Madame F. Bruxelles.
New-York, 16 Septembre '71.
Chère Madame F.
Je vous ai promis de ne pas vous écrire avant d'avoir chanté! Eh, bien, c'est trop de patience! Je n'y tiens plus! Et sans avoir chanté du tout, j'écris! Non pas pour vous raconter de grandes nouvelles ou des histoires merveilleuses, mais tout simplement pour causer un peu comme autrefois, quand nous étions un peu plus voisins que maintenant. Où va le temps! Voilà bientôt trois mois que je suis en Amérique, où je n'ai rien fait du tout encore, rien, sinon étudier le monde avec ses moeurs et ses habitudes curieuses, qui me plaisent plus qu'elles ne m'étonnent. Aussi longtemps que j'ai été avec la famille S. je ne me suis pour ainsi dire, pas apperçu que j'étais étrangère ici, mais une fois livrée à moi-même, le monde a changé.
On est très aristocratique ici, bien plus qu'en Europe, et je n'ai jamais entendu autant parler de rois et de reines que dans le pays qui n'en a pas. Tout ce qui est grand, haut, riche plait; tout ce qui est inconnu n'a que fort peu d'attrait. Quand je suis venue ici à la maison, tout le monde a fait semblant de ne pas me voir, et moi, imitant les autres, je n'ai vu personne.
A table, le premier jour, j'ai salué le monde. On m'a regardée avec étonnement en me rendant à peine mon salut.
‘Bon, me dis-je - je ne saluerai plus.’ Et je suis partie et revenue, sortie et rentrée, j'ai diné et déjeuné, j'ai rencontré tous mes camarades sur les escaliers, dans les corridors, dans la rue, partout enfin, et j'ai fait comme si j'étais seule au monde et que toutes ces bonnes gens n'existaient pas. On me regardait, on m'observait, on me parlait même, mais moi, continuant mon role plus longtemps qu'ils ne désiraient, je répondais à tout ce qu'on me demandait et me retirais après sans jamais questionner personne.
On me trouva étrange tout en me jugeant comme-il-faut et distinguée. Voilà donc mon procès gagné! Un soir la dame de la maison entra chez moi pour me ‘gronder’ disait elle. ‘Tout le monde se plaint de vous. Tout ceux qui demeurent chez moi sont des personnes de très bonne famille, bien posées dans le monde et récommandables sous tous les rapports.’
‘Je n'en doute aucunément, Madame!’
‘Eh bien! pourquoi les méprisez-vous alors?’
‘Moi, je ne méprise personne.’
‘Mais vous ne parlez jamais à personne, vous n'êtes pas gentille du tout, vous ne vous liez pas, vous ne vous faites pas d'amis.’
‘Je n'y tiens pas.’
‘Mais vous ne pouvez pas être toujours seule!’
‘Oh! moi, je ne suis jamais seule quand j'ai mes livres et