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Livre deuxième
Dix heures venaient de sonner à l'hôtel-de-ville; une foule immense encombrait la place du Marché, attendant avec anxiétédes nouvelles du conseil de régence, qui, reslé en permanence une partie dé la nuit, ne s'était séparé qu'au lever de l'aurore, et avait repris ses délibérations dès sept heures du matin.
Des groupes animés discutaient gravement, au milieu de la place, des intérêls qui allaient se décider les armes à la main; chacun, au point de vue de ses convictions, et, disons-le franchement, beaucoup, au point de vue d'un intérêt personnel qui réagit si vivement, et forme,
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à notre insu, la base de ces mêmes convictions, chacun pérorait au milieu de cesgroupes, que l'action delapolice, soutenue par de fortes patrouilles de cavalerie, venait à tout instant disperser; rnais, comme dans tout mouvement populaire, la foule s'ouvrait pour laisser passage a la force armee, et se refermait plus compacte derrière elle.
Les orateurs de la rue débitaient les nouvelles les plus contradictoires, et les commentaient selon les impressions de la nuit: Bruxelles, Anvers, les deux Flandres, Liége même avaient levé Tétendard de la révolte; une armée de trente mille patriotes, disait-on, s'avançait à grands pas pour surprendre Maestricht. Dans d'autres groupes, la révolution avait été étouffée à son berceau, et des représailles terribles allaient être exercéès contre les conspirateurs et leurs families; mais des voeux secrets pour le triomphe de la lutte engagée par la Belgique, se propageaient avec une rapidité effrayante pour la tranquillité de la cité.
Des figures étrangères pour tous les habitans, des hommes au coslume et à la tournure sans couleur locale, des êtres, dont la désinvolture ne trahissait ni origine ni profession, se glissant au milieu des groupes, y attisaient un feu qui couvait sourdement. Si dans cette foule on
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ne remarquait point les hommes dont les opinions avancées exerçaient une certaine influence sur leurs concitoyens, le parti de la révolution n'y faisait cependant pas défaut; et, s'ils manquaient personnellement à la réunion, leurs principes s'y montraient ouvertement et y étaient ponipeusement élalés et expliqués par des affiliés, qui, moins exposés par leur position sociale, craignaient moins les susceptibilités de la police.
La royauté avait aussi ses défenseurs zélés; mais, comme cé n'était pas de l'opposition, ce parti semblait moins fort, et restait volontiers sur la défensive. Il résultait naturellement de ces différentes nuances qui se heurtaient, et discutaient ou se taisaient, selon la marche des troupes ou le besoin de leur cause, la où elles étaient plus ou moins bien accueilHes, un bourdonnement général, semblable au frémissement d'un orage lointain prêt a fondre sur une forêt, et dont les bourrasques, entrechoquant les branches des arbres séculaires, produisént un murmure intermitlent plus ou moins agité selon les vides où elles viennent s'engouffrer.
Telle était la physionomie de la place du Marché depuis le matin, lorsque tout a coup le bruit d'une voiluré, débouchant par la rue de Bois-le-Duc, détourna l'attention des orateurs et de leurs auditeurs. Un piquet de cui- | |
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rassiers précédait cette voiture, un autre la suivait à une cértaine distance. Etait-ce avec intention, était-ce le hasard qui avait ainsi placé cette voiture entre ces deux escortes? C'est ceque nous n'entreprendrons pas d'expliquer; mais l'effet que produisit cette circonstance inaccoutumêe fit refluer la foule de ce côté.
Les conjectures marchaient plus rapidement que l'équipage, forcé de prendre le petit pas, pour éviter des malheurs inséparables d'une course rapide au milieu de cette phalange de curieux, avides de nóuvelles, et qui, voyant dans cette apparilion une ample palure de rumeurs diverses a débitér, se ruaient immédiatement entre les vides que laissait le piquet d'avant-garde.
Deux femmes seules occupaient le fond de la voiture: l'une, dissimulant sön inquiétudé sous, les dehors les plus riants, était encore assez belle pour exciter les complimens et les réflexions parfois graveleüses de ses admirateurs; des traits fortement accentués et quelque peu sillonnés par de légèrès rides une chevelure d'un noir irréprochable, des sourcils arqués à l'espagnole accusaient une fonnie d'une classe élevée, mais parvenue à l'aâge mür; l'autre, parce de sa fraiîche jeunesse et des
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grâces qui ornaient son joli visage, ne pouvait cacher la frayeur que lui causait le tumulte qui l'entourait.
- D'ou vient cette voiture?..... Que veut-elle?...... Où va-t-elle?..... Tels furent les premiers mots prononcés par un homme à la mine effarée, et qui, au milieu de tous ceux qui se pressaiént autour de lui, paraissait étranger a la masse devant laquelle cependant il venait d'obtenir un succès brillant d'orateur populaire.
- Qu'est-ce à dire, l'ami, fit un brave et honnête bourgeois, vous vous dites des nôtres, et vous ne connaissez pas labaronne de Roslang!
- Une baronne! une aristocrate! cela sonne mal dans la bouche d'un patriote!
- Patriote, tant que vous vouclrez! je crois être aussi bon patriote que vous, Monsieur....... que je ne connais pas. Moi, Eustache Geraerts, natif de Maestricht, marchand, dans da rue du Grand Fossé.
- C'est cela! Défendez les riches, parce que vous travaillez pour eux!
- Travaillez aussi, et vous deviendrez riche à votre tour, Monsieur..... que je ne connais pas, au lieu de venir semer le désordre parmi de bravës gens; vos paroles dangereuses font plus de mal qué de bien a la cause de la liberté! Est-ce qu'il n'en faut pas des riches pour nourrir
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des paresseux comme vous, qui ne vivent.....
- Bravo, bravo! s'écria la foule qui en un instant se tourna du parti du brave bourgeois, c'est bien dit!
- C'est peut-être un espion, fit une voix! Mais à ce mot rétranger avait disparu, et son antagoniste, profitant de la faveur éphémère que venaitde lui valoir sa réplique, s'approcha vive- Vnent de la voiture.
- Madame la baronne, Mademoiselle van Lonnaert, ne craignez rien, le peuple de Maestricht n'attaque point les femmes et surtout des fenimes comme vous! Bapliste, dit-il au cocher, fouette, mon vieux, et en route! La place est mauvaise a traverser aujourd'hui!
- Suivant l'avis officieux qui lui était donné, le cocher anima quelque peu ses chevaux impatiens de la cöntrainte qui les retenait, et bientôt il fut hors du rassemblement, qui s'était entièrement concentré à cette heure sur la place de l'hótel-de-ville.
Les rues adjacentes et la place du Vrythof se ressentaient bien de cette fièvre d'agitation qui s'était abattue, comme une nuée orageuse, sur la capitale du Limbourg; mais la circulation était restée libre; aussi, en quelques minutes, les deux pauvres dames de la voiture furent bientôt chez Mme van Lonnaert, et les piquels d'escorte
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avaient continué leur route, coiume si la direction suivie per l'équipage de la baronne, eàt été réellement la seule qu'ils eussent à suivre.
La triste présidente avait passé une bien terrible nuit, mais elle revoyait, elle embrassait sa fille, sa Maria bien-aimée, tout paraissait oublié; pour elle en ce moment, le passé,qe présent, l'avenir se résumaient en entier dans les embrassemens qu'elle ne pouvait se lasser dé prodiguer a la jeune fille, et les remercimeris qu'elle adressait a la baronne. Les questions se suecédaient trop rapidement pour que les réponses fussent bien neltes et bien précises; mais sa fille était la, dans ses bras, c'était alors tout son univers!
Ces premiers élans passés, la bonne Mme van Lonnaert, honleuse elle-même d'une effusion de tendresse qui la rendait si heureuse, éprouva subitement un serrement de coeur dont elle ne put se rendre maîtresse et qui se traduisit par ce seul mot:
- Frédéric!
- Frédéric, fit Maria, où est-il?
- En effet, dit Mme de Rostang, M. Frédéric n'est même pas ici pour nous recevoir! En vérité, je le croyais plus aimable. Comment! il nous sait dans l'inquiétude, et nous ne le voyons pas accourir à notre ren- | |
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contre! Ah! les jeunes gens, les jeu nes gens!!!
- Grand Dieu, vous ne l'avez pas vu! Mais il a dû partir ce matin à la pointe du jour! Malgré mes recommandations, j'excusais sa désobéissance en faveur du motif; et je n'ai point osé questionner les domestiques dans la crainte de le compromettre. Ah! s'il s'élait follement engagé avec les mécontens, qui enrôlent en ville tous ceux qui sont assez fous pour se laisser entrainer par des paroles bien ronflantes etbien sonores. Oh! mais non, c'est impossible! Comment! vous ne l'avez pas vu, et cependaut vous avez bien couché au château de Hern?
- Sans doute, dit la baronne, réprimant un mouvement involontaire de dépit, et j'espérais rencontreis, au moins ce matin, M. Frédéric sur la route.
- Ne l'accusez pas, Madame, peut-ètre en ce moment, reprit doucement Maria, il court les champs pour nous rejoindre. La traverse abrège le chemin, et il s'y sera engagé pendant que nous faisions voler la poussière sur la chaussée.
- M. Frédéric a en vous un fort aimable défenseur, mais il est fâcheux que vos suppositions soient impossibles.
- Impossibles! et pourquoi?
- parce que depuis hiersoir les portes de la ville ne sont ouvertes que sur des permis des
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autorités militaires, et l'officier qui nous a rencontrées à une lieue des remparts, nous a positivement assuré, qu'aucune personne confortable, aucun Monsieur enfin, ne s'était présenté à son poste dans la malinée; ainsi, Maria, je commence a comprendre l'inquiétude de notre chère présidente.....
- Et moi, répondit Maria sans se déconcerter, car elle voulait donner a sa bienfaitrice une confiance qu'elle n'avait point elle-même, moi je dis que si Frédéric n'est pas sorti par la porte de Bois-le-Duc, il a pu sortir par une autre! Cessez donc de yous tourmenter, ma bonne mère!
- Mais si toutes les portes sont fermées, comment sera-t-il sorti, ma chère Maria? Définilivement, votre M. Frédéric n'est pas galant, et je ne sais si je pourrai jamais lui pardonner.....
- Maria, et vous chère baronne, il y a dans cetle absence un mystère que je redoute d'éclaircir. Vous connaissez la révolution qui a soulevé la Belgique, vous connaissez les opinions de mon Frédéric, malheureux enfant, où est-il?
- Rassurez-vous, ma chère amie, j'aime à croire que votre neveu, M. Frédéric, se sent de trop bonne maison pour se compromettre avec des révolutionnaires de bas étage,
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une foule d'individus perdus d'honneur et de considération, qui, pour échapper a la jusle sévérité des lois hollandaises, se sont jetés en aveugles dans la fange de l'insurrection.
- Pardon, Madame, mais celui que j'appelle mon frère, connaît trop bien ce qu'il doit au nom qu'il porte, pour se salir au contact impur de gens tels que vous les dépeignez.
- Et moi, petite, je sais trop bien que le cceur de mon neveu s'est laissé gangréner pap les abominables utopies de lectures incendiaires, et c'est ce qui redouble mes craintes. Croyez - moi, Frédéric est un noble coeur, mais d'une faiblesse dangereuse; ces grands mots retentissans de liberté, d'affanchissement, que sais-je, de sauveur de Ia patrie.... ont pu facilement l'enlacer dans leurs horribles filets. Maria, ma pauvre Maria, je suis bien malheureuse! Que vont-ils faire de mon cher enfant?
- Allons, mère, ne vous chagrinez pas ainsi, il est encore de bonne heure, et avant peu Frédéric lui-même......
Elle ne put achever ces paroles: un domestique entra au même instant, annonçant à la présidente qu'un homme de la campagne voulait absolument lui parler.
Eh bien, dit la baronne, assez libre dans la maison pour se permettre cette; sortie, encore
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quelqu'importun! Ma chère amie, vous deferez-vous enfin de cette facilité incroyable qui vous met sans cesse à la merci du premier venu? Qu'on le congédie ou qu'il attende!
- Dans les circonstances où nous nous trouvons, et lorsque moi-même je tremble pour mon fils, il faut plus de prudence. Qui sait, d'ailleurs, si je ne vais pas apprendre quelque grand malheur. A la volonté du Seigneur!
- Eh bien, faites-le entrer, dit Maria, Madame de Rostang est assez de nos amies pour que nous ne nous cachions pas devant elle; faites entrer cet homme!
Le domestique, qui s'était tehu a distance pendant ces quelques paroles qu'il n'avait pu-entendre, referma la porte et ren tra bientôt après, conduisant un paysan dont la mine et la tournure se ressentaient d'une longue course faite a la hâte.
- Introduire de pareils êtres dans son salon, c'est vraiment d'une faiblesse.....
- Ne soyez pas si fière, Madame la baronne, un paysan qui apporte des nouvelles a une mère à travers mille dangers, vaut bien un grand seigneur qui se sauve et abandonneses enfans.
- Comment, une impertinence! La fièvre révolutionnaire a envahi jusqu'a celle espèce,
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dit vivement Mme de Rostang avec un dépit marqué! Et elle parut s'approcher nonchalamment des fleurs qui ornaient les embrâsures des fenêtres, mais ses yeux ne quittaient pas cet homme qui l'avait apostrophée si brutalement.
C'était un vieillard encore vert, et qui, malgréses grossiers vêtemens, laissait voir certains mouvemens du corps gui trahissent toujours les anciens militaires; son cou, étroitement resserré dans sa prison de erin noir avec le passe-poil blanc de rigueur, relevait ce que la blouse avait de trop vulgaire.
- C'est peut-être un mendiant qui veut spéculer sur votre tendresse maternelle, dit cette fois à voix basse la baronne à la présidente, tandis que le messager attendait, la tête haute et le jarret tendu, la fin de l'inspection dont il savait bien être l'objet.
- Contenez-vous, pour Dieu, mon amie, lui répondit sur le même ton, Mme van Lonnaert! Et vous, mon brave homme, soyez le bien venu..... hâtez-vous de m'apprendre.....
- Pour vous, Madame, oui pour vous, qui êtes bonne et charitable; pour Mademoiselle Maria, qui, elle, ne repousse jamais les malheureux, quoiqu'ils ne soient pas richement vêtus; mais..... suffit..... c'est une lettre! enfin... n'importe!.....
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- Une lettre..... de qui?
- D'un jeune homme que vous connaissez bien et qui n'est pas fier celui-là, allez!
- De Frédéric, s'écria Maria!
- De lui ou de l'autre, reprit le paysan.
Et aussitôt Mme van Lonnaert arracha, plutôt qu'elle ne prit,la lettre des mains de cet homme qui paraissait si bien connaître toutes les personnes de sa maison; mais à peine en eut-elle lu quelques mots qu'elle se laissa tomber sur le divan en s'écriant:
- Le malbeureux! mes pressentimens ne me le disaient que trop!
Les deux femmes s'empressèrent autour d'elle, et le messager se hâta d'ajouter:
- Ne vous tourmentez pas, il n'y a pas encore de mal, et si Dieu est jus le, tout ira bien..... Mais vous n'avez plus besoin de moi, quant à présent du moins. Dans un quart d'heure, je viendrai prendre la véponse..... Et il s'éloigna brusquement, laissant ces trois pauvres femmes en proie a la plus affreuse inquiétude sur le contenu de cette lettre qu'aucune d'elle n'osait achever.
- Maria, ma fille, lis-moi cette lettre, la vue me manque..... Le trouble..... et vous, mon amie, écoutez!
La sensible jeune fille ramassa immédiate- | |
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ment l'écrit qui était tombé des mains de sa mère, et après l'avoir parcouru rapidement des yeux, poui’ s'assurer qu'il ne contenait aucune nouvelle qui pût augmenter la douleur de sa bienfaitrice, elle lut à haute voix:
‘Lorsque cette lettre vous parviendra, ma bonne tante, votre fils ne pourra sécher les larmes qu'elle va vous faire verser; mais notre Maria vous reste, et c'est sur elle que j'ai compté pour vous consoler de mon absence. Un devoir impérieux, irrésistible m'a entraîné dans un parti dont vous ne partagez pas les opinions; un serment me liait, j'ai dû obéir à ce serment. Je le dis sans arrière‘pensée, c'est avec bonheur que je me suis consacré à la cause de la liberté, et le seul regret que j'éprouve c'est la douleur que je vais vous causer; cependant votre fils était homme, il a du suivre la voix de l'honneur, La trahison d'un des nôtres nous a contraints à abandonner Maestricht avant d'avoir pu travailler efficacement à sa liberté; mais, de loin comme de pres, je veillerai sur le berceau de mon enfance. Je me rends au camp des Belges; là, ma mère, votre Frédéric soutiendra dignement le nom qu'il a reçu du général de Castaens; l'honneur commandait, ne blamez point votre enfant. Un homme
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sûr, et en qui vous pouvez avoir toute confiance (c'est un vieux de l'Empire), vous portera eette lettre, et est chargé d'allendre votre réponse; c'est par lui que je sais déjà que Maria doit être maintenanl près de vous. Bénissez votre fils chaque jour, mère, car il sera mort avant d'avoir cessé de mériter cette bénédiction à laquelle il attaché un si grand prix. Que Maria pense un peu à moi; je l'aimais tant... Adieu, mère, et pardon, pardon...
Frédéric.’
- Eh bien! s'écria Mme van Lonnaert, qui avait dévoré chaque parole qui sortait de la bouche de Maria, voilà donc mes prévisions réalisées! Frédéric, mon neveu, le fils du général de Castaens, le voilà parmi les rebelles. Pourquoi le Seigneur a-t-il permis que je vécusse assez pour être témoin d'une pareille infamie?
- Et moi, dit la baronne, la surprise, l'étonnement me suffoquent. M. Frédéric, un jeune homme si bien, si convenable, associé à une bande de malfaiteurs! Mon Dieu, mon Dieu, où donc placer ses affections maintenant! Au surplus, la métamorphose se fait déjà sentir; pas un mot, pas un souvenir pour moi, la meilleure amie de sa tante!
- Ah, mère, il y a un post-scriptum!
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- Voyons, firent à la fois les deux dames! et, ajouta la baronne, j'ai peut-être été trop prompte à aceuser!
‘Si Madame van Lonnaert, si Mademoiselle Maria ont pardonné à Frédéric l'inquiétude qu'il va leur causer, ces dames apprendront sans doute avec plaisir qu'un ami veille a ses côtés, qu'il a partagé sa fuite comme il partagera ses dangers; mais, comme cet ami est seul au monde, et que personne ne s'aper cevra de son absence, il supplie ces dames de ne pasl'oublier dans leurs prières, parce qu'il ne quittera pas Frédéric, pour lui faire un rempart de son corps si la nécessilé l'exigeait.
Adalbeet.’
- Adalbert! fit Mme van Lonnaert, un mauvais sujet, un révolutionnaire incaré!
- Adalbert! ce ne peut être qu'un buveur de sang! Qui se ressemble s'assemble! Je suis décidément tout à fait oubliée!
- Pitié, pitié, Mesdames! Ce M. Adalbert que vous connaissez toutes deux, est un ami de Frédéric. Patriote comme lui, leur sort est devenu commun. Frédéric m'a si souvent parle de l'ancienne amitie qui l'attache à ce M. Adalbert que je ne puis qu'applaudir au post-scriptum. Oui, Messieurs, Maria priera pour
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vous deux, et la mère adoptive des orphelins joindra ses prières aux miennes!
- Allons, petile, vous allez encore intercéder pour deux mauvais garnemens! Voyez dans quel élat leur escapade a jeté notre amie. Et moi qui avais l'assurance d'une protection éminente pour ce Frédéric! Moi qui voulais pousser ce jeune homme, et l'avais recommandé vivement en haut lieu! Me voilà aussi compromise! Mon protégé, un conspirateur!!!
- Le mal est sans remède, ma chère amie, reprit avec douceur Mme van Lonnaert. C'est à votre amitié que je me confie pour en adoucir les rigueurs; mais, par grâce, silence sur tout ce qui s'est passé. Cet homme va revenir chercher une réponse.
- Et moi je ne yeux pas le voir! Maria, je vous en prie, défendez qu'on le laisse entrer; ou plutôt, je préfère me retirer. Baptiste va me reconduire, vous le permettez, chère, et ce soir, je reviendrai, si Dieu et la révolution le permettent.
Tourmentée, malade des émotions dela matinée, la présidente n'insista pas; et la baronno, après les avoir embrassées loutes deux, en leur donnant pour adieu ce mot arraché à un dépit mal déguisé: Décidément les jeunes gens d'aujourd'hui ne valent pas ceux d'autrefois! la
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baronne quitta l'appartement; mais au moment où son pied, qui certes eût encore fait envie à nos plus jolies femmes, se posait sur le marchepied de la voiture, l'homme à la lettre, le vieux messager parut devant elle, et ne put s'empêcher de lui je ter a la face, ce compliment toujours si pénible dans n'importe quelle bouche:
- Elle n'est plus aussi jolie qu'à Sarragosse et elle est encore plus fiêre!.....
La voiture se referma sur ces derniers mots; les cheaux partirent au grand trot, et le complimenteur rentra dans la maison avec la satisfaction au coeur d'avoir porté juste.
Maria, sur l'invitation de Mme van Lonnaert hors d'état de rassembler netteinent ses idees, avait pris la plume pour écrire à Frédéric. Sa main tremblait comme son coeur. Une lettre à un jeune homme, et dans de pareilles circonstances, oiï le malheur rend si expansif et lie si fortement les ames faites pour s'entendre! c'était plus que sa pauvre tête ne pouvait supporter. Et cependant, il fallait consoler de malheureux proscrits, de ces douces paroles toujours si enivrantes dans la bouche d'une jeune fille. Il lui semblait qu'il lui serail plus facile de dire en face ce qu'elle devait confier au papier; aussi fut-elle forcée d'aiguillonner
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son courage par la pensée du plaisir que causerait la lettre; elle se hata donc d'écrire les lignes suivantes:
‘Monsieur Frédéric,
‘Je sers d'interprète a votre tante, trop troublée de yotre départ pour pouvoir vous répondre elle-même. Vous peindre ses chagrins et sa douleur serait parfailement inutile; vous connaissez assez son coeur pour savoir combien elle doit souffrir. Tant qu'ellene vous verra pas reprendre votre place accoutumée dans notre maison, devenue si triste par votre absence, il n'est plus pour elle ni joie ni bonheur; et cependant, nous ne pouvons, nous n'osons vous dire de revenir. Yous nous parlez de trahison, il y aurait donc danger à reparaître en ces lieux; mais éloignez-vous du théêtre de la guerre: c'est le voeu, le cri de votre tante, et si celui de son interprète peut avoir quelqu'influence sur votre esprit, il se résumé en ces deux mots: nous vous aimons comme vous nous aimez; c'est vous dire de vous conserver pour votre............ tante.
Maria.’
Par une de ces subtililés qui ne peuvent appartenir qu'à un premier amour, elle eût soin de placer les derniers mots (pour votre) à la fin de la ligne et signa dessous (Maria), rejetant à
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l'autre ligne le mot tante, qui se trouvait ainsi isolé et placé en vedette; et elle ajouta par postcriptum: ‘Nous ferons droit à la prière de votre ami.’
Elle avait à peine terminé celte innocente supercherie que le inessager de Frédéric fit avertir les dames de son retour, et du besoin où il se trouvait d'être promptement congédié.
Maria le fit entrer immédiatement. Cet homme, pour elle, n'était pillis un simpile et obscur paysan; il allait devenir le confident muet de ses plus secrètes pensées. Porteur d'un billet à un jeune homme, pour qui elle signait votre Maria, ce messager allait revoir Frédéric, lui parler, lui porter des consolations, et piour la pauvre enfant c'était un titre sérieux à un bien vif intérêt de sa part!
- Où avez-vous laissé ces messieurs, lui dit-elle, en l'apercevant?
- A Smeermaas, Mademoiselle, au moment où ils reprenaient la route de Tongres. Je les ai mis dans la bonne voie.
- Bien tristes, n'est-cepas?
- Ah, Mademoiselle, oui et non!
- Comment?
- Monsieur Frédéric, votre..... votre pavent, était bien accablé.
- Pauvre Frédéric!
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- Mais l'autre cherchait toujours à le distraire par de bonnes farces qu'il lui racontait. La, foi de Robert, c'est tout de même un drôle de corps. L'aulre, Mademoiselle, l'autre figurez-vous..... enfin n'importe.....
En oe moment Mme van Lonnaert vint prendre part a la conversation, au grand regret de Maria, qui allait se faire donner, un à un, tous les détails qui pouvaient intéresser les deux jeunes gens.
- Mais, ma chère enfant, tu retardes ce brave homme! Notre pauvre Frédéric est peut-être lui-même bien impatient d'apprendre de nos nouvelles, elles vont lui devenir si rares!
- Oh! pas tant que vous croyez, Madame, le vieux Robert est la, lui! et tant que sa vieille carcasse ne lui refusera pas le secours de ses jambes, vous ne manquerez pas de nouvelles, ni lui non plus.
- Merci, merci, mon brave! Mon neveu nous dit que nous de vons avoir pleine confiance en vous et j'y compte; mais vous avez servi sous l'usurpateur?
- Qu'est ce que c'est que ça l'usurpateur? Non, Madame, non, j'ai été soldat de l'empereur Napoléon, et je m'en flatte..... C'est toute une histoire; je vous conterai ça mie autre fois, car le temps presse et il faut que je rejoigne
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mon nouveau commandant ayant la nuil, c'est la consigne; et, pour Robert, la consigne c'est son catéchisme.... enfin n'importe.....
- Mais pour prendre un intérêt si grand.....
- Dam, il y a longtemps que..... allons, lais toi, bavard, je m'en vais..... plus rien à dire, n'est-ce pas?
- Tenez, Monsieur Robert, ma niain, et pour ces messieurs, pour Frédéric, reportezleur cette franche expression de notre vive amitié! Qu'en dis-tu, bonne mère?
- Tu es en tout mon interprète, ma fille; mais, brave liomnie, a-t-on eu soin de payer yotre course?
- Ah! Madame, ne gâtez pas le plaisir que j'ai eu à obliger un si brave jeune homme; d'ailleurs..... nous compterons plus tard; ce n'est pas la dernière fois que je viens vous déranger.
- Je l'espère bien, fit Maria en souriant.
- Adieu, Madame, adieu Mademoiselle; et toi, Robert mon vieux troubadour, en route! Messager dans cette maison, marchand des quatre saisons aux portes de la ville, valet de ferme au dehors, et brosseur de mon capitaine au camp des Beiges, a l'ordre..... Etil s'éloigna rapidement.
Restées seules enfin, Mme van Lonnaert et
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sa fille adoptive échangèrent quelques paroles décousues; la conversation ne tarda pas à languir d'abord et à cesser bientôt. Toutes deux avaient bespin de se recueillir, et sous le prétexte bien piausible des événemens de la journée, la présidente rentra dans son appartement, et Maria courut au jardin dans son bosquet favori, l'ouvrage de Frédéric. Elle voulait rêver, l'innocente enfant, rêver aux douceurs des tendres impressions qui venaient de s'éveiller dans son coeur et que l'absence de Frédéric avait tout à coup révélées à son âme. Elle ne se doutait pas alors que ces mêmes impressions allaient bientôt lui causer d'amères déceptions et susciter en elle des orages intérieurs, mille fois plus pénibles que ceux qu'elle avait déjà éprouvés. A peine, depuis cïnq minutes, avait-elle cherché a donner quelque ordre, quelque suite a ces idéés qui se pressaient tumultueusement dans son imagination, qu'un domestique vint l'avertir que M. van Buren était au salon et demandait la permission de lui présenter ses hommages, en l'absence de sa tante, qu'une légere indisposition, lui avait-on dit, retenait dans son appartement.
Alléguer le même prétexte eût été impoli. On la savait au jardin. Nulle excuse, dans les moeurs, les habitudes du pays, ne pouvait être
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admise, et les espérances, bien vagues il est vrai, que la présidente avait laissé germer dans l'esprit de M. Léon, ne permettaient pas, sans lui faire une grave insulte, de refuser sa visite. Curieuse, d'ailleurs, curieuse comme toute femme qui aime, elle voulait à son tour apprendre des nouvelles. Elle allait devenir politique, puisque la politique était l'ame de celui qu'elle adorait déjà de toutes les forces de son existence. Elle s'empressa donc de se rendre au salon, où l'attendait M. van Buren.
- Pardon mille fois, Mademoiselle, lui dit celui-ci en la voyant entrer, pardon de mon insistance; mais, apprenant que Mme van Lonnaert était indisposée, je n'ai pas vpulu me retirer sans emporter au moins l'assurance que l'indisposition de Madame votre mère n'avait rien de sérieux; veuillez donc agréer mon excuse.
- Merci, Monsieur, merci, et pour ma mère et pour moi. Quelqües heures de repos suffiront, je l'espère, pour dissiper un violent mal de tête, qui privé Mme van Lonnaert de l'avan- tage de vous recevoir. La peine que vous avez prise.....
- Je suis vraiment ravi, Mademoiselle, et le plaisir de vous entretenir, me paie amplement de ce que vous avez la bonté d'appeler
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une peiné. Ce qui, pour moi, pres dé Mme van Lonnaert eùt été un devoir, devient pres de vous un bonheur.
- Toujours galant, Monsieur Léon! Les évé nemens qui se préparent, sont cependant peu favorables à cette galanterie que vous possëdez en véritable chevalier français!
- De grâce, Mademoiselle, ménagez-moi ou je prendrais pour de l'ironie......
- De l'ironie! Jé n'en ai point au coeur. Mais vous conviendrez avec moi que la position de la ville est faite pour inspirer une vive inquié- tude à toutes les âmes bien nées. Cette phrase, prononcée avec affectation, attendait une réponse directe que Léon ne fit pas; car il voulait éviter d'entrer dans des explications avant de savoir si ces dames étaient au courant de la scène de la nuit précédente, pour laquelle il avait préparé à l'avance un thême bien raisonné et que sa confiance en lui-même lui faisait trouver bien naturel; suivant donc la ligne qu'il s'était tracée, il reprit aussitôt:
- Dans l'âge heureux des illusions qui embellissent toute votre existence, ces inquiétudes ne sont pas faites pour vous. Chassez donc, Mademoiselle, de vaines appréhensions, et revenons plutôt à un sujet plus en rapport avec vos goûts et vos habitudes. Votre excursion
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à la campagne a été agréable, je l'espère, et sans doute, M. Frédéric a été vous rejoindre, car c'est réellement chez lui, chez lui seul que l'on retrouve le type du vrai chevalier français.
- Vous êtes cependant dans l'erreur, et votre sagacité ordinaire est complètement en défaut; M. Frédéric est reste près de sa tante, comme l'exigeaient les convenances!
- Vraiment! Oh! alors il a dû être bien peiné, car manquer une si charmante occasion.....
- Mais il me semble que la sociégé de Mme van Lonnaert, independamment de son caractère respectable, peut à plus d'untitre être préférée à une partie de campagne avec moi, pauvre jeune fille, qu'il peut voir à toute heure du jour.
- C'est de la modestie! Mais vous n'étiez pas seule, et la compagnie de deux femmes aimables et spirituelles, dont on devient le protecteur pendant toute une journée, devait être pour M. Frédéric un attrait bien puissant.
- Je vous l'ai dit, Monsieur, Frédéric est resté pres de sa tante.
Elle ne sait rien, se dit intérieuremeut Léon, il sera parti sans pouvoir les prévenir! Et il reprit aussitôt’:
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- Je le plains, ét ce soir, si je le rencontre, il recevra mes eomplimens de condoléance I
- Je doute, Monsieur, qu'il puisse jouir de cet avantage. Des affaires de familie, d'une haute importance, vont nécessiter de sa part une absence peut-être assez longue.
- Ah! ah! des affaires de familie! En effet, et il porta machinalement la main à so;n portefeuille..... Pour vous’, Mademoiselle...................
- Et qui Vous dit, Monsieur, que ce soit pour moi?
-Oh! rien, absolument rien, Mademoiselle, mais Mme van Lonnaert, Frédéric lui-même, onteu la bonté de causer quelquefois avec moi; et comme je sais que Mme la présidente est la seule parente qui reste à Frédéric, et que je suis a peu pres au courant des affaires de cette dame, dont mon père était le banquier, je pouvais supposer, Mademoiselle..... que pour vous.....
- Pour moi, Monsieur! C'est me rappeler
étrangerment ma positio;n d'orpheline dans cette maison; mais à défaut de parens, il est des amis, Monsieur.....
- Des amis..... Oui, sans doute, et j'ai la hardiesse de vous prier de vouloir biën me compter au premier rang.
- Je vous remercie de votre exquise poli- | |
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tesse, mais croyez que je ne serai point indiscrete.....
- Je possède une fortune indépendante, Mademoiselle; ma position dans la ville, et même à la cour de La Haye, me garantit les faveurs et les honneurs les plus brillans qui puissent flatter l'imagination et les goûts d'une jeune femme; tout cela est à vos pieds, Mademoiselle, si vous voulez bien me donner un espoir que le secret qui semble vous entourer, et que je sais respecter, vous fait peut-être un devoir d'encourager.
- Assez, assez, Monsieur; je n'en entendrai pas davantage. Ce que jusqu'à présent j'avais bien voulu prendre pour une plaisanterie de bonne société, devient une insulte en insistant.....
- Ne me repoussez pas, imprudente jeune fille! Je tiens en mains votre sort et celui de vos amis; vous aimez Frédéric, jé le sais!
- Monsieur!
- Vous aimez Frédéric, et moi je le déteste! et si je vous L'avoue, c'est assez vous dire que rien ne me coûtera pour le perdre ou vous obtenir. Mais votre amour même m'est garant de votre silence; vous vous tairez, dans votre intérêt comme dans le sien. Cette maison était le foyer de l'insurrection. Frédéric est parti
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pour se joindre à l'ennemi, et tenter, avec les intelligences qu'il a conservées dans la place, de soulever toute la province. Ces papiers et d'autres encore qui vous regardent et dont j'userai selon les circonstances, vous mettent tous à ma discrétion.
- Infamie! s'écria Maria, et elle se cramponna à la sonnette dont le bruit fit accourir un domestique.
ReCönduisez Monsieur, fit-elle dignement en donnant a Léon une froide révérence où se peignait touf le mépris qu'il lui inspirait.
- Je suis heureux de votre confiance, Mademoiselie, dit celui-ci avec l'imperturbable sangfroid d'une politesse compassée; je ne manquerai pas d'instruire le gouverneur des détails que vous avez bien voulu me donner. Soyez assez bonne pour faire agréer mes salutations à Mme Van Lonnaert. Et il se retira avec cette aisance de la fatuité qui le caractérisait en s'inclinant profondement.
- Dien de miséricofde! s'écria la triste jeune fille quand il fut sorti; ah, que Frédéric avait raison de haïr cet homme! Maïs il peut le perdre! Que faire, grand Dieu! Oh, la baronne, la baronne! courons-lui confier mes anxiétés et prendre conseil de sa prudence.
Léon cependant avait compté sans la justice
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du ciel. A peine était-il dans la rue qu'un homme de la campagne l'accosta assez cavalièrenjent et lui glissa à l'oreille ces quelques mots:
- Monsieur van Buren, il est des secrets dangereux pour ceux qui les possèdent! Retenez bien cela; mais il en est aussi dont la publicité peut vous faire perdre en un instant toute cette fortune qui vous rend si vain et si fier......
N'oubliez pas la maisonnette de Smeermaas!....
Secret pour secret: la réputation des morts vous fera respecter celle des vivans.
Et cet homme, sur qui Léon osait à peine lever les yeux, tant il avait été stupéfait de son apparition, cet homme, que nous avons sans doute déjà reconnu pour le vieux Robert, le messager de Frédéric, était déjà bien loin lorsque Léon, secouant enfin une stupeur momentanée, relevait audacieusement la tête pour en imposer à son bizarre interlocuteur.
Comment Robert se trouvait connaître tout à coup tous les héros de notre histoire, comment il se trouvait a point nommé sur le passage de Léon pour lui rappeler un secret, c'est ce que l'avenir nous apprendra sans doute; mais quant à présent, nous dirons que le fier, le brillant jeune homme, qui venait de quitter la maison
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de Mme van Lonnaert, l'espérance au coeur, et la certitude d'avoir fait un pas immense, sinon dans les affections, du moins dans l'obéissance à laquelle il voulait amener Maria, dont la main était si nécessaire à ses projets, nous dirons que Léon fut forcé de rentrer honteusement cliez lui, la vengeance dans l'ame, pour y puiser dans la réflexion les moyens de déjouer ce nouvel orage qui s'amoncelait sur sa tête.
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