Mijn leven
(1877)–Mina Kruseman– AuteursrechtvrijMonsieur J. Steveniers. Bruxelles.
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se mettre en correspondance avec elle au plus vite s'il croyait qu'elle pourrait lui convenir. Là dessus je reçus une charmante lettre de lui, sous mon nouveau nom, dans laquelle il me dit: ‘Comme vous avez été recommandée par Mlle Réna, c'est inutile de vous demander si vous savez chanter, je n'en doute pas, seulement je dois vous demander si vous êtes assez bonne pianiste pour accompagner mes morceaux de violon et de clarinette. Si vous voulez bien avoir la bonté de chanter quelque chose pour Monsieur W. (fabricant de pianos, dans le club des managers) il vous dira tout de suite si vous pouvez convenir pour le genre de concerts que j'ai l'intention de donner.’ Voilà une belle affaire! Moi, chanter et jouer pour W. qui me connaissait! Qui m'avait donné un de ses pianos, le soir de mon concert! Qui avait chez lui un de mes grands portraits à exposer! W. qui savait ce qui me fallait, qui pouvait tout pour moi, et qui n'aurait jamais remué son petit doigt pour me rendre service! Je riais, malgré moi, de ma mésaventure, et tout en riant je suivais l'inspiration diabolique qui me passa par la tête! Je pris ma belle perruque blonde (jaune) une vieille toilette noire et un chapeau neuf très simple, et je me mis à me déguiser de mon mieux. Quand j'étais prète, j'avais une mine si maladive, avec mes grands yeux noircis et ma figure d'une pâleur mortelle, marchant courbée et parlant bas, que les personnes de la maison me promirent un succès complet. En effet W. me reçut avec un regard de pitié, tel qu'il n'aît jamais donné à l'orgueilleuse Réna! Il n'aurait pas voulu soigner ses belles toilettes de soie, de dentelle et de velours, comme il soigna la vieille robe de laine, qu'il craignait de voir abimée par l'escalier nouvellement peint! Il y avait pourtant du bon dans cet homme qu'il s'intéressât ainsi à la pauvre di Frama, tandis qu'il n'avait pas fait un pas pour la Réna qu'on croyait riche! Enfin, je me mis à chanter premièrement, quand j'étais à moitié de mon morceau il m'arrêta, en me disant: ‘C'est plus qu'il ne puisse désirer raisonnablement, il ne s'attend guère à une artiste comme vous.’ (Il ne leur faut pas tant en Amérique, une voix et une toilette flamboyante leur suffisent!) Après cela je devais jouer, ce qui était plus difficile pour moi; heureusement je me tirais assez bien d'affaire pour recevoir une petite tâpe sur l'épaule, avec la consolante promesse qu'il écrirait le soir même, et qu'il ne doutait pas que mon engagement serait signé tout de suite! Comme on a ri à la maison quand la pauvrette revint après son succès! Et maintenant je suis ici, dans l'Amérique du Sud, (Etats Unis) ne chantant qu'une fois par semaine à 25 dollars (125 francs) et n'ayant pas de dépenses du tout. | |
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Comme à New-York et à Tremont, le public est charmant pour moi et le succès de mes robes est presque aussi grand que le mien! On m'applaudit tout le temps que je suis sur l'estrade sans chanter, sans aucun égard pour le pauvre accompagnateur, qu'on ne permet pas de faire entendre sa part! Je chante régulièrement cinq ou six fois pas soirée, quoique je ne sois jamais plus de trois fois sur le programme; et après chaque concert je suis obligée de revenir dans la salle pour être présentée à quelques familles qui me font des compliments, et m'invitent chez eux le lendemain. Les hommes me demandent à mariage sur l'estrade même, ou m'envoyent une négresse avec une carte, pour me demander si je suis mariée, si non, ‘ce gentleman est prèt à vous épouser!’ C'est le public le plus comique! Non seulement qu'on me prie de chanter un ou deux ou trois morceaux de plus, mais on s'assemble, on discute, on décide et puis on m'écrit un mot pour me demander tel ou tel morceau, qu'on reçoit avec un bruit étourdissant, quand je reviens pour le chanter! Rien n'est capable de me tourner la tête pourtant; je connais mon adorable public, que je n'estime pas plus pour ses applaudissements que je ne l'ai estimé pour ses intrigues auparavant. J'ai une assurance et un sangfroid tellement grands, qu'on est obligé de m'accueillir bien. ‘On voit tout de suite qu'elle est une grande chanteuse, habituée aux planches!’ Et cette phrase là me fait plus de bien que ne pourrait me faire le plus beau talent du monde! Souvent je ris toute seule de ce que je suis, et de ce que je suis obligée de paraître! Ici, à la maison, on me questionne beaucoup sur Mlle Réna, dont la lettre et les luttes intriguent mon manager, qui me demanda l'autre jour s'il n'y avait pas moyen de l'engager dans notre troupe! Il voulait lui payer plus que moi, et lui donner la moitié des bénéfices! Ne suis-je pas obligée de devenir jalouse d'elle? Je lui ai dit que Mlle Réna avait dit adieu à l'Amérique, et n'aimait pas d'ailleurs à chanter dans la même troupe que moi. ‘C'est dommage, elle n'aurait pas dû partir, elle aurait pu faire fortune ici!’ Puis il me raconta que dans chaque ville en Amérique il y a une ligue d'artistes pour maintenir ceux qui y sont, et pour empècher les étrangers de leur prendre leur gagne-pain. ‘Si donc on veut parvenir, n'importe où, il faut avant tout, être présenté et reçu dans la ligue, qui ne protège que ses membres exclusivement.’ J'avais deviné assez juste à New-York! Quel bonheur que Mlle Réna aît pris pitié de moi! Car je n'aurais jamais réussi sans elle! | |
2 Mars.On m'a siffleé! Réellement sifflée! Comme j'ai toujours dit qu'on ferait! J'étais sur le point de me fâcher sérieusement, quand mon manager me dit à l'oreille: ‘Quel succès! Quel énorme | |
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succès vous avez!’ Je n'en étais pas très sûre, mais voici le compte rendu des deux uniques journaux de la vile. Quel pays que celui ci! Je voudrais vous y voir! Vous vous fâcheriez bien parfois, mais vous ririez bien aussi! Somme tout je n'ai plus à me plaindre maintenant, j'ai un succès fou et il vous en revient une bonne part, que je vous cède de grand coeur. | |
Wilmington, 5 Mars.Aujourd'hui je vais vous raconter où je suis dans le monde et dans quelle espèce d'atmosphère je vis ici; alors vous saurez tout de moi, et par reconnaissance pour la fatigue que je vous cause en vous faisant déchiffrer les longues pages sans fin, vous me direz à votre tour ce que vous faites maintenant et comment vous vous portez tous, ce que deviennent les enfants, etc: etc: tout ce qui vous concerne enfin, car je suis curieuse de loin, comme je l'étais de près, seulement la distance est trop grande et les circonstances on été trop mauvaises pour vous le prouver souvent. | |
7 Mars.Encore interrompue! Quelle vie ennyeuse! Des enfants! Partout des enfants! Toujours des enfants! Figurez vous que je suis dans une école ici! Monsieur R. (mon manager) est marchand d'orgues et de pianos, professeur de violon, de piano, de clarinette, de chant, d'orgue, de tout ce qu'on veut enfin, accordeur, réparateur d'instruments et exécutant, un vrai factotum à l'Américaine! Tout le monde fait tous les métiers ici, ce qui prouve assez comment on les fait. Madame R. est une femme charmante, jeune et jolie, assez instruite, un peu trop pour l'église (comme presque tout le monde ici) et folle d'enfants; tenant une école de plus de quarante petits êtres turbulents et désobéissants à l'extrême, qu'elle aime pour leur défauts même je crois, car rien n'estGa naar voetnoot1 mauvais comme les enfants ici, et pourtant presque tout est mauvais, à l'exception des grandes personnes, qui ont extrêmement bon coeur et sont toujours prêtes à donner quelque chose du peu qu'elles posèdent. Juste le contraire du Nord, où le monde est généralement à l'aise ou riche, et où l'on ne donne pas un cents si l'on n'est pas sûr d'avoir un honneur de retour. Tout est luxe dans le Nord, tout est misère dans le Sud, et, autant le Nord méprise le Sud, autant le Sud déteste le Nord. La haine excitée par leur fameuse | |
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guerre se montre le plus dans les jeunes gens et dans les jeunes filles, de quinze à vingt ans, la génération qui était enfant alors et qui commence à agir maintenant. Le souvenir de leur grandeur passée a aigri les parents et la pauvreté actuelle enrage les enfants. Donnez à des gens pareilles la bible en mains, faites leur un devoir de croire à tout ce qui y est écrit, apprenez-leur que la râce noire est maudite par Dieu, et vous pouvez comprendre tout de suite quelle égalité peut exister, entre l'ex-maître et son ex-esclave. Aucune. Tout ce que les nègres ont gagné à la guerre jusqu'à présent, c'est le droit de mourir de misère librement. Les blancs, obligés autrefois de les abriter, de les habiller et de les nourrir, les louent maintenant à la journée, leur donnent juste la moitie des gages qu'on donne dans le Nord à un Allemand ou à un Irlandais et ne s'inquiètent pas le moins du monde de leur familles et de leur manière de vivre. - Chacun se tire d'affaire comme il peut, et eux (habitués qu'ils étaient à l'insouciance, à l'obéissance et au travail, se trouvant maintenant sans protection, sans maîtres et sans travail,) se tirent nécessairement fort mal d'affaire. Il y a des exceptions sans doute, mais l'exception même fait mal à voir par sa rareté. Voici un mot qui vous fera voir comment on sent l'égalité ici. Une femme très pieuse, prèchant la grâce et la foi à chaque pas, et promettant le ciel après la grâce, me dit, d'un air très effrayé, l'autre jour, en regardant un mulâtre: ‘Quel horrible péché, n'est ce pas?’ Je ne compris pas et lui demandai quoi? - ‘Mais, de mêler ainsi les râces!’ ‘Oh! si c'est là un péché, je crains bien que dans une centaine d'années ce sera le péché général!’ ‘Que Dieu aît pitié de leur pauvre âme! Les descendants de Cham! La râce maudite! Oh non, Dieu ne le permettra pas!’ ‘Dieu l'a permis!’ lui répondis-je en lui rappelant le mulâtre, toujours devant nous.’ ‘Mais, c'est un péché et Dieu le punira!’ ‘Pourquoi cela? Vous, qui parlez toujours de religion et de grâce, vous n'avez pas le droit de maudire religieusement toute une râce parceque sa peau est noire, et de lui refuser chrétiennement la grâce de Dieu que vous promettez auGa naar voetnoot1 premier meurtrier venu. Les nègres que voilà sont chrétiens comme vous, ce sont donc vos frères, plus pauvres peut-être, mais pas plus mauvais pour cela; et ces mêmes maudits, d'après vos propres dogmes partageront le même ciel ou le même enfer avec vous.’ | |
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La bonne dame me regarda toute stupéfaite. J'avais dit là des choses terribles! ‘Vous parlez réellement’, reprit elle d'un air indigné, ‘comme si ses créatures là étaient nos semblables!’ ‘Ils le sont.’ ‘Ils ne le sont pas! ils ne le seront jamais! Autant dire que les singes sont nos fréres! Aussi longtemps que leur peau sera noire, marque visible de la malédiction divine, aussi longtemps ils seront inférieurs à nous, comme les singes, les vaches ou les cochons!’ ‘A quoi vous sert votre fraternité chrétienne alors? Vous ne vous donnerez pas la peine, je crois, d'aller prècher pour des singes, des vaches ou des cochons?’ ‘Madame!’ Elle sautait d'indignation. ‘Non, nous ne serons pas si insensés que cela! Des êtres sans âmes, que voulez-vous en faire?’ ‘Les nègres ont des âmes?’ lui demandai-je très sérieusement. ‘Sans doute’, répondit-elle, très étonnée de mon ignorance. ‘Sans doute ils ont des âmes, et c'est pour cela qu'il faut les convertir, et tâcher de sauver leurs âmes après la mort; c'est tout ce que nous pouvons faire pour eux.’ Ne croyez pas que c'est une pensée isolée dont je vous parle, non, c'est une conviction générale partagée par les noirs autant que par les blancs. Lassitude et fanatisme, voilà le caractère des nègres, en masse, qui s'endorment dans leur misère en rèvant un ciel sans différence de peaux! Quel monde que l'Amérique! Quelle horrible guerre de religion éclatera ici un jour, quand ce fanatisme contenu éclatera enfin avec toute la haine et toute la rage qui font le fond de toutes ces différentes égoïsmes religieuses! Dimanche passé j'ai été à Ga naar voetnoot1l'église des nègres. Ils ont leurs églises à eux, comme ils ont leurs omnibus, leurs écoles et leurs amusements à eux. Le professeur français attaché à l'école m'y a conduite, comme à une des curiosités du Sud. En effet, rien ne ressemble à l'excitabilité (est-ce un mot?) de ces êtres primitifs, supersticieux et expensifs. Ils parlent, ils souspirent, ils prient, ils chantent, ils rient, ils sautent, ils pleurent, ils crient, ils se jettent par terre etc. etc. ils font tout ce qu'on peut faire enfin, pour donner une forme visible aux émotions de l'âme. Leurs gestes, souvent ridicules ou vulgaires; montent parfois à un degré de perfection qui vous impressionne malgré vous; quant à moi j'avoue franchement qu'un moment j'ai eu peur dans cette église. Si une simple exhortation, un sermon ordinaire les | |
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excite assez pour les rendre presque fous de joie ou de terreur, que ne peut-on attendre de pareilles gens, si un jour, au nom de cette même religion, ils demanderont la guerre et s'y jetteront aveuglément avec cette exaltation fanatique qui les caractérise? D'ailleurs, tout respire la guerre ici et l'on n'attend que le moment propice pour se révolter contre le Nord et s'en séparer de nouveau. En été la nature doit être splendide ici, maintenant c'est une grandeur morte qui vous impressionne désagréablement, surtout parceque tout porte la marque de la misère et de la décadence. Autant le Nord semble vivre pour l'avenir, autant le Sud vous rappelle son passé et fait semblant de dormir dans l'inaction du regret en se préparant pour un réveil terrible. Que de haines dans le monde! Et l'on prêche tant contre l'amour! | |
8 Mars.Nous nous reposons sur nos lauriers maintenant jusqu'après le carême, alors nous reprendrons nos concerts de nouveau. En attendant, je vous souhaite tous la bonne nuit; j'espère que vous pourrez lire mon écriture impitoyable; qui vous prendra tous une longue soirée d'hiver toute entière et vous fera une leçon de patience sans pareille. Recevez etc.
Mina Krüseman.
P.S. Pas moyen de trouver les journaux, enfin, la critique n'était qu'un compliment dans le genre de celui-ci, mais plus beau encore, finissant par nous demander la répétition de notre concert. |
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