Prose et vers
(1838)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Vieilles chansons populaires de la HollandeGa naar voetnoot*). | |
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Pourquoi toujours, accouplant l'amour et le midi, admirer follement et les parfums de la Perse et les ballades des troubadours et les gondoles de Venise et les odalisques lascives et voilées et les Andalouses à l'oeil de feu, aux cheveux d'ébène, aux pieds de gazelle? Par pitié, contemporains, si vous vous sentez autre chose encore qu'un sang bouillonnant de désirs, pourchassant la mollesse et les voluptés; si le christianisme vous a montré que l'âme éthérée doit étouffer les aspirations de la chair, l'esprit commander à la matière, l'esprit être roi et la matière esclave, l'esprit siéger sur le trône et la matière s'accroupir sous les colonnes du péristyle; si enfin vos sens épurés vous ont avertis qu'il y a dans l'amour autre chose que la peau de satin, l'haleine parfumée, les étreintes de la passion et, passez-moi l'expression, le contact de deux épidermes, quelque chose de plus suave, de plus innocent, de plus céleste, de plus angélique, de plus primitif, de plus digne de l'homme et de la femme, ces deux chefsd'oeuvre de la divinité, tournez, tournez les yeux ailleurs, vers le côté opposé, vers le nord, vers les brouillards, comme vous dites, vers les glaces; écoutez les chants de notre Hollande, ces chants naïfs, tendres, éloquents, et | |
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vous contemplerez l'amour dans la vertu, dans la résignation, dans le dévouement, dans le sacrifice! L'amour au moyen-âge c'était une religion, la religion un amour. La jeune fille parlait de Jésus comme elle eût parlé de son amant, la vierge Marie pour un jeune homme ne valait guère plus que sa maîtresse. La jeune fille disait: - ‘Jésus est un très bel enfant, il bâtit son trône dans les coeurs purs, mais celui qui veut mériter son amour doit renoncer aux plaisirs du monde. Toutefois il est si aimable que je l'aime de toute mon àme. Dans le charmant amour de Jésus on trouve peu de labeur et grand profit.’ - Le jeune homme: ‘J'ai pourchassé pendant toute ma vie une belle et jeune fille, le pampre le plus beau qui croît dans l'empyrée. Les anges la gardent de toutes parts et mes péchés m'empêchent d'atteindre jusqu'à elle, c'est pourquoi j'ai bien raison de pleurerGa naar voetnoot*). - Grand nombre de chansons spirituelles se chantaient sur les mêmes airs que les chansons séculières. La chevalerie était fille de cet amour religieux ou de cette religion amoureuse. Aussi qu'on ne s'attende pas à trouver une joie, une prospérité, un bonheur continu, égal, uni, dans nos chants populaires. Ainsi que dans le ciel sous lequel ils sont nés, des nuages sombres, mais gros d'une eau bienfaisante, nagent souvent dans son limpide azur; la religion flotte dans l'amour et l'assombrit. Notre poésie populaire penche la tête; elle rit comme on pleure; ‘on a vu le soleil luire et | |
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le ciel pleuvoir en même temps; cet heureux sourire qui se joue sur sa lèvre de rose, semble ignorer les hôtes qui sont dans ses yeux’Ga naar voetnoot*) . C'est une autre Cordélie; elle abonde comme elle en tendres et nobles sentiments, reste pure même au toucher des plaies du vice, se mêle à des scènes touchantes et se jette à travers des drames terribles. Pour être à son bien-aimé une jeune fille ose feindre d'être atteinte du mal terrible de la lépre. Un chevalier est en prison. La fille du vainqueur, blonde hollandaise de dix-sept ans, va trouver son père et lui dit: - ‘voulez-vous me donner ce captif?’ - Son père lui répond: - ‘tu n'auràs pas ce captif, car il faut qu'il meure.’ - Alors la jeune fille fait cuire deux pains, y cache deux limes et les jette dans la haute tour, en criant au prisonnier: - ‘beau chevalier, délivre-toi.’ - Le chevalier ne tarda pas à s'ouvrir la porte de sa prison. La jeune fille lui mit ses bottes et ses éperons, et le fit monter sur le cheval de son père. - ‘Adieu, chevalier! et ne perds pas courage!’ - Le chevalier s'enfuit, et pensa longtemps à la tour si haute, mais bien plus à la fille si jeune. Un autre chevalier sous les verroux est condamné à mourir sur la roue. A cette nouvelle que les soldats qui reviennent sans leur chef lui rapportent, sa femme fait seller son cheval et vole vers la prison du malheureux | |
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chevalier. Voici la fin de leur discours. - ‘Ma bonne femme, je te prie de ne pas pleurer quand les corbeaux et les autres oiseaux me mangeront, lorsque tant d'oisillons se disputeront ma chair. - ‘Thierry, je couvrirai de feuilles de rose la roue où s'étendront tes membres jeunes et majestueux!’ - Un jeune clerc est condamné à être pendu pour avoir couché avec la femme d'un puissant chevalier. Tandis qu'il monte l'échelle il tourne la tête à plusieurs reprises pour voir si personne ne demandera grâce pour lui. - ‘Messeigneurs, s'écrie tout à coup une femme, veuillez écouter un mot que j'ai à vous dire! Que feriez-vous si une jeune et accorte femme venait se mettre devant votre lit?’ - ‘Si une jeune et accorte femme venait se mettre devant mon lit, je la baiserais en cachette et la recevrais dans mes bras.’ - ‘La baiseriez-vous en cachette et la recevriez-vous dans vos bras? Eh bien, le jeune clerc n'a pas fait autre chose.’ - ‘Descends, jeune clerc, descends, ta vie est sauvée, tu la dois à la femme d'un puissant chevalier.’ - Un chevalier rencontre une jeune fille. - ‘Ma charmante Elsje,’ lui dit-il, ‘m'accorderais-tu de dormir dans tes bras?’ - ‘Je veux bien que vous dormiez dans mes bras, mais que me donnerez-vous?’ - ‘Veux-tu savoir ce que je te donnerai? Je te donnerai le château de Rypermonde dont je te ferai châtelaine.’ - ‘Quoi! me ferez-vous châtelaine du château de Rypermonde! Or donc descendez de votre cheval et faites de moi ce que vous voudrez.’ - Mais la jeune fille ne tarda pas longtemps à détourner le visage et à faire couler sur ses joues vermeilles un ruisseau de larmes | |
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amères. Mais les larmes qu'elle versait firent mal au chevalier et tombèrent sur son coeur plus froides que la grèle et la neige, elles tombèrent sur son coeur plus froides que la glace et il fit de cette belle enfant sa femme légitime. Cette chanson était encore en vogue à la fin du dixseptième siècle, ainsi que le prouvent les vers suivants de Pels, poéte mort en 1681: Et sur un mode a ncien bien souvent nous chantons
Du jeune et vieux Hil'brand les charmantes chansons,
De Velzen, Rypermonde, et Raaphorst, et de Gueldres,
Et de l'oncle Knelis. . . . .
Un amant infidèle frappe au printemps à la porte de sa maîtresse. Elle lui répond: - ‘bel amant, souvenez-vous qu'un jour je fus votre seule amie et me reposai en vos bras, et que maintenant je ne vous en semble plus digne. Mais quoique vous m'ayez abandonnée, je ne porte pas pour cela un coeur moins haut placé. L'amour fleurit toute l'année, l'hiver aussi bien que l'été, ce que le doux mai ne fait pas.’ Un jeune homme frappe à la porte de sa belle. - ‘Retournez dormir chez vous, je ne vous ouvrirai pas.’ - Puis il lui entend dire à voix basse: - ‘chère bouche de corail!’ - ‘Apprends-moi donc ce qui fait que tu me refuses ton amour.’ - ‘Jeune homme,’ répondelle, ‘ayez bon courage et choisissez une autre maîtresse; quand l'amour ne vient que d'une part il est trop lourd à porter.’ - Quel charme dans tous ces petits morceaux! quel laisser-aller, quelle franchise, quelle liberté! Que de can- | |
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deur, que de noblesse, que de chastelé, que de pudeur, répandues jusque sur les tableaux les plus graveleux! Mais aussi que de regrets pour moi, de ne pouvoir rendre tous ces doux mots d'amour, ces expressions voilées de langueur et de passion, la force de ces délicieux diminutifs, cette simplicité de langage en même temps que cette élégance soutenue, cette harmonie libre et résolue du rhythme qui se fraie un chemin, s'établit au milieu de la phrase, rejette tel mot qui la gêne, appelle tel autre qu'elle exige, et livre au lecteur son vers ordonné comme un beau front de cavalerie qui reluit au soleil. La plupart des chants populaires de la Hollande sont frères ou fils de vieilles poésies allemandes, cependant on en rencontre plusieurs qui sont purement indigènes, et parmi ceux-là il en faut nécessairement distinguer un qui a dû sa grande célébrité à la réunion d'une mélodie agréable et de paroles d'une naïveté, d'une simplicité délicieuses. C'était l'air favori de nos pères. Il charmait le quinzième, le seizième, et même le dixseptième siècle. De nos jours où tout s'oublie et se perd, il ne s'est pas encore tout-à-fait égaré et l'on rencontre bon nombre de personnes qui vous parlent avec ravissement de la chanson: het daget uit den oosten. Voici l'histoire. - Deux chevaliers prétendent à la main d'une jeune fille, se rencontrent sous un tilleul, se battent, et l'un des deux reste sur la place. Le survivant certain du succès et de l'amour qu'il inspire, vole vers la jeune fille, lui raconte ce qu'il vient de faire et l'engage à s'enfuir avec lui. Hélas! celui qui est mort est celui qu'elle aimait! Elle se détourne avec hor- | |
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reur de l'assassin et court se plaindre au château de son père, mais elle ne reçoit ni consolation ni réponse et va sous le tilleul au vert feuillage rendre elle-même les derniers devoirs à celui qu'elle a perdu. Ensuite elle se retire dans un couvent et pleure jusqu'à la fin de ses jours son chevalier bien-aimé. Voici la traduction de l'original. - | |
Le chevalier.Le jour sort de l'orient et la lumière se répand en tout lieu. Que ma bien-aimée se doute peu du lieu où je m'enfuirai avec elle! - Si j'avais pour amis tous ceux qui me haïssent, je vous emporterais loin de ce pays, mon espoir, ma bien-aimée. | |
La jeune fille.Dans quel pays me mèneriez-vous, vaillant et loyal chevalier? | |
Le chevalier.Sous le tilleul au vert feuillage, mon espoir, mon grand trésor. | |
La jeune fille.Avec honneur et chasteté je repose dans les bras de mon amant, je repose dans les bras de mon amant, vaillant et loyal chevalier. | |
Le chevalier.Reposez-vous dans les bras de votre amant? cela n'est plus vrai, je vous jure. Allez sous le tilleul au vert feuillage, vous l'y trouverez mort. La jeune fille prit son manteau et vint sous le tilleul au vert feuillage où elle le trouva mort. | |
La jeune fille.Hélas! te trouvé-je mort ici, étouffé dans ton sang! | |
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Voilà donc le fruit de tes bravades et de ton téméraire courage! Hélas! te trouvé-je mort ici, toi qui me consolais! Que de jours de deuil tu me laisses! La jeune fille s'éloigna et vint à la porte du château de son père qui était ouverte. | |
La jeune fille.N'y a-t-il donc personne ici, ni maître, ni chevalier, qui veuille m'aider à mettre ce mort en terre! Mais tous les chevaliers gardèrent le silence, aucun son ne les trahit. La jeune fille s'éloigna et sortit en pleurant. Voici qu'avec ses blonds cheveux elle étancha le sang, qu'avec ses blanches mains elle pansa les blessures, qu'avec son glaive luisant elle creusa la fossette, qu'avec ses bras purs elle le mit en terre, qu'avec ses blanches mains elle agita la sonnette, qu'avec sa gorge sonore elle chanta les vigiles. | |
La jeune fille.Maintenant je veux me retirer dans un cloître ignoré et porter le voile noir en l'honneur de mon amant! - On remarque et on admire en même temps la sobriété de la forme, la vivacité de la marche de la fable et l'habile enlacement du drame et du récit. Rien ne se raconte, tout se fait; on ne déclame pas, on agit. Le poète n'intervient que dans la dernière extrémité. Un vieux rhétoricien, BrederoGa naar voetnoot*), a eu la malheureuse idée de faire une comédie de ce morceau. Temps perdu, insigne maladresse! Prenez garde, messieurs les poètes, aux chants des sirènes littéraires, prenez | |
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garde aux beaux fruits qui vous tentent et qui vous tueraient! Voici une action chaude, remplie, pleine de mouvement, de larmes et d'amour, qui vous crie: - prenez-moi, faites de moi ce que vous voudrez! - Suivez-moi, murmure-t-elle à votre oreille, et le gentil feu follet vous fait choir dans l'abîme. Il est certaines poésies si fragiles, si légères, si délicatement ciselées, qu'il faudrait les mettre sous verre, inaccessibles aux atteintes du vulgaire et de la médiocrité, comme dans nos musées les papillons qu'on ne pourrait toucher sans effacer le duvet brillant de leurs ailes. Ces poésies-là sont comme des roses qu'on cueillit: on les flétrit et on se blesse les doigts en même temps.
Octobre 1836. |
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