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Chapitre III.
- Eh bien! capitaine, vous n'avez encore vu personne?
- Non, mon cher Octave! et ma femme, qui attendait ce matin la visite de Mlle Barbezieux, est étonnée de ne pas avoir vu cette dame! il faut qu'il y ait eu quelque nouvelle discussion entre la mère et la fille..... Mais..... qu'avez-vous donc?.... je vous trouve ce matin, l'air d'u n... de profondis?
- Mais..... moi rien..... Mais si..... tenez capitaine..... il y a du nouveau!
- Je le crois bien! depuis cinq jours que nous sommes en plein festival, notre ville ressemble à un champ de foire!
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- Oui, mais les plaisirs bruyants de la fête, ont apporté du trouble dans mes amours! Je crois cette fois que c'est fini, capitaine, Mlle Alice ne viendra pas!
- Qu'y a-t-il donc encore?
- Un duel!.....
- Un duel! allons donc? et avec qui?
- Avec le baron de Crousthof!
- Pas possible! L'être le plus inoffensif de la chrétienté!
- Je me bats cependant avec lui! aujour-d'hui même..... à midi.....
- Je ne croirai jamais à ce duel, c'est une plaisanterie..... lui.... le baron de Crousthof.... Mais si vous le mettiez hors d'état de continuer le rôle qu'il joue ici depuis vingt ans, à la grande satisfaction de tous nos citadins et de leurs respectables moitiés..... Songez-y bien! vous allez avoir toutes les femmes sur..... les bras.... Il n'y aurait plus moyen d'y tenir!.... Le régiment devrait quitter la ville!..... et ma foi, mon cher lieutenant, on ne rencontre pas souvent des garnisons comme celle-ci!
- Cependant, rien n'est plus sérieux! Lisez? et il rem it au capitaine la lettre du baron, lettre dont nous connaissons déjà le but, mais que, pour l'édification des amateurs de scandale, nous allons reproduire textuellement, en la fai- | |
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sant lire à haute voix par l'incrédule ami du lieutenant Octave:
‘Le haut et puissant seigneur baron de Crousthof de Crousthof et autres lieux, ne permettant à nul autre qu'au créateur, d'oublier l'antiquité de sa race et l'hónorabilité de sa personne, a l'honneur de prévenir Monsieur le lieulenant Octave Blackbird que l'insulte, faite hier au noble baron par le jeune lieutenant, veut être lavée dans le sang! En conséquence, l'offensé attendra le provocateur demain 17 mai, à midi, heure militaire, à l'entrée du bois qui longe la rivière, en 6sortant par la porte du canal. Le baron aurait dû choisir l'arme blanche, l'épée de la chevalerie, mais il s'est arrêté au canon..... la main n'a pas le temps de trembler..... Sur ce, puisse l'éternel, avoir le coupable en sa sainte et digne garde!’
- C'est positif, quoique fort original, dit le capitaine en terminant! et que comptez-vous faire?
- Mais il n'y a pas d'alternative..... accepter.....
- Et vos amours?.....
- Mes amours, capitaine, ils sont à la hauteur de ma position, je suis ruiné!.....
- Comment?
- Mon tuteur est arrivé hier en ville! et
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pour m'aider à fêter dignement le bienheureux patron de la cité peu soucieux, là haut, des vils biens de la terre, il m'annonce que je suis ruiné; mais là littéralement!
- Mais lui? N'est-il pas assez riche..... pour...
- Je ne veux point savoir ce qu'il a ou ce qu'il n'a pas! Il vient pour me faire signer un compete de tutelle, je vais signer aveuglément, aujourd'hui surtout que tout espoir est perdu du côté du coeur..... car Alice ne viendra pas! Le baron n'est pas homme à garder le silence sur son cartel!..... et rien, rien, personne..... pas de nouvelles!.....
- Pas de nouvelles, bonnes nouvelles! Monsieur l'incrédule, dit une douce voix qui vint modestement se placer entre les deux interlocuteurs!
- Ah! Mademoiselle, reprit le capitaine, vous nous écoutiez? Les lois militaires punissent sévèrement l'es.....
- L'espionnage, voulez-vous dire, Monsieur le capitaine. Dénoncez donc aussi votre femme, car elle était de moitié dans mon crime. Et effectivement Mme la capitaine s'avança au milieu du groupe, mais elle avait un but! La civilisation avait porté ses fruits sur la fille d'Eve.
- Monsieur Gandolf, dit-elle à son mari,
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j'ai écrit à ma mère, et, avant de fermer ma lettre, je désirerais que vous, missiez quelques mots de votre superbe main! M'accorderez-vous cette faveur?
- Je n'ai rien à vous refuser, ma chère amie,..... vous permettez, Mademoiselle Barbezieux..... Je reviens à l'instant, Octave!
- Oh! ne vous gênez pas, dit naïvement Mlle Alice, j'ai tout le temps, aujourd'hui, à moins que Monsieur... ne s'ennuie dans ma société!
- Pas d'ironie, Mademoiselle, interrompit Octave, en regardant la porte se reformer sur les époux Gandolf, nous sommes seuls..... les moments sont comptés! je dois être..... à midi..... vous savez?
- Quoi? vous y pensez encore! mais c'est une plaisanterie?
- Non, Mademoiselle, cette lettre me rappelle ma provocation!
- Voyons donc? - et elle lut la superbe missive. - Eh bien, continua-t-elle! cela se peut traduire par une invitation..... a déjeûner..... à la française. Qu'avez-vous répondu?
- Une réponse écrile était inutile! je la ferai en personne.
- Ainsi, vous me quittez! moi qui comptais passer toute la matinée avec vous..... car je
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m'étais arrangée pour être libre..... Monsieur!
- Mais,..... Mademoiselle l'honneur.....
- Bel honneur d'accepter un..... déjeûner avec un vieux fou! Voulez-vous me croire, Monsieur Octave, et suivre les conseils d'une amie plus soucieuse que vous-même, du soin de votre houneur; vous n'irez point à ce rendez-vous..... où d'ailleurs vous ne rencontreriez personne!
- Comment?
- Parce que je remplis ici les fonctions de conciliatrice! Je ne suis pas envoyée officiellement, mais officieusement pour vous engager à ne pas donner suite à votre provocation.
- Mais..... cette lettre?.....
- Cette lettre..... elle est de moi, ou à peu près! Il fallait gagner du temps! il fallait qu'il me fût possible de vous voir, et décemment je ne le pouvais, hier, à la nuit! M. de Crousthof a fait ce beau chef-d'oeuvre de fanfaronnade sur la certitude que je lui ai donnée, que j'empêcherais ce due!..... là! êtes-vous content? Il faut donc, puisqu'on prête à la plaisanterie, répondre sur le même ton!
- Oh, le ciel m'est témoin que je ne demanderai pas mieux! car, après tout, ce pauvre baron est bien innocent!.....
- Allons, à l'oeuvre! nous allons à nous deux
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répondre à ce terrible chevalier..... non sans peur et sans reproche!.....
Ils étaient jeunes tous deux.... ils s'aimaient.... en fallait-il davantage pour que l'espoir d'une plaisanterie à faire lea occupât au point d'oublier pour un moment l'orage qui s'amoncelait sur leurs têtes. Octave prit la plume, Alice dicta, non sans s'interrompre par ces heureux éclats de rire qui font tant de bien au coeur quand on se sent près de l'amie que nous avons rêvée pour partager notre destin!....
- Voyons..... sur le même ton!
- Commencez! J'écris.....
- Monsieur Octave Blackbird, lieutenant.... aidez moi.....
- De deuxième classe, troisième bataillon....
- Bon.... continuez!
- Deuxième compagnie, en garnison en cette ville.... et.... logé à la caserne St-Jean.... à vous maintenant Alice?
- Bravo, écrivez: Monsieur Octave met les armes à la main pour exprimer au baron de Crousthof les regrets.... sanglants que lui cause l'obligation dans laquelle il se trouve de refuser, pour aujourd'hui, mais pour aujourd'hui seulement, l'aimable et spirituelle invitation qu'illui a fait transmettre par son page. Afin de tenir ête à un pareil adversaire, le susdit lieutenant
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de première, classe etc., etc., etc., avait besoin de toutes ses forces morales physiques et les joies du Festival en ont absorbé une bonnepartie.
- Oh! Alice!
- Allez tou jours!.... Cependant, comme un défi; porté par le noble chevalier, mérite les honneurs de la publicité, ce soir à quatre heures, les deux champions armés de pied en cape se rencontreront en champ clos. La Place d'Armes est entourée de barrières, et là, en présence de l'élite de la noblesse des lieux circonvoisins, le soussigné présentera le gant au baron; ils entreront en lice, et, sonnez fanfares, une table sera servie au Café Suisse, café de l'harmonie et autres bonnes choses; il y aura collation, en réponse à celle que le lieutenant est désolé de n'avoir pu accepter de la part de sonm adversaire. Sur ce, à la garde de Dieu, baron, et de l'épée du brave, arrachée à l'enchanteur Merlin....
- Là, maintenant, pliez la lettre et ne vous inquiétez pas du reste; cette missive va faire un heureux, car je vous promets qu'aujourd'hui nous irons sur la Place d'Armes, voir le tir et les jeux populaires que notre aimable Société d'Harmonie offre à la ville.
- Vous irez avec le baron, Alice!
Avec ma mère, et avec le baron..... et..... un
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jeune officier viendra nous saluer..... ce jeune officier sera assez aimable avec la mère de la jeune personne pour se faire pardonner.....
- De vous aimer?
- Peut-être!
- Pourquoi cet amour m'est-t-il désormais interdit?
- Comment? par quel ordre supérieur, Monsieur?
- Un ordre, devant lequel tombent toutes les prévisions, tous les projets d'avenir, un ordre, qui dit au pauvre orphelin: ne nourris pas des espérances coupables, elle est riche, tu es pauvre! crains le reproche d'une cupidité qui déshonorerait ton épaulette! et cet ordre, Alice, je dois m'y soumettre.
- Allons! je vois qu'il faudra enlever Monsieur le lieutenant pour triompher de ses scrupules; en attendant, Monsieur le trembleur, vous avez un rendez-vous pour quatre heures, peut-on cette fois compter sur votre exactitude?
- Alice! que vous êtes cruelle?
La discussion s'engagea assez vivement; mais une discussion entre deux amants, une discussion où, chacun de son côté, ne pense pas un mot de ce qu'il dit pour exciter son adversaire, une discussion de cette nature devait finir comme elles finissent toutes, par un baiser! Aussi, un
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léger bruit se fit entendre! une voix féminine balbutia un: si on nous voyait!! recommencez, mais prenez garde! et les amants scellèrent la réconciliation d'une brouille toujours facile à faire disparaître, quand il y a, de part et d'autre, tous les éléments possibles de raccomodement. On s'embrassa donc une fois, deux fois, vingt fois, que sais-je? qui se fut permis de compter?..... Puis on voulut parler raison, et on déraisonna, c'était une conséquence inévitable de la positipn. Nous ne les suivrons pas sur ce terrain brûlant, une indiscrétion serait trop à craindre! nous nous contenterons de dire que le capitaine, qui sans doute avait écrit à sa belle-mère, en lettres moulées, les lieux communs empruntés à toutes les langues, rentra dans le salon avec sa femme en demandant force pardons d'avoir été si longtemps absent; pardon qu'on lui octroya sans difficulté, et qu'on lui eût octroyé plus généreusement encore, s'il eût voulu prolonger son impolitesse apparente. Mais enfin, il faut un terme à toutes choses, et ici peut-être, était-ce plus à désirer que partout ailleurs, ne fût-ce que dans l'intérêt de l'imprimeur de la localité qui eût pu se voir enlever un de ses attributs, celui d'annoncer le mariage..... Sept mois au moins avant la venue de l'héritier! Faire d'une pierre deux
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coups serait, il est vrai, une économie; mais, les moeurs! le qu'en dira-t-on! et la vertu!!!.....
Nos héros étaient sages..... Aussi le capitaine arriva-t-il fort heureusement.
Mme la capitaine suivait son mari; la conversation devint alors générale; on paria musique, bals, toilettes, un peu ménage, mais fort peu, disons-le, par extraordinaire, les esprits étaient montés sur un diapason trop élevé..... et puis, nous étions à une époque de surexcitation qui pour la huitaine avait littéralement rejeté dans l'arrière-boutique toutes les préoccupations du pot-au-feu! Il fallut enfin se quitter, pour quelques heures seulement, pendant lesquelles chacun se livra, avec plus ou moins d'entraînement, aux douceurs de la vie animale! Douces jouissances de l'art culinaire, recevez en bloc nos très respectueux et très peu sincères hommages, et permettez-nous de vous brusquer quelque peu, pour courir sur la Place d'Armes, admirer le coup-d'oeil et digérer le plaisir des heureux à qui sont destinées les provisions nutritives et liquides, apportées par les soins et aux frais d'une Société qui s'est surtout distinguée en voulant que toutes les classes de la société eussent leur part au gateau.
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Il est trois heures; la place est encombrée;
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un élégant kiosque, au milieu, offre aux musiciens son abri tutélaire; aujourd'hui c'est un parasol, puisse-t-il au jour de la grande solennité, ne pas devenir un parapluie! Des jeux populaires, des athlètes dits du nord et du midi, des mâts de Cocagne, pays où ma lheureusement les élus sont en trop petit nombre, des courses à cheval, en sacs, et en chemin de fer... on avait proposé la course au mari, mais dans l'intérêt de la population masculine on y a renoncé, des tables, sinon richement, c'eût été du superflu, mais du moins copieusement servies, tout annonce une fête, et une fête dans l'acception entière du mot, car chacun y a trouvé sa marotte; tout à coup une musique délicieuse se fait entendre, les regards se portent vers la grande rue; c'est encore l'harmonie, toujours l'harmonie! Elle est infatigable sans fatiguer les auditeurs, parce que la variété de son répertoire et la précision de son exécution offrent sans cesse de nouveaux attraits à l'oreille des dilettanti! Un mot circule dans toutes les bouches: c'est la société des arbalétriers! c'est la plus ancienne société de la province! Car alors chacun se fait modestement historien, et l'on remonte à plusieurs siècles pour prouver son origine nobiliaire, puisque l'antiquité c'est la noblesse! Ne serait-il pas
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cependant préférable que cela s'arrêtât aux choses et n'envahit pas les personnes, surtout les dames..... autant vaudrait souhaiter la pierre philosophale!
L'air fier, et l'oeil fixé sur une immense perche plantée majestueusement à l'un des angles de place, les archers s'avancent en bataille, la flèche et le carquois sur l'épaule..... non je me trompe..... c'etait autrefois..... il ont l'arc au port d'armes, en sous-officiers! C'est un anachronisme, me dira-t-on!..... peut-être est-ce avec intention. Un cavalier, mais positivement à cheval, car nous avons vu des cavaliers à pied, un cavalier commande le bataillon sacré. Coquettement coiffés d'un bonnet..... j'allais dire phrygien, ce serait peut-être plus logique, mais non!..... est-ce Grec, Ecossais? nous prendrons des informations et plus tard peut-être pourrons-nous vous le dire, enfin ce bonnet a une, utilité; c'est qu'il est construit de manière à ne pas gêner les mouvement du tireur! Coquettement coiffés donc, je le maintiens, ces messieurs exécutent d'assez heureuses évolutions, conversions, inversions qui tout à coup les amènent au milieu de la place où ils déploient un front assez imposant; le général présente les armes, fait le salut militaire, nous parlons du général des archers, entendons-nous
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bien! Les médailles conquises par la troupe en masse, sont appendues au kiosque, la musique fait boum, boum; nous nous retournons, et une nouvelle évolulion a porté nos jouteurs au pied de la perche, qui solennellement abaissée reçoit à son extrémité trois oiseaux en papier doré qui devront être détronés par les vainqueurs!
Le temps est magnifique et favorise les curieux, mais on tire en l'air, el le soleil contrarie extraordinairement les yeux délicats de nos élégantes! La chétive ombrelle, la modeste marquise, ne peuvent abriter les regards! Décidément nous proposerons a l'avenir, un ciel postiche, sans soleil, ou un tir horizontal! Enfin un premier oiseau est abattu, l'infortuné volatile tombe du haut de son trône aérien, et l'heureux tireur reçoit les félicitations, d'abord des curieux et curieuses, qui, fatigués de fixer sans oesse maître Phoebus, trouvent plus commode d'attendre le roulement qui annonce un coup..... marquant!!! Parmi la foule des spectateurs est une jeune personne, suspendue au bras d'une élégante duègne, que nous reconnaissons tout d'abord: c'est Alice et sa mère; M. le baron de Crousthof est à son poste. Cicerone officieux des détails de la fête, en vain il réclame l'attention:
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Prêtez-moi l'une et l'autre une oreille attentive, semble-t-il dire, comme la superbe Athalie. Mais si l'une lui obéit, l'autre n'y songe guère. Elle cherche..... qui? Son co-écrivain déjà oublié de l'heureux baron qui, persuadé que le duel n'aura pas lieu, se livre tout entier à son rôle favori..... Le tambour bat... c'est un nouveau vainqueur! Tous les yeux se tournent vers lui, et quand la curiosité est satisfaite, quand le regard se reporte avec complaisance sur la société intime que l'on s'est accaparée pour la journée, et c'était le cas de M. de Crousthof, que voit-il devant lui? le lieutenant Octave, son amphytrion passé et futur!
- Monsieur de Crousthof sera-t-il assez aimable dit le jeune officier au baron, en lui tendant la main que ce dernier hésite encore à donner, Monsieur de Crousthof sera-t-il assez aimable pour me présenter aux dames Barbezieux, pour aider à me réhabiliter dans l'esprit de la plus aimable familie de la ville?
- Mais.... Monsieur..... Il me semble..... interrompit la mère, à qui ce compliment banal ne suffisait pas pour faire oublier l'injure faite à ses charmes.
- Pardon, Madame, reprit Octave, je viens implorer un double pardon! D'abord, celui de vous avoir déplu, bien involontairement; et
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celui de retomber dans le même défaut, en vous enlevant M. le baron de Crousthof à qui je viens rappeler certains engagements réciproques.....
- Mais, dit à son tour le baron..... Sans doute..... Répondez donc, Madame Barbezieux, Monsieur vous parle, et un léger coup de coude, imperceptible pour toute autre que la destinataire, sembla dire à la femme irritée: voyons! de la douceur! pour l'amour de moi! tandis qu'un regard jeté à la dérobée sur Alice signifiait: je n'ai d'espoir qu'en vous!
Un plus long silence compromettait tout l'édifice élevé par les soins d'Alice, aussi, se hasarda-t-elle à prendre la parole:
- Ma mère, Monsieur Octave, ne veut se rappeler que le bien; il vous sera donc facile de faire cette paix à laquelle vous attachez un si grand prix, en ne nous privant point de la société et de la protection de Monsieur le Baron.
- Sans doute, sans doute! dit la mère en minaudant, et lorsque, sans être jeune, on n'est point encore à l'âge de la décrépitude..... il y aurait vraiment de la cruauté, à nous enlever, notre seul cavalier!.....
- C'est à dire, reprit le baron, que ce serait révoltant, digne d'un..... cosaque..... et Monsieur Octave est..... trop officier, pour résister aux instances de ces dames!
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- Cependant, Monsieur le Baron, nous ne devions pas nous quitter ainsi!
- Et, qui vous parle de nous quitter, jeune homme? Tenez, la foule est grande, et menace ce soir d'être encore plus compacte, à l'heure du concert de l'Harmonie no 2. Prenez le bras de Mlle Alice, et ainsi, nous ne nous quitterons pas! Qui se ressemble, s'assemble..... ah! ah! ah! c'est joli!!!
Octave, sans répondre, se préparait à exécuter le projet émis par le baron pour se débarrasser d'un ennemi; mais Alice, avec cette délicatesse de vue qui devine les plus légères nuances, avait senti que c'était un nouvel aiguillon à l'animosité de sa mère, aussi s'emparant du bras du vieux baron:
- Pardon, M. de Crousthof, si je dérange vos batteries; mais Monsieur Blackbird préférera, j'en suis sûre, le bras de maman, et, vous, vous serez assez aimable pour ne pas vous apercevoir de ma nullité.
- Ah! c'est juste! reprit le baron; quand j'ai dit qui se ressemble, s'assemble, je pensais que les jeunes avec les jeunes, et les vieux avec les vieux, c'était plusà votre secorus rationnel! Mais dès l'instant qu'un sexe faible et sans défense.....
- Je viens à votre secours, mon cher Baron, interrompit Octave qui s'était emparé du bras
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de Mme Barbezieux sans trop de difficulté. Ce que vous avez voulu dire, valait mieux que ce que vous avez dit; fous et sages sont mauvais couples, n'est-ce pas?
- Oui oui, c'est cela! c'est la même chose! c'est toujours un..... proverbe..... que.....
- Soyez généreux, Monsieur, dit Mme Barbezieux à son cavalier! Monsieur le Baron souffre de ce changement, et vous, peut-être, Monsieur, vous perdez au change!.....
- Ah! Madame, près de vous on ne peut perdre que sa tranquillité! C'est pour moi le soir d'un beau printemps.....
- Dites de l'été, Monsieur, et vous serez dans le vrai; car l'automne accourt à grands pas!
- Votre amabilité, Madame, voilera sa course!
- Mais, c'est charmant, Monsieur Octave; décidément vous voulez faire votre paix, et j'accepte.....
- Vous me rendez le plus heureux des hommes..... et une suite de compliments échangés, un feu roulant de mots à double entente, genre dans lequel excellait la dame de Barbezieux.....
Le baron émerveillé de la tournure qu'avait prise cette affaire qu'il entrevoyait sous
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des couleurs si sanglantes, fait de son côté, assaut de platitudes près de cette pauvre Alice, victime dévouée au sacrifice qu'elle s'est imposée provisoirement, mais dont elle a calculé toutes les chances d'avenir!.....
C'est bien, c'est superbe, c'est ravissant, étourdissant, comme diraient nos voisins de France! Mais enfin, c'est toujours la même chose, et le public doit se renouveler! D'ailleurs, n'est-il pas de bon ton de ne pas avoir l'air de prendre trop de plaisir à des jeux populaires.....
- Il faut rentrer, dit soudain Mme Barbezieux, qui en femme qui sait vivre, ne voulait pas, pour une première fois, abuser du bras de son cavalier, qu'elle croyait avoir assen habilement fasciné pour lui laisser des regrets qu'elle n'était pas fâchée de faire naître.
- Monsieur, dit-elle au jeune officier, je vous remercie devotre aimable obligeance pour avoir bien voulu me servir de tuteur au milieu de cette foule; j'espère que nous aurons l'avantage de vous revoir au premier jour, dans notre modeste salon!
- Trop heureux, Madame, répondait le jeune lieutenant. Mais le baron l'interrompant:
- Comment? comment? Il est à peine cinq heures! Et la musique de l'étendard bleu à la
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hampe de cristal? Oh! Madame Barbezieux! vous nous privez d'un plaisir sérieux!
- Mais Baron! je suis fatiguée, vraiment, et puis, je craindrais d'abuser de l'obligeance de Monsieur.....
- Moi, Madame! comment donc?..... au contraire..... mot vulgaire, mot sacramentel... il a dit: au contraire, le jeune homme, et il était dans le vrai, contrairement à tant de circonstances où ce mot est employé faussement.
Cette retraite n'était nullement de l'avis du baron qui sentait qu'Octave allait peut-être se rappeler.....
- Eh bien! dit aussitôt Octave à M. de Crousthof, puisque ces dames veulent absolument se retirer, nous resterons, Monsieur, n'avons nous pas une petite revanche à prendre.....
Mais M. de Crousthof s'était rapproché de Mme Barbezieux, quelques mots avaient été échangés, c'était un véritable complot. Le baron reprit aussitôt:
- Protecteur-né d'un sexe faible et sans défense, Monsieur Octave, je ne puis accepter, aujourd'hui, votre aimable tête a tête. Mme Barbezieux me dit qu'elle compte sur moi pour la distraire d'une migraine qui l'absorbe, et
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que la distraction seule pourra chasser, vous comprenez.....
- Ah! mon Dieu, maman, vous avez votre migraine?
- Oui, mon enfant, le bruit, le soleil, la poussière, les émotions..... et elle lança un coup d'oeil fort significatif sur Octave.
- Oh! alors, reprit la jeune fille, il vous faut de la distraction, nous pourrions revenir ce soir!
- C'est cela, dit Octave, M. de Crousthof et moi, à moins..... d'accident imprévu..... nous serons trop heureux à sept heures de reprendre nos chaînes.....
A moins d'accident imprévu... ce mot sonnait mal aux oreilles du chevalier..... toujours non sans peur et saus reproche; son oeil scrutateur interrogea Mme Barbezieux:
- En verité, dit-il aussitôt, il faut que je me fasse ici l'interprête d'un sexe faible et sans défense. Monsieur Octave, ne pourrait-il continuer à porter sa chaîne..... c'est vous qui l'avez dit, jeune homme... jusqu'à la grande rue...
- Sans doute, reprit Madame Barbezieux, Monsieur Octave doit avoir besoin de repos, et si la société de deux recluses ne lui était point indifférente, nous pourrious l'engager à accepter une tasse de thé et quelques biscottes...
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- Et mieux encore, s'empressa de dire l'amant d'Alice, ce sera la continnation des seuls moments de bonheur que j'aie éprouvés depuis longtemps.
Cette fois, il mentait, mais amoureux et menteur ne sont-ils pas synonymes?
- Ainsi donc, dit le baron, pour couper court à des compliments qui pouvaient anéantir son but principal; chose convenue, journée complète! Monsieur Octave est aujourd'hui de service près des Grâces! Heim, jeune homme! On sait encore appliquer son histoire ancienne?
- Je suis trop heureux de cette aimable invitation pour ne pas obéir avec toute la rigueur des lois militaires; et il reprit aussitôt le bras de la maman Barbezieux.
Tous quatre quittèrent l'enceinte, et s'acheminèrent en devisant vers la demeure de ces dames; la critique émoussa inutilement ses traits sur la coquetterie surannée de la mère d'Alice.
- Voyez donc, disait l'une, le vieux baron qui se fait traîner par la nymphe qu'on lui a élevée au biberon?
- Et, disait l'autre, cette vieille Sybille qui s'empare de l'avenir de nos jeunes gens, le demi siècle qui remonte vers sa première moitié,
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comme si la rivière pouvait refluer vers sa source!
Tout cela se disait affectueusement sur leur passage, et n'empêchait pas les saluts tout aussi affectueux dont les accablaient leurs détracteurs, ou..... mais le mot n'a point de féminin! comme c'est malheureux! car enfin..... Bast..... c'est l'envie qui parle, et l'envie, cette fois, c'est un féminin.....
On arrivé chez Mme Barbezieux; on se repose, on prend le thé, on jase, on médit, on se fait les yeux... que vous savez, lecteur, ou que vous avez sus; on se trompe mutuellement, c'est la règle, et à sept heures, notre quatuor est encore sur la place, écoutant ou n'écoutant pas, les morceaux de nos grands maîtres exécutés par une harmonie qui ne compte pas dans son sein des artistes d'un premier mérite, comme sa soeur aînée, mais enfin qui peut faire plaisir partout, quand on songe que ces sons si doux et si suaves qui arrivent à l'oreille, sont envoyés par des mains qui, quelques heures plutôt, maniaient le marteau et l'enclume! Si nous avons dit plus haut que le contact d'un sexe faible et sans défense, au figuré bien entendu, avait une influence sur notre pauvre nature, ajoutons y l'influence du re mi fa sol!
Honneur à l'heureuse initiative du grand
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citoyen, qui a si noblement compris que la musique était du plus grand effet pour moraliser et civiliser toutes les classes de la société!..... Donc, la femme, la musique, voilà deux conquêtes auxquelles tout être civilisé doit s'attacher! Cela dit, saluons l'une et l'autre, en attendant la solennité religieuse du lendemain!
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