vous M. Barting?
- C'était l'armateur à qui M. Jackson avait confié ma petite fortune, m'a-t-on dit!
- De mieux en mieux! bénissez-moi monsieur Blackbird, ou plutôt bénissez la main de l'éternel qui m'a conduit ici!
- Il faudrait au moins savoir.....
- C'est encore juste! La signature Barting ne doit; point vous être inconnue, lisez? Et Octave s'empressa de prendre connaissance d'une lettre que lui remit l'étranger:
‘Mon cher correspondant,
‘Je ne sais, si, en vérité, je puis honnêtement souscrire au désir que vous m'avez exprimé de vive voix il y a quelque jours au su- | |
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jet de la pacotille achetéé au nom du jeune Blackbird. Quatre vingt-mille florins! c'est un beau denier! Et il serait vraiment fâcheux que ce jeune fou..... on dit même que c'est un fort mauvais garnement... il serait fâcheux que cette somme devint la proie d'un dissipateur; à la veille d'aller me fixer pour toujours dans les Indes chinoises, je sais aussi que vingt mille florins, prix de ma complaisance, seraient un fort beau noyau! Mais en faveur des motifs qui vous font agir, avec l'assurance que vous me donnez, que cette somme pourra un jour rentrer à son véritable propriétaire, lorsque la raison aura raffermi les idées de ce jeune écervelé, avec la garantie que ces vingt mille florins promis, n'auront point une source illicite, puisque c'est effectivement grâces à mes soins que l'argent du jeune homme a été sauvé et doublé, je me rends: je vous envoie le procès-verbal du naufrage de mon vaisseau le Volage, avec les lettres patentes qui peuvent à peu près prouver que la fortune du pupile a suivi le sort du bâtiment. La personne qui vous remettra cette lettre, et les pièces en question, me rapportera la traite de vingt mille florins..... confiance..... qui ne doit point vous étonner... je pars dans trois jours.
‘Signé Barting.’
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Et pour suscription: à Monsieur Jackson en personne.
- Eh bien? fit Octave en remettant la lettre à l'étranger!
- Comment, Eh bien? Je vous trouve charmant! mais il s'agit de quatre-vingt mille florins, jeune homme.
- Et où voulez-vous que je les aille chercher!
- Mais c'est un vol?
- Je le vois bien, répondit froidement Octave!
- M. Jackson est riche, fort riche même dit-on! il a fait ici même, un dépôt assez considérable..... et l'on pourrait..... Et puis, comme çà arriverait juste pour un certain mariage..... hum.....
- Mais, Monsieur? Comment savez-vous?... J'y pense, comment ces preuves se trouventelles?.....
- Ah! C'est tout un roman! Figurez-vous que M. Jackson occupait cette chambre, vous devez vous le rappeler; ce matin..... vous y êtes venu.....
- C'est vrai, dit Octave, mais je n'y avais point fait attention!
- J'étais, moi, relegué à peu près sur les gouttières, lorsque l'obligeance de la maîtresse de la maison me prévint du départ de votre...
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tuteur, et me proposa la chambre, ce que j'acceptai avec reconnaissance, car j'ai toujours eu une antipathie pour les gouttières..... à telle enseigne que..... mais revenons à mon sujet; bref j'ai opéré le déménagement; je remettais en ordre mes petites... babioles de ci-devant jeune homme vous savez... entre hommes, cela peut se dire..... lorsque derrière le tiroir de la commode qui ne pouvait se fermer hermétiquement, je trouve..... quoi?..... Quatre-vingt mille florins!..... car cette lettre, monsieur, c'est un bon au porteur de quatre vingt mille florins! Rien que cela!...
- Au fait, reprit Octave, c'est une idée!
- Et une fameuse! J'avais été témoin ce matin de la scène de ce M. Jackson avec le domestique qu'il accusait de lui avoir gâté un habit magnifique; il voulait rendre le maître de l'hôtel responsable! Recette nouvelle à l'usage des voyageurs, pour se faire habiller à peu de frais; et sachez que cet habit a joué le le même rôle dans cinq ou six villes d'Allemagne! vous avez vous même entendu ses jérémiades pour prouver que les taches d'huile provenaient de la lampe du pauvre diable; bref la figure de ce gaillard-là ne me revenait pas du tout! Je pris des informations, j'entendis parler de compte de tutelle et..... vous voilà,
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jeune homme, je vous rends vos titres, content d'avoir pu vous être agréable, et de vous envoyer... coucher avec cette bonne nouvelle, à moins que vous ne consentiez à accepter..... un petit verre..... et voilà, la chose... comme on dirait là bas!
Comment refuser! Octave prit la lettre, remercia son généreux bien faiteur, car c'était un bienfait ici, et après s'être assuré que l'étranger était encore en ville pour trois jours, il accepta une cordiale poignée de mains, et un verre d'excellent punch; ils étaient à la source! la renommée du punch, au Casque, est proverbiale, et chacun alla se coucher; l'un content de la bonne action qu'il venait de faire, l'autre, rêvant à sa nouvelle fortune.....
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Harmonie des harmonies! Que d'harmonie dans la marche de ces harmonies qui nousinondent d'harmonie! Une, deux, trois, neuf, quinze, dix-huit, vingt-deux..... bon numéro pour la loterie, le no vingt-deux..... Qui a le numéro vingt-deux? voyez, comme c'est gentil, comme c'est léger! c'est une harmonie de Liége..... sans calembourg!.....
Nous sommes au grand jour du Festival; exécution, lutte, concours d'harmonie pour la plus grande satisfaction des exécutants et de
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leurs auditeurs. Dès huit heures du matin toutes les principales rues de la cité regorgent de curieux qui vont au devant des, invités, car ne nous y trompons pas, le sociétés de la Belgique, de l'Allemagne, de la Hollande, ont été conviées, invitées à venir nous faire plaisir! mais on les reçoit le matin en leur offrant le vin d'honneur, et on les reconduit poliment le soir en appendant à leurs bannières, une médaille commémorative qui attestera à leurs sticcesseurs que le 19 mai 1851, l'harmonie de telle ville s'est fait entendre à Maestricht à la grande satisfaction des indigènes.
La place de l'hôtel-de-ville présente un aspect délicieux; les abords du bâtiment sont entourés de fleurs et d'arbres étrangers! C'est aux soins de la société d'horticulture que nous devons ces mille variétés qui sont venues enrichir la science et flatter l'oeil des desservants de Flore. Tandis qu'au dehors la nature se déroule dans tout son éclat, on peut à l'intérieur admirer les superbes collections dont les propriétaires sont si curieux; là encore des prix ont été décernés, mais notre manque absolu de connaissances dans la science des Buffon et des Lynnée ne nous permet pas de nous étendre sur ce sujet; disons seulement que les connaisseurs y ont trouvé ample moisson d'observations heureuses.
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Déjà vingt-et-une sociétes ont répondu à l'appel, et chacune à son tour, bannière en tête, a été introduite par les commissaires de l'harmonie royale, sous le péristyle de l'hôtel, où la régence et le bourgmestre, parés de leurs insignes, ont offert aux exécutants le vin d'honneur!.. reste des usages du moyen-âge..... car blanc ou rouge, c'est toujours du vin! le nectar coule à grands flots! C'est une galanterie particulière du chef de la régence, galanterie prise sur sa cassette, ou plutôt sur sa cave..... à sa santé..... Si le Seigneur exauce les voeux qu'il a reçus ce jour-là, voeux auxquels nous joignons les nôtres et ceux de lu population, bon nombre d'années lui sont encore assurées..... Dieu le veuille!!!
Chaque ville, chaque village a reçu un guidon qui porte son nom! Tous viennent se ranger en bataille des deux côtés de la place; la cavalerie, l'infanterie font les honneurs, et empêchent la foule d'étouffer les musiciens! Il ne manque plus que la seconde ville de la Belgique, Liége qui nous a expédié la musique de ses chasseurs-éclaireurs, musique militaire par conséquent!
Ils viendront!... ils ne viendront pas!... répètet-on dans la foule, et cependant deux ou trois mille personnes se sont portées au débarcadère!
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L'autorité militaire a été au-devant d'eux, et bientôt un élégant bâteau à vapeur, pavoisé aux couleurs nationales des deux pays apparaît sur le fleuve; il s'approche du rivage et l'écho répète le chant national de la terre hospitalière qui va recevoir les enfants de la Belgique; ce sont ces mêmes enfants qui ont crudevoir répondre par cette galanterie aux soins empressés dont déjà ils ont été l'objet. Ce bâteau mis à leur disposition, paraît une île mouvante, semblable à celle de Calypso; moins les nymphes qui sur le continent de la place d'Armes attendent..... Le pont, les cabines présentent l'aspect d'un jardin microscopique! Les Liégeois ont mis pied à terre; ce sont des membres de l'armée belge, c'est à l'armée nationale à leur faire les honneurs du pays, et cette attention n'a pas été oubliée! Une petite ovation s'organise, et entre deux rangs de soldats et de curieux, ils arrivent, eux vingt-deuxième harmonie, sur la place de l'hôtel-de-ville. Le vin d'honneur coule pour les voyageurs qui ont touché le sol étranger, et vont faire retentir les échos de leur sol harmonieux.
Déjà le cortége se met en marche; et par une de ces coquetteries que l'on rencontre parfois, ailleurs que chez les femmes, on prend le chemin des..... écoliers; mais personne ne s'en
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plaint; la cavalerie est en tête; les étendards de chaque ville agités par un vent, qui ne présage rien de bon, flottent au-dessus des baïonnettes; vous dirai-je les noms de ces contrées musicales; vous peindrai-je les armes, les devises, les attributs qui ornent ces bannières, vous les avez pu voir comme moi! Parlons de l'ensemble; et disons que le coup-d'oeil se déroulant dans la grande rue, produit un effet ravissant, mais peut-être quelque peu étourdissant. Vingt-deux orchestres! que de Boum, Boum, Boum, Boum, Boum!!!
Enfin la barrière s'ouvre. Le cortége est reçu, à l'entrée de l'enceinte privilégiée, par la commission de la Société d'Harmonie à qui nous devons l'initiative de cette fête. L'air national retentit au loin, et les bannières sont déposées autour du kiosque comme autant de trophées, offerts par la concorde! Bienheureux trophées, ceux-là, ne coûtent ni larmes ni regrets!
Le président de la société indigène fait les honneurs de la fête, car, à lui la ville est redevable de l'idée première du festival, à lui, par conséquent, les remerciements, pour les plaisirs qu'il a procurés, pour les florins qu'il a mis en mouvement. La gracieuseté, la délicatesse sont à l'ordre du jour! Mieux que personne il est apte à prêcher sur ce chapitre et
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par la théorie et par l'exemple; aussi, Messieurs de la commission, commissaires ordonnateurs de la cérémonie, veillent à tout, sont partout; le grand-maître se multiplie; les commissaires avec un accord unanime, accord précurseur de ceux que l'on nous, promet, président à l'introduction et au classement des vingt-deux sociétés. On a fait le tour de la place, chacun a pris son rang indiqué, la barrière est fermée, et ne se rouvre plus que pour les élus; mais aujourd'hui, les élus se retrouvent dans toutes les castes. Magistrats, nobles, banquiers, bourgeois, artisans, cultivateurs, accompagnés de leurs progénitures nées ou à naître, tous à l'envi viennent apporter leur tribut pour franchir l'enceinte privilégiée; la rétribution est modique, mais c'est un adoucissement aux énormes frais dont la société s'est chargée pour amuser et enrichir ses compatriotes!
Enfin le boum, boum classique annonce l'ouverture du..... mais non! ce n'est point une ouverture! c'est une fantaisie qui nous arrive délicieusement aux oreilles avec le secours de l'harmonie de la ville, qui doit ouvrir et clore le concours! C'est la Vestale, un pot-pourri de la Vestale pour introduction à un concert offert à un sexe faible et sans défense, comme dirait M. de Crousthof!!! Que de vestales émerveillées!..
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Chastes filles gardiennes du feu sacré - nous ne parlons pas du pot-au-feu au moins, ce serait trop bourgeois - chastes déités! Ce sont les infortunes, les vertueuses faiblesses, les accents dé chirants d'une de vos devancières, qui font les frais d'une fête mondaine! Ainsi va ce monde! Le mal de l'une fait la joie et la richesse des autres. Ne nous attristons pas par ces idéés tant soit peu philosophiques et vraies; restons dans l'illusion de la vie pour en goûter toutes les délices.
Le vent souffle toujours, le ciel est couvert de nuages, jaloux du spectacle inaccoutumé que présente la place d'Armes. Un quadruple rang de bancs, empruntés au jardin public, entoure le kiosque, sur lequel viennent prendre place, tour à tour, Canne, Ste-Gertrude, Gronsveld, Kerkrade, Lanaken, petites communes belges et hollandaises, qui nous traduisent Donizetti, Hérold, Weber, Auber, Bellini! Encore un pot-pourri! Décidément le vent tourne au pot-pourri, et Lanaken, avec ses quelques mains arrachées péniblement aux travaux agricoles, Lanaken a trouvé moyen de nous égayer, de nous faire faire une agréable promenade, en suivant sa marche de la Norma, en écoutant les motifs heureux de son pot-pourri populaire.
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- Avez-vous vu les Barbezieux? dit l'ex-présidente en se croisant avec la veuve Ronken qui dans toutes ses pérégrinations flaire un mari dans chaque cornet à piston, dans chaque clarinette.
- Personne, ma chère, c'est étrange!
- Non! Pas étrange pour tout le monde! interrompit Mlle Bonbec qui donnait le bras à sa bonne amie la présidente. Ces dames ont renoué; elles sont engagées avec le petit lieutenant.
- Mariage à trois! reprit Mlle Anna, compagne de Mme Ronken. Elles doivent tirer le jeune homme à la plus belle lettre, ce sera délicieux.
- Oui, continua la demoiselle Bonbec, et le pauvre baron de Crousthof, nouveau Pâris, sera la fiche de consolation pour celle que le sort aura trahie!
- Oh! Mesdames, vous n'êtes pas généreuses, s'écria Mme Ronken..... Ces deux dames sont charmantes, et les maris ne sont pas chose si difficile..... quand on veut s'en donner la peine, fit-elle en minaudant.
- C'est pour cela qu'elle en quête un depuis dix ans, dit tout bas Mlle Bonbec à son amie Mlle Anna.
Et pendant ce colloque, et d'autres encore
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que l'on faisait à bâtons rompus, Margraten, Mechelen, Meerssen, Mheer, Millen, Nuth, Reckheim, nous faisaient entendre les Kreutzer, les Caraffa, les Rossini, Auber, Kuffner, mais arrangés en pot-pourri. Toujours des pot-pourri. C'est comme le temps qui se gâte de plus en plus! Pot-pourri en musique, pot-pourri en exécutions et en exécutants, pot-pourri en toilettes, car nous en voyons des plus étranges; la fleur printannière avec le manteau de velours, le bleu céleste se mariant plus ou moins agréablement au vert-pomme, le satin, la soie alliés à la modeste perkale, pot-pourri, pot pourri!
Quelques toilettes irréprochables viennent de temps à autre interrompre ce salmigondi provincial! Mais ces mêmes toilettes sont menacées de dégénerer bientôt, et de suivre la pente du pot-pourri musical; mélange, du grave au doux, du plaisant au sévère, du beau au laid, ces fines chaussures tourterelles que la brise légère devait seulement effleurer, pataugent littéralement dans la boue; cette racieuse mantille, sous laquelle nous devinons des formes sveltes et élancées, qui peut-être a vu le jour pour la première et la dernière fois, ne sera bientôt plus qu'à l'état de parapluie, pour son inconsolable propriétaire. Et le cordonnier et la mar- | |
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chande de modes de rire in petto; le ciel leur vient en aide: il faut que tout le monde vive, a dit le bon Henri! Bienheureux Festival, puisse le ciel, continuant sa protection tutélaire pour les fournisseurs qui ont la prétention d'embellir nos dames et de ruiner les maris, puisse le ciel continuer son pot-pourri atmosphérique! Un rayon de soleil luit;... on sort, ou vient entendre Schimmert, Stockheim, Maestricht, Sittard, les deux Hasselt; un épouvantable nuage crève sur le kiosque et ses alentours, adieu, mes rubans beurre frais; mon chapeau de gaze hirondelle, mon écharpe gris de souris effrayée, ma robe feuille morte, mon ombrelle araignée méditant un crime, tout cela va demain passer à l'échope de la revendeuse, augmenter ses reliques, et attaquer la bourse conjugale! Hélas, et quatre fois hélas! le pot-pourri a porté malheur aux maris et aux grands parents!..... C'est vraien tout, car tel pot-pourri du Barbier de Séville a servi à mainte déclaration, à mainte oeillade, et si la saison a proscrit jusqu'a ce
jour le langage des fleurs, je ne serais point etonné que les arrangeurs de pot-pourri ne fussent d'accord avec les amoureux.
- J'aperçois Alice, la pauvre victime! Son bras est lié à celui du protecteur né.... vous savez, dit Mlle Bonbec! La maman a accaparé l'adolescent!
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- N'est-ce pas encore un pot-pourri, que j'entends, reprit Mlle Anna?
Et comme nous avous commencé notre récit sur le pied du pot-pourri humanitaire, nous allons quitter les mauvaises langues des charitables compagnes de Mlle Alice, pour nous occuper de nos héros, tandis que Tongres et St-Trond nous offrent leur admirable exécution de pot-pourri traduits de Chautel, d'Adam, de Bellini, traductions rendues avec une précision, une pureté qui ferait envie à l'orchestre du grand opéra.
- En vérité M. Octave, je crois que nous avons fait une imprudence; voyez donc comme le temps est sombre, et ce vent.....
- Eh bien, Maman, nous n'avons rien à gâter, reprit Alice!
- Oh! cela est vrai! mais nous sommes laides à faire peur avec ces toilettes du matin; tandis que, voyez donc, Mme Quintrand ne dirait-on pas la châsse de..... n'importe quel saint... avec tous ces bijoux.....
- Telle que vous êtes, Madame, dit Octave vous l'éclipserez toujours! Qui ne préfèrera votre élégante simplicité, à toutes ces riches parures entassées sans goût?
- Sans doute, sans doute, dit M. de Crousthof! ne dirait-on pas un déménagement du
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mont-de-piété sur le dos de Mme Brockstoun, heim!!!
- C'est égal! j'aurais dû faire toilette? Que va-t-on dire!
- Soyez assez bonne pour vous rendre plus de justice, Madame! Le monde, bien pensant, et nous n'en manquons pas ici, le monde capable d'émettre une opinion sera, j'en suis certain, l'écho de votre cavalier, et dira avec moi: le jour du Festival, les dames Barbezieux étaient certes les reines de la fête!
- Flatteur, fit la maman! et peut-être même un mouvement convulsif du bras remercia-t-il tacitement le complimenteur.
- Ce que c'est que le contact, s'écria le baron enchanté; vous profitez, jeune homme, on fera quelque chose de vous, et j'entrevois dans quelques années, un protecteur nouveau pour un.....
- Chut, Baron! Je prétends, interrompit Octave, je prétends que la leçon m'est inspirée par ce sexe que vous préconisez de loin, et que j'étudie de près, le plus près possible même..... Nouveau mouvement convulsif.
- Fatuité de jeune homme, dit tout bas M. de Crousthof à Alice, Oh! les jeunes gens, les jeunes gens d'aujourd'hui, ils ne nous vaudront jamais! qu'en dites-vous enfant?
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- Que je compte aussi parmi les jeunes gens, baron!
Mais Octave qui avait entendu la réflexion du ci-devant, et la réponse d'Alice continua aussitôt:
- Pardonnez à Monsieur de Crousthof, Mademoiselle; il a sans doute oublié d'ajouter que les personnes présentes sont toujours exceptées; et la malicieuse intention de sa sévère mercuriale ne s'applique ni à vous ni à moi!
- C'est vrai..... c'est judicieux!..... ah! ah! ah! vous êtes facétieux, Monsieur Octave..... Mon Dieu, j'ai senti une goutte d'eau! Madame Barbezieux, vous allez gâter votre ombrelle!
- C'est un en-tout-cas, Monsieur de Crousthof, ne vous en occupez pas!
- Et votre chaussure aile de mouche, belle dame, est-ce aussi un en-tout-cas?
- Les jolis pieds de Madame, se hâta de dire Octave, ne pourraient souffrir de quelques gouttes de pluie qui glisseront sur la chaussure, comme sur l'insecte qui lui a prêté ses couleurs!
- Votre sollicitude est par trop roturière, mon cher Baron, reprit la dame de Barbezieux!
- Effectivement, dit Mlle Bonbec qui arrivait au même instant se joindre au quatuor; Madame Barbezieux n'est pas comme cette
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pauvre Blackstoun! Ce n'est pas chez elle que l'on ne trouve qu'une seule paire de brodequins omnibus, à l'usage de tous les membres de la familie!..... Bonjour, Alice, vous n'avez pas peur de la pluie, vous, n'est-ce pas?..... Bonne musique, société variée, promenade, tout cela est délicieux!.....
- Ecoutez donc, Mesdames, interrompit Octave, ce sont les chasseurs éclaireurs qui occupent le kiosque, on dit Jeur musique excellente!
- Oh! mon Dieu, la musique est toujours de la musique, fit, le baron; c'est comme ce que nous avons déjà entendu, toujours des ré, mi, fa, sol!
- Monsieur le Baron préfère peut-être l'orgue de Barbarie avec son orchestre dansant et miaulant, dit Mlle Bonbec?
- Pardon, Mademoiselle, fit Octave! le chalumeau champêtre, les pipeaux élégiaques, voilà la fantaisie de Monsieur!
- Eh bien! dit Alice, mon cavalier peut être satisfait car je lis sur le programme: Liége: 1o Grande fantaisie, 2o grande fantaisie.....
Mais à peine achevait-elle ces mots, qu'il prend fantaisie au temps de nous ouvrir une de ses mille veinps, et bientôt le malheureux programme, avec ses pot-pourri, ouvertures, fan- | |
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taisies, devient une éponge, et tombe des mains délicates de notre gentille héroïne. Sauve qui peut!..... c'est une alerte générale; les plus intrépides se resserrent autour du kiosque, les plus sages cherchent un abri sous les tilleuls, et, d'arbre en arbre, on arrive aux maisons adjacentes: Que de visites alors pour les propriétaires riverains, visites auxqueles ils étaient loin de s'attendre! mais on est toujours flatté d'un salut amical, voire même d'une poignée de mains échangée entre aristocrates et bourgeois; si l'aristocrate a beaucoup de dames à abtiter, il devient d'autant plus aimable.
Pendant ce temps les parapluies, étendus autour du kiosque, forment des milliers de gouttières; bravo pour les marchandes de modes, bravo pour les Liégeois qui continuent bravement leur musique enivrante à la grande satisfaction de leurs intrépides auditeurs; et le lendemain, tous les trembleurs ont maudit une vaine précaution qui les a privés de gouter la pureté, la netteté, la précision des artistes étrangers, et tout cela sans profit pour ces misérables toilettes, car les arbres n'ont pas tardé à devenir de véritables écumoirs, et l'eau, qui s'échappait à travers les trouées, ne tombait pas sur le sol! La foule, se refluant vers lés maisons, faisait queue aux portes des cafés, des
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habitations particulières, et les gouttières allaient leur jeu. Définitivement les garçons de service, les servantes étaient d'accord avec les marchandes de modes pour ne pas ménager des places, pour ne pas ouvrir.
Fort heureusement les dames Barbezieux ont un mentor de précaution. Deux immenses riflards ont par ses soins suivi, en dehors de l'enceinte, la premenade de leur maître, et aux premières gouttes, barrières franchies, les instruments protecteurs de la toilette féminine ont ét édéployés. La pluie tombe par torrents, et Mlle Bonbec,... qui est venue adroitement ou maladroitement s'accrocher à Alice, fait faire une grimace terrible au baron à la vue de ses bienheureux riflards dont l'un vient abriter Octave et Mme Barbezieux, et l'autre..... Alice, et Mlle Bonbec, ce n'était que convenance! Réduit à l'en-tout-cas de Mme Barbezieux, le pauvre baron malgré ses precautions est mouillé jusqu'aux os, car nous savons qu'entre ses habits et ses os, il y a peu d'obstacles aux infiltrations pluviales. Notre société était du cóté de l'égise, au moment où l'orage éclata! Naturellement, c'est vers le temple que la peur précipite leurs pas! Peine inutile! la porte est assiégée, encombrée, et ce sont les fidèles prolétaires qui l'occupent! Vanités de ce monde,
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le temple semble vous refuser accès,... allez abriter vos riches parures, vos brillants otipeaux, où?..... au café! Au café! Et c'est dans une ville de province, que l'on voit, chose unique dans les fastes de l'histoire locale, qui a enregistré tant de bouleversemens successifs, c'est dans une ville de province, que l'on voit des femmes, coquettement parées, envahir le café avec leurs cavaliers demandant pour leurs dames, qui, un pot de bierre, qui, du genièvre, qui, du cognac et de l'eau sucrée, mais ce dernier rafraichissement eut été trop long à servir, on avait compté sans la pluie, et négligé la veille de casser les quantités suffisantes pour sucrer toutes ces poitrines haletantes. Les garçons sont ahuris, le maître se met en quatre, mais il ne peut être partout. On apporte, à la présidente un verre de rach, dugenièvre à une jeune première, du rhum à une prude, du cognac à une agnès, et du parfait amour à une dévote! malgré ce pot-pourri de service boiteux, tout le monde boit, tout le monde paye, et tout le monde est content..... surtout le propriétaire de l'établissement, et c'est encore le Café Suisse qui a eu cette bonne aubaine! Les dames Barbezieux ont trouvé place grâce aux soins d'Octave qui a fait monter les trois dames au premier étage tandis que le baron est allé
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dans les cuisines prendre un air... de feu pour sécher ses habits! Oh alors il a oublié son rôle obligé de protecteur-né..... etc. et il maudit Mlle Bonbec, que nous maudissons aussi, non pour sa malencontreuse arrivée, mais pour la seconde syllabe de son nom.
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