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Rire de ruses et de volupté.
Etudes sur les contes à rire versifiés en moyen néerlandais
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En 1860 E. Verwijs publia, en les désignant comme ‘boerden’, dix textes en moyen néerlandais. Son choix avait été déterminé par le fait que la plupart de ces textes étaient restés inédits à cause de leur contenu. Depuis cette époque, les ‘boerden’ sont distingués comme un genre à part par les manuels d'histoire littéraire. Cependant, les images que ceux-ci donnent du genre supposé divergent entre elles, de sorte qu'une réflexion à ce sujet s'impose.
Il paraît que les ‘boerden’ ne constituent pas un genre médiéval officiellement reconnu. Une approche plutôt pragmatique devra permettre d'établir un corpus provisoire qui servira de base à un examen approfondi des contes à rire versifiés en moyen néerlandais. J'ai sélectionné dix-huit contes destinés à la récitation publique, parmi lesquels quelques cas douteux. Ceux-ci ont en commun qu'il s'agit de textes autonomes, versifiés, ayant une intrigue comique et des protagonistes humains.
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Celui qui examine des textes comiques du moyen âge ne peut pas s'en remettre à ses propres réactions mais il lui faut partir des conceptions médiévales. Cependant les écrits sur l'art poétique de cetté époque ne donnent que peu d'information sur les sujets et les techniques avec lesquels un conteur médiéval pouvait amuser son audience. On devra découvrir les procédés comiques en étudiant les textes mêmes.
Les contes â rire versifiés empruntent leur comique surtout à des sujets érotiques et à des situations auxquelles les personnages essayent de faire face en usant d'une ruse. Les conteurs combinent ces deux éléments avec d'autres procédés comiques: le quiproquo, parfois en combinaison avec un déguisement; la fessée; insertion de conventions ou de moyens de style appartenant à d'autres genres; jeux de mots équivoques et tournures drôles ou ironiques. Outre le comique, le suspense est un élément essentiel au divertissement. On éveille la curiosité du public qui voudra connaître le cours des événements ou bien leur fin. Cette fin est le dénouement comique du spectacle. Ce dénouement est bien préparé par les conteurs; ils empêchent le public de compatir avec la victime et ils procurent l'information qui se révélera essentielle pour le dénouement. Au moment où le conflit entre les personnages se résoud, la tension se décharge en un rire. Il est également possible que l'histoire consiste en deux ou trois phases qui ont chacun leur dénouement; alors, ce sera la derniere phase qui contient le dénouement décisif.
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Dans les contes à rire versifiés l'application d'une ruse est le moyen par excellence de régler une situation conflictuelle. Les problèmes devant lesquels se voient posés les personnages ne demandent pas une résolution par l'emploi de violence. L'alternative est de se rendre à l'évidence. Mais les personnages choisissent quand-même de résoudre les problemes, de réaliser leurs désirs, de se tirer des ennuis; ils disposent d'une grande débrouillardise. C'est de plu- | |
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sieurs manières qu'ils peuvent feindre une autre vérité devant leur adversaire. Ils disent des mensonges, ils se servent de déguisements, etc. et en ce faisant ils spéculent sur la faiblesse de l'adversaire, comme par exemple sa bêtise, son avarice, sa naïveté, son honneur. Pour ce qui de la ruse, ce n'est presque jamais qu'on joue un tour à quelqu'un. La nature de la ruse varie énormement; du point de vue qualitatif, il y a de grandes différences de raffinement. Les ruses de femmes sont en minorité dans les contes à rires; en général, ce sont les hommes qui se servent d'une ruse.
On ne peut pas accorder une signification exemplaire à l'emploi d'une ruse; ce n'est pas un modèle d'intrigue exemplaire. Si la ruse figure si fréquemment dans les contes, c'est qu'elle est intrinsique à la matière comique. Le dénouement de la ruse est très approprié à servir de clou comique. Le motif de la ruse est un procédé comique, un moyen de captiver l'audience car il est extrêmement approprié à susciter la curiosité de connaître la fin des péripéties et de créer des surprises dans le développement de l'intrigue.
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Dans les contes à rire versifiés les sujets de caractère érotique dominent. Cela a amené des savants à faire des remarques désapprobatrices ou cela les a embarassés de sorte qu'ils se croyaient obligés de défendre les textes ou leur recherches. Pourtant, la seule question pertinente est de savoir ce que les hommes médiévaux pensaient de l'érotique dans les contes. S'il a existé une limite entre ce qui était décent et indécent au moyen âge, il est difficile de déterminer s'il s'agissait de réalité ou d'idéalité, quand et où cette limite était marquée, si elle concemait le sujet même ou seulement certains mots, si elle ne valait que pour un certain groupe de la société ou si ellé était une simple consigne de style liée à un genre littérair.
Quand on part de l'idée qu'au moyen âge il y avait une (plus grande) spontanéité et franchise dans le domaine sexuel, il faut constater que les conteurs ne profitent point de la liberté dont ils auraient pu disposer: les descriptions d'actions sexuelles, s'il y en a, sont trop vagues et on parle du coït et des organes sexuelles en termes souvent très voilés. La plupart des conteurs ne s'attardent guère sur l'acte sexuel; il s'agit plutôt des péripéties comiques autour. Il y a cependant quelques conteurs qui affirment explicitement s'abstenir d'une description de l'accouplement si bien qu'il faudra quand-même compter avec l'existence d'une norme. Dans certains cas, le conteur mentionne, si sommairement qu'il soit, le soreplus, mais alors il semble s'agir d'une déviation ou d'un jeu avec une règle de style courtoise et non de la transgression d'une norme sociale. On ne peut nier que le sujet de la plupart des contes à rire versifiés soit croustillant et que les conteurs jouent avec l'érotique mais ils ne visent pas à un effet sensuel. Pour eux, ce qui compte, c'est le comique. Ils ne cherchent pas à choquer, ni à susciter des désirs, ils veulent inciter à rire.
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Outre l'époux et l'épouse, l'homme religieux est un personnage qui figure fréquemment dans les contes à rire versifiés. Le clergé est presenté comme voluptueux, avare, hypocrite ou niais. Leur rôle dans les contes ne s'explique pas suffisamment par une simple approche fonctionnelle ou; il semble que ce soient des facteurs non-littéraires qui ont determiné pour une large partie le choix de ces personnages. L'image qui est tracée, a été ressentie sans doute
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comme une critique sur le mode de vie d'une partie du clérgé ou le public a pu y voir une moquerie. Malgré cela, les contes à rire ne peuvent pas être considérés comme des textes anti-cléricaux; ils ne sont pas satiriques, la critique n'étant ni violente ni venimeuse. A part le besoin de se moquer des gens de l'Eglise qui se rendent coupables de simonie ou qui négligent le voeu de chasteté, il se peut que la rejection des conceptions ecclésiastiques de la sexualité y joue un rôle. Ceux qui imposent un idéal ascétique aux laïcs paraissent ne pas pouvoir ni vouloir y répondre eux-mêmes. Ainsi il est possible que cette partie de l'idéologie ecclésiastique soit implicitement écartée à cause de sa condition irréelle.
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Le texte Van den papen, le numéro 69 dans le manuscrit Van Hulthem, est rendu complètement illisible. Le peu que l'on peut en déchiffrer nous amène à croire que le texte n'est pas un conte à rire versifié mais une satire. Dans d'autres textes aussi, on est intervenu en coupant, puis en couvrant (Van eenre baghinen) ou en changeant le texte (Van Lacarise den katijf). Dans tous les cas on est intervenu là où les cléricaux sont montrés sous un jour défavorable. Il ressort de l'écriture que le changement y a été introduit fin seizième, début dix-septième siècle. Il se peut que cela ait eu lieu en conséquence d'une nouvelle conscience catholique. Probablement c'est la même personne qui est responsable du dénigrement comme de la coupure.
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La plupart des contes à rire versifiés ont le caractère d'un texte à réciter oralement; un recitant a déclamé ces textes devant un public qui écoutait. Rien n'est connu sur la déclamation elle-même de sorte qu'on n'a recours qu'à des suggestions et des spéculations pour s'en faire une idée. Il n'est pas question cependant de reconstruire une déclamation authentique; mon objectif est d'expliquer qu'il y a une différence essentielle entre la lecture d'un texte et sa récitation.
Pour raconter son récit, un conteur médiéval peut avoir été debout ou assis; il est possible qu'il ait eu le texte devant lui ou qu'il l'ait dit de mémoire. Avec la voix, la gesticulation, la mimique il pouvait raviver le récit, préciser l'histoire et augmenter le comique. Il dirigeait l'interprétation de l'histoire. Le discours direct permet au récitant de raconter d'une façon animée et de produire des effets amusants au moyen de sa voix; il n'y a pas raison, en vertu du fort caractère dialogique, de supposer que les récits dérivent du théâtre. Il est possible qu'un récitant emploie des objets ou qu'il produise un fond musical.
Des prologues et épilogues on ne peut pas déduire que les contes à rire versifiés en moyen néerlandais ont servi de divertissement de table, mais c'est certainement une possibilité. Pourtant, cela n'aura pas été la seule occasion. Les récitants professionnels se pressent partout où l'on cherche à s'amuser pour y déclamer leurs récits: à la cour, dans les maisons des bourgeois, aux auberges, au marché, pendant des banquets, à l'occasion d'une cérémonie de mariage et à la fête du mardi gras.
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Le caractère scabreux des contes à rire ne fournit pas d'argument valide pour considérer la classe bourgeoise comme le public cible. Afin de le déterminer il vaut mieux se laisser guider par les modifications que le récitant a appliqué à l'histoire, au choix des personnages, l'orientation des sentiments de sympa- | |
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thie ou d'antipathie envers des personnages et l'incorporation d'opinions d'un certain groupement de la société médiévale. Il y a trois contes dont je tenterai de rendre plausible qu'ils ont été récités primairement devant un public urbain. Dans Van den cnape van Dordrecht un bailli est la victime des événements; c'est que ce fonctionnaire redouté, qui était peu aimé à cause du désabus qu'il faisait de sa profession, agit contraire au intérêts de la cité. Dans Tgoede wijf maect den goeden man on se sert du motif ‘le cocu battu et content’. Ici, le mari n'est pas dupe, il est le héros triomphant qui punit sa femme pour son penchant adultère. Dans Van enen man die lach gheborghen in ene scrine la ruse de l'épouse adultère échoue. Dans ces deux derniers contes l'opinion sur le mariage correspond à l'idéal urbain à ce sujet: la femme adultère est présentée comme un être antipathique, tandis que le dénouemént a été modifié en faveur du mari.
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Dits van den vesscher van Parijs est une adaptation du fabliau Le Pescheor de Pont seur Saine. Le changement le plus important concerne l'attitude de la femme: elle feint d'accomplir à contrecoeur le devoir matrimonial (le debitum). A l'aide d'une ruse l'homme dévoile sa tromperie et désormais ils jouissent pleinement de l'acte sexuel. Le pêcheur revendique explicitement le droit d'éprouver un désir sexuel. On peut comprendre ce conte comme une protestation contre l'idéal ascétique que l'Eglise essayait d'imposer aux laïcs. Le problèine de l'éthique de l'Eglise se trouve également dans d'autres contes. Il y a des rapports tendus entre le comportement sexuel des personnages et l'opinion sur la sexualité d'une part et les dogmes de l'Eglise de l'autre. Les actes sexuels - parfois indiqués par des termes religieux - n'ont lieu que pour le plaisir et jamais dans le but de la procréation.
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La plupart des contes à rire versifiés ont une structure éducative. Quant au contenu par contre, le plus souvent il ne peut pas être considéré comme une leçon de morale sérieuse, comme une directive pour une bonne conduite sur le plan éthique. La morale figure souvent sous forme de voeu, de malédiction ou de conseil pratique. Nombre de morales se rapportent aux femmes, à la relation entre homme et femme. Bien qu'il soit difficile de déterminer la portée de la morale, les contes en vers peuvent être subdivisés selon la nature de la morale ou selon sa portée. Certains textes terminent par une morale railleuse ou une morale qui ne cadre pas avec l'ensemble; d'autres ont une morale bien assortie avec une nuance de sérieux; et il y en a qui ont une plusvalue lorsqu'on les voit en rapport avec des questions actuelles dans la société urbaine. Il est très improbable que, dans le cadre du système éducative des Franciscains, il fallait comprendre les textes dans un sens spirituel.
Les sujets abordés dans les contes à rire versifiés sont presque tous des questions que beaucoup d'hommes médiévaux ont éprouvé comme des problèmes qui les ont sans doute beaucoup préoccupés. C'est pourquoi il y a lieu de supposer que les contes à rire ont eu une fonction importante: en riant les hommes pouvaient chasser leurs tensions et leurs soucis qui résultaient de situations difficiles où il y allait de leur honneur, des comportements ou des opinions qui, pour une raison quelconque, étaient menaçants pour eux ou qui pouvaient nuire à leurs intérê ts: l'équilibre du pouvoir entre les époux, la rela- | |
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tion sexuelle au sein du mariage, la menace pour les hommes d'etre cocufié, la propriété matérielle, la sécurité juridique. Cependant les possibilités de réciter les contes ne sont pas limitées à ce groupe spécifique; les sujets et les intrigues sont tels qu'ils suffisent devant n'importe quelle audience. Les conteurs des contes à rire versifiés voulaient d'abord faire rire.
(Vertaling: Drs. T.C.M. Ruoff-de Grauw) |
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