Fénelon en Hollande
(1928)–Henri Gérard Martin– Auteursrecht onbekend
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ConclusionMaintenant que nous sommes arrivé à la fin de notre travail, il convient de jeter un regard en arrière pour constater les résultats que nous avons obtenus. Bien qu'ils ne soient pas aussi satisfaisants que nous l'avions espéré, quoiqu'ils soient souvent très vagues, nous ne dirons pas qu'ils sont négatifs. Fénelon compte incontestablement parmi les écrivains dont les oeuvres ont été accueillies et lues en Hollande avec une bienveillance et un intérêt particuliers: le grand nombre d'impressions et de réimpressions qu'ont eues la plupart de ses ouvrages est là comme un témoignage de la prédilection qu'on a eue pour ses écrits. De tous temps nous constatons chez notre peuple une admiration pour tout ce qui est de l'étranger. Elle se révèle dans le désir de voyager: plusieurs d'entre nous connaissent la Suisse, l'Allemagne, la France ou la Belgique mieux que leur propre pays. Elle se découvre dans l'hospitalité avec laquelle on a toujours reçu les immigrants; elle est très sensible dans notre littérature, qui, dès le moyen-âge, abonde en traductions et en imitations d'origine étrangère. Jusqu'au XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle les sympathies hollandaises vont surtout à la France. Nombre de livres français de tous les genres font leur entrée dans notre patrie. La plupart cependant n'ont qu'une vie de courte durée et disparaissent devant d'autres qui demandent à leur tour l'intérêt du public. Il n'en est pas ainsi de l'oeuvre de Fénelon. Elle reste et élargit toujours, par de nouvelles éditions, le cercle de ses lecteurs. Quand, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la littérature anglaise gagne du terrain au préjudice de celle de la France, Fénelon continue à être lu. Il doit donc y avoir dans les ouvrages du prélat, quelque chose qui a du charme pour le caractère hollandais, ou bien, ce qui revient au même, il faut que l'esprit hollandais ait trouvé dans les écrits de l'Archevêque de quoi satisfaire ses | |
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aspirations intimes. Il est évident que, au milieu de la grande diversité des pensées de Fénelon, ses ouvrages n'ont pas toujours intéressé le public hollandais pour les mêmes motifs, pas plus qu'ils l'ont attiré à un égal degré. Notre ‘Table bibliographique et chronologique’ montre que les éditions du Télémaque l'emportent en nombre sur celles de ses autres ouvrages: quarante-quatre éditions françaises et neuf traductions dans l'espace de moins de cent ans, c'est sans doute un succès extraordinaire, et ne l'oublions pas, un succès obtenu malgré la concurrence du roman de Defoe et de tant d'autres récits de voyages, vrais ou imaginaires. Plusieurs circonstances ont concouru à faire naître ce succès. M. Albert CherelGa naar voetnoot1 a déjà fait ressortir les multiples qualités littéraires par lesquelles le Télémaque a réussi à satisfaire les goûts de plusieurs groupes de lecteurs. Mais cette valeur artistique ne suffit pas pour attirer le grand public. Comme principale cause de la vogue du livre nous voyons le sort que la première édition a subi en France. En interdisant la publication du roman, Louis XIV lui-même en avait organisé la meilleure réclame. Dans ces circonstances deux traits du caractère populaire de notre nation n'ont pas laissé de favoriser la publication du livre: l'esprit commerçant et l'intérêt qu'elle a manifesté toujours pour toutes les lectures satiriques. Aussi est-il assez naturel que nos libraires, espérant tirer un honnête profit de la publication du fameux roman, se soient chargés volontiers de la vente. A côté de la cupidité des libraires, il y avait la curiosité du public hollandais qui, satisfaisant ses goûts de railleurs, espérait trouver - et qui découvrirait en effet - dans le Télémaque le portrait du momarque qui l'avait fait tant souffrir par ses guerres continuelles, et dont l'unique dessein était d'humilier ce petit peuple qui, seul, osait lui tenir tête. Toutefois ces sentiments hostiles envers Louis XIV n'ont pas persisté. En 1737 on supprima les fameuses remarques de 1719, de sorte que nous avons le droit de conclure qu'à cette date environ peu de personnes se sont intéressées encore aux allusions à la cour de France. A part celui-ci, l'ouvrage doit donc avoir eu d'autres attraits pour nos compatriotes. Nous avons déjà parlé du goût des voyages qui est caractéris- | |
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tique pour notre nation. Pensons d'abord aux grands explorateurs qu'ont produits les XVe, XVIe et XVIIe siècles. Il est vrai que cette envie de voyager est dans un rapport étroit avec son esprit mercantile: le vrai Hollandais entreprend peu de choses qui n'aient pas un but utilitaire. Du reste ce besoin du gain peut avoir présidé chez les grands négociants, des milliers de marins se sont fait enrôler poussés uniquement par le désir de voir du monde. Nous supposons - et ceci expliquerait également le succès du Robinson - que ce peuple maritime a été charmé de la peinture des voyages et des aventures du jeune héros grec. Des dizaines de récits du même genre ont vu le jour pendant la première moitié du XVIIIe siècle. La plupart de ces histoires ont été traduites du français ou de l'anglais, quelquefois de l'allemand; un nombre relativement restreint est d'origine hollandaise. Les imitations les plus authentiques du livre de Fénelon nous sont venues de l'étranger: la littérature française a exploité tout le Télémaque et la nôtre s'est contentée de réimprimer ou de traduire ce qui existait déjà. Willem van Haren forme une exception louable: il est le seul qui produise dans son Friso une imitation suivie du roman français. Reste encore à savoir s'il aurait jamais écrit son poème épique, s'il n'avait connu le Telemachus de Feitama. Claes Bruin, Le Francq van Berkley et Barbaz ont travaillé sous l'impression du Télémaque; la partie de l'invention, surtout chez le premier, est très grande. Le petit nombre d'ouvrages nationaux ne nous étonne pas au fond, vu l'esprit pratique de notre peuple. En publiant les ouvrages étrangers, on préférait ceux qui avaient déjà une certaine réputation ou bien l'éditeur inventait quelques détails intéressants propres à stimuler la curiosité du public, si bien que le risque pour les libraires se réduisait à ses moindres proportions. Pour ceux qui se sentaient la vocation de ‘s'immortaliser’ par quelque livre, il était plus commode de fournir une traduction médiocre que de composer un bon ouvrage original. Parmi toutes ces histoires, le Télémaque et le Robinson seuls sont restés. Les considérations politiques que Fénelon développe dans son livre doivent avoir été lues par les Hollandais avec une certaine avidité dans une période où les idées démocratiques gagnaient du terrain et où le parti anti-orangiste s'agitait de plus en plus. | |
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Aussi avons-nous constaté que les Directions pour la conscience d'un Roi, l'opuscule où les théories politiques ont été résumées sous une forme plus concise, se réimpriment dans les années critiques 1747 et 1767 à plusieurs reprises. Ce qui doit avoir ému aussi le coeur du Hollandais, c'est l'esprit moralisateur qui caratérise le livre de Fénelon. Ceux qui connaissent notre nation, savent que c'est un peuple en qui le sentiment de justice, de vertu et de moralité est fortement développé. Peu fait pour la vie publique, le Hollandais cherche son idéal au sein de sa famille. Le bien-être des siens et l'éducation de ses enfants sont ses principales préoccupations. Il n'aime pas les lectures ni les conversations trop passionnées. Si c'est là le caractère de nos contemporains, celui de nos ancêtres était certainement plus austère. Les règles les plus sévères étaient observées dans le ménage, où le père était le maître. Dans un pareil milieu les sages leçons de Mentor, l'obéissance docile de Télémaque devaient avoir des admirateurs. Nous avons constaté aux pages 53 et 54 de notre thèse comment peu à peu les braves enfants et les parents moralisateurs ou les maîtres prêchant la vertu devant leurs élèves sont devenus les personnages principaux dans les lectures enfantines et scolaires. Il n'est point étonnant que le Télémaque ait occupé une place honorable dans cette atmosphère de vertu et de morale. Pendant une trentaine d'années il subsiste dans nos écoles comme livre de lecture et de traduction. Somme toute nous concluons qu'au XVIIIe siècle le Télémaque a eu aux Pays-Bas des milliers de lecteurs et que, dans la première moitié du XIXe siècle nombre d'écoliers lui ont dû leurs premières notions du français et même, grâce aux traductions de Beijer, de l'allemand et de l'anglais. Quant aux autres ouvrages que Fénelon a composés pour l'instrucde son éleve - les Dialogues des Morts, les Contes et les Fables - ils ont été publiés quelquefois dans des éditions plus ou moins complètes, originales ou traduites. Il se pourrait que dans des recueils de lectures variées se rencontre çà et là un récit de Fénelon. Dans ceux que nous avons consultés nous n'en avons pas trouvé; cependant cette matière est tellement riche que nous devons avouer n'en avoir exploré qu'une partie relativement restreinteGa naar voetnoot1. | |
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Cette partie de l'oeuvre de l'Archevêque a eu du reste à soutenir la concurrence étrangère et la concurrence nationale: les fables de Gellert, plus tard celles de Florian et quelques recueils d'origine hollandaise ont eu bien des lecteurs. Nous constatons cette même rivalité pour les considérations sur l'éloquence et la rhétorique; à côte de quelques dissertations sur les mêmes sujets d'auteurs hollandais, l'Angleterre en fournit d'autres qui ont paru traduites dans notre langue. Le Traité de l'Education des Filles a eu dans notre pays un sort assez semblable à celui qu'il a eu en France: deux éditions françaises, puis une période d'oubli d'une cinquantaine d'années, pendant laquelle les systèmes de Locke et De Crousaz semblent l'avoir supplanté. Sa réapparition en 1754 n'a pas été entièrement un effet du hasard. Elle coïncide avec un souci plus grand de la théorie de l'éducation. Verwer avait publié l'année précédente sa traduction des Some thoughts on education de Locke, de sorte que le livre de Fénelon peut être considéré comme un contre-poids de l'influence anglaise. La traduction de Verwer contribue peut-être à donner à Van Iperen l'idée de traduire aussi Fénelon. Mais ‘de autoriteit bleef Locke, zoowel voor de opvoedkundige als voor de belangstellende leek’Ga naar voetnoot1. L'Emile de Rousseau peut avoir eu pendant quelque temps la sympathie, il était surtout admiré dans les parties où il suivait les théories du pédagogue anglais, mais il était regardé avec une certaine suspicion dans celles dont les idées étaient trop avancées pour notre peuple pondéré et avisé. L'éducation étant au XVIIIe siècle un objet de l'étude de beaucoup d'esprits, les traités pédagogiques foisonnent, tantôt publiés sur l'initiative des auteurs eux-mêmes, tantôt, provoqués par quelque question mise au concours. Tous ces traités se ressemblent. Ils empruntent des idées à leurs prédécesseurs, combinent les théories de plus d'un et subissent ainsi l'influence d'autres ouvrages, sans qu'il soit possible de dire d'où elle vient. Aussi l'influence de Fénelon se perd-elle dans la grande diversité des idées. Le fait | |
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cependant que son livre revécut dans la seconde moitié du siècle, c.-à-d. à l'époque où la question de l'éducation commençait à s'imposer à tant de personnes prouve qu'on y voyait toujours un guide pratique, digne d'occuper une place à côté de ceux qui existaient déjàGa naar voetnoot1. Quant aux oeuvres spirituelles de Fénelon, n'oublions pas qu'il s'agit ici de l'influence d'un prêtre catholique dans un pays où le protestantisme était prépondérant. Nous savons que Van Iperen voyait même dans la religion de Fénelon un obstacle à la traduction de l'Education des Filles; maintenant qu'il est question de propager des principes religieux, nous pouvons nous attendre à voir la circonspection de nos ancêtres redoublée. Le protestantisme du XVIIIe siècle n'est plus la religion dogmatique et austère du siècle précédent. Grâce à l'évolution des idées il s'était détaché de la lettre, pour s'imprégner davantage de l'esprit de la Bible. Ce n'est plus en premier lieu l'Eglise qui forme le centre de la vie religieuse; c'est avant tout dans son for intérieur que l'on cherche à connaître Dieu et sa création. Ainsi la foi est devenue plus profonde, moins extérieure. On tâche de découvrir la beauté de l'idée chrétienne partout où elle est trouvable. Le spiritualisme de Fénelon doit avoir fait une profonde impression sur l'esprit religieux des Hollandais, car à travers tout le XVIIIe siècle nous trouvons des éditions de cette partie de son oeuvre. Ce qu'on prend dans les ouvrages de l'Archevêque, ce sont les considérations d'ordre général, les chapitres de morale chrétienne, qui sont si nombreux dans cet auteur. On se fait un délice de lire, en français ou en hollandais, les belles pensées que | |
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le Prélat écrivit dans son style simple et gracieux pour ses diocésains, mais qui, par leur nature générale, n'ont pas laissé de verser un baume au coeur protestant. C'est ainsi qu'il est possible que l'éditeur Gosse, qui publia en 1787 les Réflexions saintes pour tous les jours du mois, ait reconnu dans la préface de cette édition avoir subi ‘pendant une longue suite d'années’ l'influence bienfaisante de ‘ces admirables réflexions’; pourtant Gosse n'était pas catholique. Cependant il n'est pas étonnant que la Hollande protestante ait dirigé les regards avec plus de confiance vers l'Angleterre, dont la pureté des principes réformés ne laisse aucun doute et n'offre aucun risque. Comme il n'y a pas au XVIIIe siècle de presse catholique proprement dite dans notre pays, ce n'est qu'à la fin de ce siécle et au XIXe que se publient quelques chapitres de Fénelon, la plupart sous forme de brochure, qui ont spécialement rapport à cette religion. Pour ce qui est de l'Archevêque lui-même, on le considère toujours comme un type du prêtre généreux. Il est la victime des théories erronées de Mme Guyon et tombe par l'envie de Bossuet. Son quiétisme est ‘un quiétisme mitigé’. Même dans son rôle de convertisseur des protestants en Saintonge et au Poitou, on le loue à cause de sa tolérance et de la douceur de son caractère. Aussi publie-t-on tout ce qui peut rehausser la gloire et la renommée de l'honorable prélat. Les Vaderlandsche Letteroefeningen contiennent en 1782 une partie de sa biographie écrite par d'Alembert sous le titre de ‘Het character des Aartsbisschops Fénelon geschetst’. Pensons sous ce rapport aussi à la pièce de M.-J. Chénier, Fénelon ou les Religieuses de Cambrai, dont on publia en 1796 une traduction hollandaiseGa naar voetnoot1. | |
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Nous ne sommes pas arrivé à résoudre la question de savoir si l'oeuvre de Fénelon a inspiré les peintres hollandais, comme elle l'a fait la peinture françaiseGa naar voetnoot1. Des recherches dans cette direction pourraient mener à des découvertes intéressantes. Nous finissons en disant que toute l'oeuvre de Fénelon a attiré l'attention de nos compatriotes, mais que, puisque les idées exposées dans ses ouvrages occupent au XVIIIe siècle les esprits dans toute l'Europe occidentale et que plusieurs écrivains développent les mêmes théories ou choisissent les mêmes sujets pour leurs réflexions, l'influence que l'Archevêque de Cambrai peut avoir eue dans l'évolution littéraire, pédagogique, sociale ou religieuse de notre pays se perd le plus souvent au milieu de l'analogie des pensées et des sentiments. |
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