Prose et vers
(1838)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Vondel.Paix à l'artiste saint, puissant, infatigable,
Qui, lorsqu'il touche au terme et que l'âge l'accable,
Au bord de son tombeau s'asseyant pour mourir
Et cherchant le chemin qu'il vient de parcourir,
Y voit d'un art pieux briller la trace heureuse,
Compte de monumens une suite nombreuse,
Et se rend témoignage, à la porte du ciel,
Que sur chaque degré sa main mit un autel!
Il n'a plus à monter; il passe sans obstacle
Du parvis et du seuil au premier tabernacle;
Un Séraphin ailé par la main le conduit;
Tout embaume alentour, et frémit, et reluit;
Aux lambris, aux plafonds qu'un jour céleste éclaire,
Il reconnait de l'Art l'immuable exemplaire;
Il rentre, on le reçoit comme un frère exilé;
- C'est ton lot, o Vondel, et Dieu t'a consolé!
Sainte-Beuve, les consolations.
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Loin de moi, poètes à la vie errante et vagabonde; loin de moi, aventureux troubadours, qui jetez aux vents vos soupirs et tos chants harmonieux, artistes fortunés, qui chevauchant sur les grandes routes d'Italie ou battant tous les chemins d'Europe, trouvez votre poésie toute faite devant vous, et qui n'avez qu'à ouvrir les deux mains, qu'à saisir au hasard, sûrs toujours d'avoir de poésie les mains pleines. Loin de moi, favoris de la nature et des grands de la terre; vous, que la fortune, capricieuse déesse, comble de beauté, de charmes, de voluptés; vous, que le luxe, les honneurs, les plaisirs, les séductions de la vie environnent, et qui après avoir planè dans les hauteurs de votre génie et redescendus vers la terre, ne manquez jamais de trouver la nature qui vous sourit à travers les colonnades des galeries de vos palais et votre maîtresse qui vous sourit à vos côtés. Loin de moi, loin de nous tous, vous qui avez trouvé dans le drame de votre seule vie assez de poésie à jeter à la postérité; loin de nous le Dante, sublime exilé, envenimant sa plume d'airain dans le sang de ses concitoyens égorgés par ses concitoyens; loin de nous le Tasse, victime attachée au char de la poésie et de l'amour; loin de nous Cervantes, noble et simple grand | |
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homme oublié, tour-à-tour dans l'exil, dans l'esclavage, dans la misère, toujours dans le malheur; loin de nous Raphaël, ce dernier des Grecs, comme Caton avait été le dernier des Romains, semence de l'ancienne Grèce fécondée par le limon du Tibre, homme des temps antiques illuminant le moyen-âge des feux de sa palette, Zéphire qui souffla trente ans sur l'Italie et qui fit tressaillir tout ce qui était grand et beau, demi-dieu qui vit à ses pieds tout ce qu'il y avait de puissant sur la terre, que l'Europe encensait d'or, d'honneurs, d'amour, et qui s'évanouit un jour qu'il avait assez, bu le miel de la vie. Mais toi, viens à moi plutôt, mon bon pays! O ma Hollande pacifique et tranquille, à la gloire peu bruyante mais solide, aux poètes sédentaires, aux littérateurs entourés, coudroyés, assiégés de prose et de vie bourgeoise et uniforme, viens à moi! Fais moi voir ta belle capitale, ton riche Amsterdam avec sa forêt de màts et son hôtelde-ville, admirable masse de pierre qui nage depuis tantôt deux siècles au milieu de sa grande place, toujours debout dans son marais bourbeux!... Mais non, je veux voir mieux que cela, ma Hollande! Tout ceci, c'est encore trop grand, trop somptueux, trop populeux; il me faut le silence, il me faut le repos, le cabinet, l'homme, l'homme isolé, l'homme sans la foule, mais l'homme en lutte avec sa pensée, l'homme, édifice divin, portant au dedans de soi une poésie bien plus haute que celle que les plus altiers édifices bâtis par la main de l'homme peuvent jamais verser en notre coeur, l'homme anéantissant par la puissance de sa pensée tout ce qui l'environne, brûlant du rayon de sa chaude poésie tout ce qu'il aperçoit de la terre et plongeant dans les régions connues seulcment de | |
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l'aigle et du poète, tous les deux serviteurs d'un Dieu. Alors je vis, ma Hollande me fit voir à moi Hollandais, notre grand poète du dix- septième siècle, ce grand faiseur de drames sublimes et de fière poésie lyrique et de naïf langage. Je le vis commencer, je le vis finir. Que je l'ai contemplé longtemps, moi tout petit en face de ce géant; comme je me sentis epuisé, lorsque je parvins à la cime de cet arbre immense! Je le regardai longtemps plein de respect et de terreur. J'observai son tronc énorme, sa hauteur prodigieuse, sa vieille tête chenue et moribonde. Enfin j'eus peur du vertige, je redescendis de mon arbre, et maintenant que je crois avoir bien vu de bas en haut et de haut en bas ce chêne majestueux que l'on nomme Vondel, je me mets à le faire voir aux autres. Joost, notre poète traduit ce prénom par Juste, Joost van den Vondel naquit à Cologne le 17 Novembre 1587, année funeste où la charmante tête de Marie Stuart, ce jeune astre si vif et si poétique du règne d'Elisabeth, dut échanger son oreiller d'édredon contre un billot mortel. Mais non, il faut reprendre mon histoire de plus haut, comme dit Philoctète. Les ancêtres des grands hommes sont éclairés des rayons que jettent leurs fils, disons donc un mot du grand- père de Vondel. Ce grand-père, nommé Pierre Kranen, était Anversois et rhétoricien, mais, ce qui était plus dangereux, il était anabaptiste. C'était au temps des guerres sanglantes contre la réformation. Les échafauds ne cessaient de fumer et le glaive catholique s'émoussait dans la main du bourreau. Chaque jour nouvelles persécutions, nouvelles victimes. Les amis de Kranen tombent autour de lui, Kranen reste tranquille au milieu | |
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des flots du sang versé, Kranen reste ferme, Kranen ne chancelle pas. Bientôt on le menace, on le désigne. Il s'échappe, mais sa femme. sur le point d'accoucher, tombe entre les mains des catholiques. On la jette en prison. Les douleurs de l'enfantement la surprennent au milieu des douleurs de la persécution. Un de ses cousins, Jean Michel, répond d'elle. La liberté lui est rendue pour quelques jours. A peine rétablie, on la rejette dans son fétide cachot et elle est condamnée à être brûlée vive avec certain ministre protestant. En attendant son mari vivait en sûreté à Cologne avec ses enfants et se souciait aussi peu de sa femme perdue en chemin lorsqu'il s'enfuit de sa maison assaillie, qu'Enée de sa bonne Créuse lorsqu'il s'échappait de Troie en flammes le vieil Anchise sur le dos. Cependant Jean Michel demande aux magistrats si on ne pourrait sauver la pauvre femme en faisant baptiser un de ses enfants par un prêtre catholique. On lui répond: - Peut-être! Sur ce il mande de Cologne une des filles de sa cousine, la fait baptiser et délivrer la mère qui promet de vivre en bonne catholique pendant le reste de ses jours et ne tarde pas à rejoindre son mari qui se trouve toujours sain et sauf dans la bonne ville de Cologne. Cette fille, qui n'est connue que pour avoir fait deux belles actions pendant sa vie et encore bien malgré elle? d'avoir sauvé la vie à sa mère et mis au monde le célèbre Joost van den Vondel, épousa dans la suite le père de notre poète qui avait exercé auparavant le métier de chapelier à Anvers mais avait dû quitter cette ville par la même raison que Kranen. | |
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Voilà tout ce qu'on sait de la famille de Vondel. Très petit encore, ses parents l'emportèrent, lui et son frère Guillaume, en Hollande, où ils s'établirent, attiés par l'astre de la liberté politique et religieuse qui venait d'y surgir en même temps que l'astre poétique du jeune enfant qui ne devait trouver pendant sa longue carrière et dans la jeune république, désormais sa patrie, que deux compagnons toujours fidèles: poésie et pauvreté. La pauvreté le rencontre en route pour la Hollande, le couche dans un mauvais chariot, sèche au grand vent ses langes pendues à de longs bâtons hors de la voiture, et fait dire au charretier qu'il pense quelquefois mener Joseph et Marie en Egypte. Enfant, elle le berce; vieillard, elle lui ferme les yeux. Plus tard la poésie se place à son chevet comme une soeur de charité et verse du baume dans les blessures que lui fait la misère, c'est son ange gardien, son bon génie. Elle éveille son indignation de poète lorsqu'un poignard fanatique prive la France d'un bon roi, elle fait résonner à son oreille les sanglots de détresse épanchés sur la tombe d'un grand prince, et par un chant sur la mort de Henri IV, un tout jeune homme inconnu prélude aux grandes choses dont il s'apprête à doter sa patrie. Ses parents encore bien pauvres s'établissent d'abord à Utrecht, puis à Amsterdam, où ils commencent un commerce de bas qui leur donnera du pain et ensuite de l'aisance, si bien qu'ils seront en état de donner une éducation soignée au frère de notre poète, de lui faire apprendre plusieurs langues, suivre un cours de rhétorique et de l'envoyer à Orléans où il obtient le grade de docteur en droit. D'Orléans Guillaume passe en Italie où il poursuit ses études et compose un grand nombre de vers qui sont | |
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malheureusement tous perdus. De retour chez lui, il meurt des suites d'un poison que lui a versé le pays qu'il vient de visiter, pleuré de ses parents et de son frère qui l'aimait tendrement, l'estimait bien au dessue de lui et s'inclinait devant son savoir et les agréments de son esprit cultivé. Le premier acte du drame littéraire et poétique de Vondel s'ouvre en 1610 et se joue jusqu'en 1635. Il s'ouvre, comme nous venons de le voir, par un chant de deuil sur la mort de Henri IV, se divise en deux parties par la tragédie de Palamède, composée en 1625, et se sépare de l'acte suivant par le poème épique inachevé de Constantin le grand, brûlé plus tard par la main mécontente de l'auteur. La première partie de ce premier acte est remplie par un poème sur la navigation des Provinces-Unies, (1613), par une pièce de vers adressée au prince Frédéric-Henri, lors de son avènement au stadhoudérat, οù se trouvent de fort belles choses, par la tragédie des Pâques ou la délivrance d'Israël, jouée en 1612, par celle de la destruction de Jérusalem, représentée huit ans après, et par un recueil de fables et d'allégories, intitulé le parc des animaux, (1617) orné d'estampes par Marc Gérard, peintre de Bruges. La seconde partie contient trois chants au Prince Frédéric-Henri; un chant allégorique sur la naissance de son fils, le magnifique poème sur la prise de Grol et une ode à l'occasion de l'entrée du Prince à Amsterdam pour aplanir quelques différends religieux. Elle renferme en outre, une ode sur la prise de Bois-le-Duc et de Wezel; (1629) une traduction de l'Hyppolite de Sénèque; le Harpon et l'Etrille, (1630) satires, et plusieurs autres | |
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pièces de moindre importance. Voilà quels étaient les préludes de celui qui était appelé à épurer la langue nationale, à créer avec Hooft la tragédie nationale. Et dans quel temps encore! Dans un temps où le monde était rempli de grandes choses et de grands hommes; où partout le poète, de quelque côté qu'il se tournât, à quelque vent qu'il livrât sa voile, ne découvrait que sublime et magnifique poésie en action sous les traits d'un héros, d'un grand roi ou d'un grand artiste. En France il y avait la mort de Henri IV, qui vint tirer le premier son de la lyre du poète, il y avait Richelieu et Corneille. En Angleterre il y avait Bâcon et un volcan qui devait bientôt vomir Cromwell. En Allemagne il y avait Kepler, Tilly et Wallenstein; Wallenstein! En Suède Gustave Adolphe faisait gémir la terre sous son éperon de fer; après lui Christine; après l'épée, la plume. Partout l'homme de science près de l'homme d'action, le génie près du génie. En Hollande, cette jeune république si belle d'avenir et de gloire, comme en France, comme en Angleterre, comme en Allemagne, Maurice et Guillaume, capitaines, Oldenbarneveld, Pauw, de Witt, hommes d'état, Piet Hein, Tromp, de Ruiter, hommes de mer, et à côté d'eux, Grotius, Vossius, Heinsius, Elzevier, Rembrandt, Mierevelt, Cuyp, Terburg, Wouwermans, l'architecte van Campen, Hooft, Huygens, Cats, Brandt, van Baerle, le jeune Antonides et bien d'autres encore; le champ des arts en pleine floraison. Europe guerroyante et pensante qui inspirait le poète et qui versait sur toutes ses oeuvres ces torrents de poésie haute et naïve dont ils abondent! | |
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Passons aux autres productions de Vondel. Nous jetterons d'abord un coup-d'oeil sur ses tragédies. Giselbert d'Amstel ouvre la marche dont Palaméde a été l'avant-coureur. Cette pièce, contemporaine du Cid, et la seule qui soit restée au théâtre, fut composée pour l'inauguration de la nouvelle salle de spectacle que les bourguemaîtres d'Amsterdam venaient de faire construire, comme s'ils avaient pressenti qu'il y aurait un Vondel pour la tenir en haleine. Elle représente la prise d'Amsterdam, en vengeance de l'assassinat de Florent V, comte de Hollande, dont Giselbert, seigneur d'Amstel, fut un des meurtriers. C'est une imitation fort ingénieuse du second livre de l'Enéide; écoutons ce qu'en dit le poète dans sa dédicace à Grotius. - ‘On sait que les anciens, pour faire agréer leurs poèmes de leurs concitoyens, rafraîchissaient leurs ouvrages par des faits regardant leurs princes et leurs ancêtres. Homère célébra les grandes actions ainsi que les malheurs des Grecs, ses compatriotes, et chanta ce qui advint pendant le siège de Troie et après; Virgile conduisit Enée, après la prise d'Ilion, du Xanthe jusqu'au Tibre et maria la race latine à la race troyenne, d'où naquirent les Romains; Silius fait la guerre punique, Lucain la guerre civile. Les poètes de notre âge suivent les pas des poètes antiques. Les oreilles des chrétiens écoutent le Tasse qui chante le courage pieux de Bouillon devant Jérusalem; Ronsard flatte les français par son poème de Francus, fils d'Hector et père des rois de France; et Hooft le bailli de Muyden, caresse les habitants de l'Amstel et sa ville natale par sa tragédie de Velzen et sa prophétie de la Vecht, de | |
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même qu'il charme les Bataves par sa tragédie de Baeto, prince des Cattes, dont les Bataves prétendent descendre. Parmi les poètes dramatiques de la Grèce, Sophocle, Euripide et Eschyle s'attachent à Ilion comme les nues aux montagnes, élevant leur scéne sanglante à Thèbes, à Argos et ailleurs, fondant en larmes de douleur ou bondissant dans la fureur de vaines visions. Aussi n'est-il pas déraisonnable que nos propres affaires, nous interessent plus que celles des étrangers. Outre cette considération nous nous sommes laissé emporter aujourd'hui par l'envie d'allumer cette fois à Amsterdam et aux yeux de ses habitants le magnifique incendie de Troie, à l'exemple du cygne divin de Mantoue qui fit éclater un feu qui répand plus de parfums et brille plus noblement que la flamme céleste consumant le phénix, puisque aussi Virgile est le seul phénix à l'ombre duquel - si nous en sommes digne - nous voulons ouvrir les ailes et dont la cendre produit chaque siècle un autre phénix qu'il n'est pas nécessaire de montrer du doigt à cette heure, puisque l'éclat de sa plume brille aux yeux du globe entier.’ Il y a des morceaux du premier ordre dans Giselbert d'Amstel: le récit de la destruction du cloître de Sainte-Claire est sublime, le songe de Badeloch vaut celui d'Athalie. Après Giselbert vient Messaline (1638) qui meurt en naissant par suite d'une plaisanterie de l'auteur. Les comédiens qui étaient assez bêtes dans ce temps là, à ce qu'il paraît, disaient ne pas bien comprendre le sujet de la pièce. - Figurex-vous, leur répond Vondel en badinant, que le prince est un sot, et que, durant son voyage, la | |
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princesse a grande envie d'épouser certain conseiller. Les acteurs rirent de la chose et la répétèrent dans les tavernes; les envieux l'entendirent et la répandirent par la ville, et la calomnie mêla si bien son poison à leurs paroles, qu'en peu de temps Amsterdam en fut plein et que les directeurs du théâtre firent scrupule de faire jouer Messaline. Ils allèrent trouver Vondel, lui expliquèrent cela, et lui firent sentir qu'il serait dangereux de représenter une pièce dans laquelle l'auteur en voulait aussi cruellement à la maison d'Orange. Vondel comprit alors que sa plaisanterie avait été prise au sérieux, il eut peur, courut chez les principaux acteurs, leur demanda leurs rôles sous prétexte d'y faire des changements et brûla tout. Puisqu'il s'agit de peur, il faut encore placer ici une bonne anecdote sur Palamède. Burg, échevin remonstrant d'Amsterdam, causant un jour avec Vondel sur le supplice d'Oldenbarneveld, dit à celui-ci: - Il faudrait; faire une tragédie sur ce sujet. Vondel lui répond: - Il n'est pa temps. - Mais vous pourriez la faire sous des noms empruntés. Vondel retourne chez lui, l'esprit préoccupé de cette, idée, sent renaître sa haine contre le prince, réfléchit, médite et trouve l'histoire de Palamède. Quem male convicti nimium memor iste (Ulysses) furoris,
Prodere rem Danaäm finxit, fictumque probavit
Crimen, et ostendit, quod iam praefoderat, aurum.
Il se met à l'oeuvre. Un jour qu'il est à travailler dans | |
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son cabinet sa femme lui crie du bas de l'escalier: - Le prince d'Orange se meurt! - Qu'il meure! répond le poète, moi je sonne en attendant ses funérailles. Le prince mort et croyant tout danger passé, il publie sa pièce. Mais voilà que la nue crève, le tonnerre éclate; on s'aperçoit des allusions, on veut saisir Vondel, l'emmener à la Haye, le jeter en prison, il y va de sa tête. La régence d'Amsterdam, de son côté, s'oppose à ces démarches du gouvernement de la Haye, se fâche, veut garder son poète et son citoyen, réclame son droit de le juger. Où était-il en ce moment critique, lui qui avait chanté la vertu opprimée en face du pouvoir oppresseur de la vertu? traversait-il les rues d'un front serein, sa voix faisait-elle retentir d'éloquentes paroles le tribunal qui avait osé le citer à sa barre? Hélas! hélas! le grand homme avait peur, suait à grosses gouttes, tremblait de tous ses membres, rêvait échafauds et haches meurtrières, et s'accroupissait derrière les rideaux de son beau-frère d'abord, qui se moquait de lui, et chez son ami Baake ensuite, jusqu'à ce que l'orage fut passé et qu'il se sut sauvé de ce terrible gouvernement de la Haye dont la seule idée le faisait frissonner. Que firent alors les bourguemaîtres d'Amsterdam? Ils fustigèrent le poète, mais avec une queue de renard, comme le dit ingénieusement son biographe; c'est-à-dire, que les bourguemaîtres et les échevins, parmi lesquels il y en avait beaucoup du parti arminien, comprenant qu'il faut proscrire les livres et punir leurs auteurs, pour leur donner du succès et les faire lire, condamnèrent Vondel à 300 florins d'amende. Palamède eut trente éditions. Plus tard le prince Frédé- | |
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ric-Henri, les temps étant changés et l'acharnement des disputes religieuses éteint, se plaisait à se faire lire Palamède, par M. van der Myle, gendre d'Oldenbarneveld, dans son cabinet que couvrait un tapis représentant l'histoire du héros grec. Continuons la série des pièces de théâtre. En 1639 paraît une tragédie sur les onze mille Vierges, dédiée à la ville de Cologne, et en 1640 une autre intitulée les Fréres, fils de Saül, dédiée à Vossius et suivie peu après de la bilogie de Joseph: Joseph à Dothan et Joseph en Egypte chez Puthiphar. L'année suivante Vondel publie une pièce sur la mort des apôtres Saint-Pierre et Saint-Paul, pièce biblique comme la plupart de ses tragédies, qui tiennent du mystère pour le fond, de la tragédie grecque pour la forme, et qui marquent le passage de l'art dramatique du moyenâge à l'art classique moderne. Marie Stuart paraît en 1646. Après Marie Stuart viennent deux pièces contemporaines: une pastorale, composée et représentée à l'occasion de la paix de Munster, intitulée de Leeuwendalers, (les habitants de la vallée des lions) nom dont le poète désigne les Hollandais, et la tragédie de Salomon, qui nous montre ce prince dans sa vieillesse, adorant les faux dieux et s'alliant à des princesses idolâtres. Enfin en 1654 paraît Lucifer, drame riche d'une magnifique poésie, que Milton devait transformer quelques années plus tard en sublime épopée. On a longtemps agité et on agite encore la question de savoir si Milton aurait connu Vondel, à cause de la ressemblance du paradis perdu avec Lucifer. Mais après tout que nous importe! Cependant tout bien considéré, nous ne | |
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le croyons pas. Milton avait rencontré Grotius à Paris, il est vrai, mais ces deux hommes d'etat littéraires ont-ils parlé alors littérature plutôt que politique, et s'ils ont parlé littérature ont-ils parlé littérature hollandaise, et s'ils ont parlé littérature hollandaise, Grotius a-t-il nommé Vondel, qui n'avait fait encore que Palamède et quelques belles pièces détachées? Ensuite Milton retourné dans sa patrie s'est-il jamais occupé de notre poésie? Ajoutez à cela que le sujet de Vondel n'est pas man 's first disobedience, and the fruit
of that forbidden tree,
mais la chûte des anges; celle de l'homme ne vient qu'a la fin de la pièce et la termine, c'est la vengeance que Lucifer tire de Dieu. Tous deux, Vondel en 1660, Milton après le paradis perdu, ont encore fait tous deux une tragédie dont le héros est Samson. Répétons encore une fois à ce propos: se sont-ils connus? Encore une fois répétons: que nous importe car on s'égare dans un vaste champ de stériles conjectures et où il n'y a de certain qu'une élernelle incertitude. Seulement nous ne nierons pas que c'est un spectacle curieux que deux poètes chantant en même temps les mêmes héros et les mêmes événements; deux poètes séparés par une même mer, mais plus encore par les circonstances qui les dépassent et les bruits des peuples qui étouffent leurs accords, Vondel distrait par le commerce, Milton par la politique, et tous deux par la guerre; deux poétes, deux fréres, dont l'un devait servir à son insu d'écho à l'autre. Le génie aurait-il le don de répandre en l'air des germes fécondants, puisqu'il n'a qu'à jeter les yeux sur un feuillet de l'histoire, pour que, même aux bords qui ne se doutent pas de son existence, tous les | |
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yeux, par un travail mystérieux, s'ouvrent sur cette même page, toutes les lyres célèbrent d'un essor égal le même cycle d'évènements? C'est comme un miroir agité dans la rue dont le reflet soudain frappe nos yeux dans notre cabinet: on ne sait d'où arrive cet éclair, mais on pense au soleil que réfléchit le miroir. Lucifer, après avoir été joué deux fois, fut proscrit par le fanatisme et par la haine des prédicants, non que la pièce fut profane ou immorale, mais uniquement à cause du lieu de la scène qui représentait le ciel. Concevez donc quel crime énorme de lèse-prédicant! on avait osé peindre le ciel, le ciel chrétien, le ciel dont eux seuls avaient les clefs et le monopole, qu'eux seuls avaient le droit de peindre et de montrer à leurs auditeurs ébahis! Leur fureur éclate, leur voix tonne dans les églises, leur mission de paix disparaît sous leur coupable ambition; ils s'adressent au peuple, qui a le bon esprit pourtant de ne pas les écouter puisque l'édition de Lucifer fut épuisée en huit jours, et aux magistrats qui doivent se courber sous leur joug, céder à la chaire, bannir la pièce. Que fera le pοète, que feront les comédiens qui en sont pour leur beau ciel tout neuf en or et en azur qui leur a coûté de si grosses sommes, et qui ont compté sur les recettes de Lucifer? Le poète les sauvera; ils garderont leur beau ciel tout neuf et feront enrager par dessus le marché leurs tyrans en simarre. Vondel change le ciel chrétien en ciel payen et fait jouer la belle pièce de Salmonée. (1657) Lucifer traîne donc Salmonée à sa suite. Merci, bons prédicants, de nous avoir donné Salmonée! Et il n'y avait pas seulement fanatisme et supersti- | |
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tion de la part des prédicants dans la proscription de Lucifer; il y avait plus que cela, il y avait haine et vengeance. Vondel était catholique depuis 1639, il avait abjuré sa foi première et avait.... Mais remontons jusqu'à la source du fleuve. Vondel était anabaptiste, ainsi que son père, ainsi que sa famille. Il arrive en Hollande, et se trouve jeté au milieu d'un schisme, d'un trouble, d'un bruit, d'un bouleversement épouvantables. Deux partis contraires se beurteut, s'entr'injurient, s'entre-déchirent. à la tête desquels se trouvent Gomare et Arminius. Maurice est gomariste, Oldenbarneveld arminien; Maurice est plus puissant, Gomare triomphe; Oldenbarneveld succombe et porte sa tête septuagénaire sur l'échafaud. Vondel est jeune, il sent fortement; Vondel est poète, il sent noblement; sa fureur éclate, il ne balance pas, se range du côté du faible et de l'opprimé, prend place dans les rangs de l'infortune, lance ses flèches aigues contre le prince d'Orange et le parti qu'il protège, et jette Palamède aux pieds de la patrie. Le voilà tout-à-coup combattant au plus fort de la mêlée et combattant vaillamment; mais aussi voilà que son illusion tombe, que l'auréole qui entourait le front du parti malheureux se ternit, et qu'il commence à prendre en haine et en mépris tous ces vils prédicants qui, pour des dogmes que ni le peuple ni eux ne pénètrent, pour contenter leur propre soif de renommée, pour assouvir leurs haines personnelles, ont semé la discorde au milieu du pays et excité leurs concitoyens à se déchirer. Notre poète n'a plus de foi en son oeuvre, il chancelle, les ministres de sa religion sont tombés pour lui, il a be- | |
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soin après les dívisions . . . . quorum pars magna fuit,
de se rattacher à une unité sainte, indélébile, consacrée: le pape, de se mettre sous son ombre, et Vondel est catholique. En se jetant dans les bras du parti neutre il se brouille avec les deux partis guerroyants et excite contre lui amis et ennemis; (l'horreur du catholicisme était encore vivace, le pays se débattait toujours contre l'Espagne,) ils tombent sur lui, l'accablent, lui jurent haine éternelle, haine à jamais. La haine tient parole. Jusqu'à Hooft, son illustre confrère, se brouille avec lui, lui défend sa table, lui refuse son hospitalité, lui interdit ses belles fêtes dans son charmant château de Muiden ornées de l'esprit de toutes les célébrités contemporaines et des grâces si souvent chantées des demoiselles Visscher. La haine le condamne arbitrairement à payer une amende de 180 florins pour avoir fait Elisabeth coupable et Marie Stuart innocente, amende que paye généreusement pour lui son libraire Abraham de Wees; la haine chasse ses pièces du théâtre; la haine affuble ses comédiens de costumes ridicules pour faire tomber ses tragédies; la haine proscrit Lucifer; la haine, à chaque vérité que proclamera le poète, se dressera devant ses pas et enlacera son corps dans ses anneaux formidables et sillonnera son flanc de blessures cruelles et plongera sa tête dans les larges plaies de sa victime, ardente à s'abreuver du sang de son ennemi; à chaque nouvelle morsure Laocoön bondira de douleur et de rage comme un taureau blessé et un esprit invisible pour finir cette lutte acharnée et mortelle emportera le chantre vers les cieux. | |
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Ne réfléchissons pas et continuons. A Salmonée succède Jephté (1659) écrit non pas en alexandrins, mais en vers de dix syllabes, suivant le précepte de Ronsard, alors le prince des poètes françaisGa naar voetnoot*). L'année 1660 est fertile; elle produit la bilogie de David: David exilé et David rétabli, suivie de Samson ét d'Adonias. En 1663 Vondel publie les Frères bataves et la tragédie de Phaéton; l'année suivante son Adam ou la tragédie des tragédies voit le jour, et en 1667 paraissent Zungchin, tragédie chinoise, et Noé, ses deux dernières pièces. Jusqu'à la fin de sa carrière dramatique le feu de son ardent génie n'avait cessé de jeter des flammes brillantes, et sa poésie ne s’était jamais lassée de fleurir d'une jeunesse toujours nouvelle malgré les glaces de son âge: Noé est un phare qui resplendit aussi loin que Palamède. Si nous jetons un coup-d'oeil sur les autres productions de ce génie si éminemment fécond, nous serons étonnés du nombre prodigieux d'ouvrages qui sont sortis de sa plume. Nous nous bornerons à un simple catalogue, que nous diviserons en un dénombrement de ses tra- | |
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ductions et un dénombrement de ses pièces originales. D'abord il a traduit huit tragédies, savoir: avec Hooft et Reael l'Hyppolite, et ensuite les Troyennes (1625) et l'Hercule furieux de Sénèque; l'Electre (1639) de Sophocle; l'Oedipe-roi, l'Iphigénie en Tauride (1666) et les frères ennemis d'Euripide, et avec Mostert et Victoryn Joseph à la cour de Grotius. En outre il a encore traduit les Métamorphoses (1671) et les Héroïdes d'Ovide, plusieurs chants de Lucain et de Stace, les odes d'Horace, les psaumes de David (1657) dédiés à Christine de Suède, et tous les ouvrages de Virgile (1660). Quant aux autres productions de Vondel, nous les trouverons pour la plupart inspirées ou par les factions religieuses et politiques qui divisaient la Hollande pendant une grande partie de sa vie et auxquelles nous venons de voir qu'il prit une si vive part, ou par la religion catholique à laquelle il voua sa lyre depuis qu'il avait passé à cette religion. D'abord il existe de lui, outre deux volumes de Poésies, un ouvrage intitulé: lettres des saintes Vierges martyres, (1642) dédiées à Marie, reine du ciel, (ces lettres sont une imitation des Héroïdes d'Ovide) et ensuite un poème en trois chants, sous le titre de Mystères de lautel, dédié à l'archevêque de Malines, qui lui envoya en retour un très précieux tableau, lequel finit, comme les bâtons flottants sur l'onde, par se transformer en méchante copie à l'examen des connaisseurs. Ces deux ouvrages firent beaucoup de bruit dans le monde littéraire et peu de bien à leur auteur. Enfin, pendant tout le cours de sa vie, Vondel ne cessa d'écrire des satires; on en a fait un recueil, mais il | |
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vaudrait mieux n'en pas parler. C'est dans ces pièces que le poète outragé sur son trône descendait dans la foule, se rapetissait, se faisait de la taille de la foule, et répandait sur elle tout le poison que les traits lancés sur lui avaient mis en son coeur. Comme un prêtre irrité il jetait un regard de mépris sur cette tourbe qui combattait pour de dogmes incompréhensibles, son âme se souillait à regarder ce tumulte, se mêlait à la terre, se remplissait de pensées basses, sales, haineuses, et il avait besoin de quitter ses saints trépieds, d'aller déposer sa bave et son fiel dans ce monde, objet de son dédain, afin de remonter ensuite plus pur et plus sacré vers son temple de poésie. Jetons sur ses satires le voile discret de l'indulgence, elles sont ses moindres titres à l'immortalité. Nous avons tenté de parcourir toute la carrière poétique de Vondel, nous l'avons suivi durant toute sa longue vie et par tous ses nombreux écrits. Quels trésors de poésie que tous ces volumes que nous n'avons pu que passer en revue sans plus ample examen! O Vondel, nous tombons à genoux devant le sanctuaire que tu t'es construit, nous t'admirons! Hélas! que le tableau va changer d'effet, la lumière se charger d'ombres, quand nous montrerons l'homme, le marchand de bas, au lieu du poète, du chantre inspiré! Mais je me trompe, il n'en sera que plus intéressant, que plus poétique: le contraste plaît, le malheur intéresse. Vondel ce n'était pas un joyeux compagnon, un bel esprit, un homme du monde; c'était tout simplement un bon bourgeois, bien tranquille, bien posé, bien honnête, de la grand'ville d'Amsterdam. Voulez-vous | |
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son portrait? Taille moyenne et bien faite; de l'embonpoint et beaucoup de couleur à la place de la maigreur et de la pâleur de sa jeunesse; des traits spirituels; des yeux bruns, vifs et perçants; un regard d'aigle; des lèvres minces; des cheveux courts et jadis bruns, mais que l'âge a blanchis. Il ne se déplace pas; il est ou au milieu de sa familie ou au milieu de ses confrères ou au milieu de ses livres, et soit qu'il se trouve avec sa famille ou avec ses confrères ou avec ses livres, toujours au milieu de ses amis; car, comme le dit de Clercq, Coornhert s'occupait des affaires de la patrie et de la religion, Spieghel était négociant, Cats homme d'état, Huygens homme de cour, Vondel n'était que poèteGa naar voetnoot*). Il épouse à 23 ans Marie de Wolf, comme lui de Cologne et fille d'un passementier. Deux fois ses bas l'appellent en Danemarck, (en 1628 et en 1657) il ne s'y amuse pas trop et retourne bien vite. Pour le reste, ils ne l'occupent pas trop ses bas. Dieu lui a donné une bonne femme active et honnête, à laquelle il abandonne la boutique, qui fait les affaires et prend soin des finances, car Vondel, comme beaucoup de poètes, ne sait pas calculer. Vondel ne vit lui que d'une vie toute intellectuelle, toute d'art, il se nourrit d'étude et de poésie, et il est heureux. Homme d'une volonté forte et qui ne s'ébranle jamais, il apprend le latin à 25 ans, le grec et la logique à 38. Il tend toujours vers son but, il ennoblit son génie, il polit son talent, il | |
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sait rester indépendant, et ne reçoit jamais rien du prince qui lui doit tant de beaux vers. Les affaires vont à merveille. Sa femme vend des bas, Vondel livre à la postérité les chants qui s'échappent de sa lyre. A l'une la prose, à l'autre la poésie. Sa femme est dans la boutique, marchande, agit, arrange, trotte par la maison et par la ville, écoute les nouvelles, sait tout ce qui se passe; lui est seul dans son cabinet, reste plongé dans ses méditations et dans son grand et antique fauteuil, vit dans le passé, dans les hauts-faits antérieurs, s'entretient avec les siècles écoulés, et n'entend aucun cri, aucun souffle de ce grand bruit qui s'élève de la foule qui bourdonne au dessous de lui. Quelquefois pourtant le bruit trouve moyen de monter jusqu'à sa retraite, jette une injure à son oreille, trouble la paix du philosophe en méditation, ange planant au haut de l'empyrée, et Lucifer tombe des cieux; Satan le tente et triomphe, et la langue du poète manque de paroles pour exprimer le profond mépris, l'immense haine, dont il voudrait étouffer ces hideux serpents qui le souillent de leur limon impur et s'échappent encore de ses puissantes mains. Jusqu'ici tout prospère, le commerce va bien et l'argent ne manque pas. Mais voilà que tout-à-coup la femme de Vondel tombe malade et meurt. Adieu sa tranquillité, adieu son bonheur, adieu son repos, adieu sa douce vie isolée d'artiste, adieu sa belle existence indépendante de poète, adieu pour toujours, adieu tout cela! Tout cela sa femme l'emporte dans la bière! Le poète est veuf, il est seul; qui viendra à son aide, qui prendra sur lui ses soucis, ses affaires? Son fils vient | |
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demeurer chez lui et se charge du commerce des bas. Ce fils est un mauvais sujet, très stupide et méchant, qui a une excellente femme. Cette femme suit la femme du poète, son mari en prend une autre, mais une comme lui cette fois, dépensière, acariâtre et de mauvaises moeurs. Les affaires commencent à aller mal. Le fils ne vaut rien, la femme ne vaut rien, les bas ne valent rien, bientôt la bourse ne vaudra pas grand' chose non plus. Le vieux père se désole, pleure, gémit, verse quelquefois dans le sein d'un ami la confidence de son malheur, de son affliction profonde, met à nu les blessures que lui font ses enfants, ct lâche alors de ces paroles qui font pleurer bien amèrement. En attendant les créanciers arrivent; le fils part pour Batavia, espèce de Botany-bay fashionable où vont tous ceux dont les familles désirent se débarrasser et qui sont à charge à la mère-patrie. Il meurt pendant le voyage. Dieu soit loué de cette mort! mais ce n'est pas son père qui l'eût dit. Les créanciers pourtant ne cessent pas de frapper à la porte du poète et d'user les marches de son vieil escalier. Le poète paye 40,000 florins pour son fils et se trouve le lendemain dépouillé, ruiné, vieux et sans ressources. Alors la ville d'Amsterdam vient à lui dans sa détresse et lui prêle des secours; ange protecteur, elle lui offre un petit emploi au montde-piété à 650 florins de gage pour le soutenir dans ses vieux jours. Le pauvre vieillard qui pour avoir des rides front n'en avait pas au coeur, forcé malgré lui et par besoin impérieux de se vouer au triste emploi qu'on avait eu la bonté de lui donner, s'acquittait assez mal de ses devoirs quand il se sentait assailli par un élan | |
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de poésie; alors il ne pouvait résister, il se jetait dans les bras de la Muse et le mont-de-piété restait abandonné. La régence s'en aperçut, et eut le bon esprit de le démettre de cette charge, mais en même temps la générosité de lui en laisser le salaire, afin qu'il pût finir sa vie en toute tranquillité. Oh! qu'il est triste souvent de jeter les regards sur la vieillesse d'un grand homme, qu'il est triste surtout de jeter les regards sur celle de Vondel! Il est seul maintenant, ses amis sont tous morts, ses cliers, ses grands, ses illustres amis, avec lesquels il a créé, consolidé sa langue, avec lesquels il parlait art, poésie, avenir, qui l'instruisaient, qu'il instruisait, auxquels il soumettait, auxquels il dédiait ses ouvrages; Reael, Spieghel, Visscher, Mostert, Victoryn, sont tous descendus dans la tombe. L'illustre Vossius; Hooft, le doux poète tout parfumé des fleurs de l'Italie; van Baerle, le savant van Baerle, ne sont plus; Grotius avec eux dort sous la pierre, avec tant d'autres qui étaient chers au poète. Vondel est seul; il est devenu étranger sur la terre à force de vieillesse, et, chène antique, regarde avec douleur les autres grands arbres que le temps a abattus avant lui autour de lui. Sa famille aussi a presque disparu. Son frère est mort à la fleur de l'âge; (1628) son fils, son mauvais fils, mais qu'il aimait pourtant encore de cette tendresse paternelle qui ne s'éteint jamais, est mort à la fleur de l'âge; sa compagne est morte dans la force, sinon à la fleur de l'âge, et le malheureux poète se tient au milieu de ces débris comme le vieux clocher d'un donjon qu'on démolit et qui attend que son tour arrive. Plaignons le pauvre poète infirme! | |
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Il n'a plus que sa fille, sa bonne fille Anna, qui est toujours près de lui, qui le soigne, qui le console. Mais elle aussi devait mourir avant lui, et tout le dévouement d'une femme ne put casser l'arrêt du sort qui avait condamné le poète à se trouver seul sur le bord de sa tombe, sans une douce main de jeune fille pour presser une dernière fois la sienne à l'heure du départ éternel, sans même un parent éloigné pour jeter sur son cercueil qui disparaît la terre suprême! On ouvrit le testament d'Anna. C'était un trésor de bon sens et d'amour. Connaissant le caractère de son père, sachant qu'il ne s'était jamais occupé d'affaires et que l'âge l'en rendait tout-à-fait incapable, elle avait nommé deux exécuteurs de ses volontés qui laisseraient au vieillard l'usufruit de son bien, lequel bien pourrait être dépensé par lui si la nécessité l'exigeait. Il y était ajouté que les dits exécuteurs lui donnassent deux servantes pour le soigner dans l'âge de l'infirmité et qu'on ne lui refusât rien de tout ce qu'il pourrait désirer. Après la mort du poète les biens d'Anna devaient être partagés entre plusieurs parents, quelques amis et quelques ecclésiastiques; et le peu de livres qui composaient ce qui restait de la bibliothèque de Vondel furent donnés en legs à certain prêtre qui n'eut pas même le temps d'attendre le dernier souffle du moribond et le força de les lui céder de son vivant. Mais le poète se repentit bientôt de sa faiblesse et pleura souvent, en regardant les rangs vides de son armoire, la perte de ses livres chéris, ses derniers et plus fidèles compagnons, qu'on avait emportés à ses yeux. . . . . O désespoir! O vieillesse ennemie!
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et qu'il est douloureux d'être si longtemps à mourir! D'abord et aussi longtemps qu'il y avait quelque espoir au fond de son coeur, il s'attachait de toutes ses forces à la terre, disant, - car il avait peur de la mort: - La mort me répugne, je désire la vie éternelle, mais je voudrais bien comme Elie être emporté vers elle. Mais lorsqu'enfin toute lueur d'espérance fut éteinte, le désespoir prit le malheureux vieillard, et un jour il s'écria de sa tremblante voix: - Oh! qu'elle vienne, la mort! Le char d’Elie ne descendra pourtant jamais, il faut y passer comme tous! Cette mort tant désirée ne se fit pas attendre. Vondel expira le 5 Février 1679, âgé de 91 ans, et le 8 du même mois il fut enterré par quatorze des plus grands poètes Hollandais de ce temps qui d'un élan unanime gravèrent sur sa tombe modeste: Vir phaebo et musis gratus Vondelius hic est. A ce nombre devait manquer Anslo, le chantre de la peste de Naples et de la saint-Barthélemy, qui avait préféré le ciel de Rome à sa froide patrie; mais parmi eux se seront trouvés les plus chers disciples de Vondel, Vollenhove et Antonides, dont il aimait à dire: - Je lèguerai deux fils à la poésie, dommage que l'un des deux soit prédicant! - et que cet homme loyal qui accueillait tout jeune poète qui venait vers lui, et qui s'intéressait aux jeunes talents qui ne de mandaient pas mieux que d'éclore et de s'ouvrir une route, avait protégés et guidés dans la carrière épineuse | |
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qu'ils voulaient parcourir, qu'il avait admirés plus tard comme poétes, qu'il avait chéris toujours comme des fils. Cortège digne de Vondel, le seul qui lui convenait, le seul qui était assez noble pour lui! Bien que Vondel n'ait pas joui pendant sa longue carrière des honneurs accordés publiquement au génie et que les princes d'Orange n'aient jamais même daigné faire l'aumône à leur Homère dont le jeune guide venait d'expirer entre ses bras, le zèle particulier et l'en thousiasme qu'inspire toujours le génie à ceux qui savent l'apprécier, n'ont pas manqué de lui témoigner largement leur estime et leur admiration. Christine de Suède lui offrit une chaîne d'or et une médaille de la valeur de 500 florins pour des vers composés en son honneur; les bourguemaîtres d'Amsterdam lui donnèrent une belle coupe d'argent pour les beaux vers qu'il avait composés à l'occasion de l'inauguration du nouvel hôtel-de-ville; en récompense de son poème sur la construction de l'arsenal maritime ceux de l'amirauté lui envoyérent un bassin d'argent avec une cuiller du même métal; la princesse Amélie, veuve de Frédérric-Henri, lui fit présent d'une médaille d'or en reconnaissance d'un épithalame sur le mariage de sa fille avec le prince d'Anhalt, et Buysero, doyen de l'église de Sainte-Catherine à Eindhoven et secrétaire de la ville de Flessingue, lui donna pour la dédicace de sa traduction des métamorphoses d'Ovide une magnifique tasse en vermeil. Si nous jetons les yeux sur le caractère des ouvrages de Vondel, nous devons convenir que les écarts de son goût surpassent peut-être la grandeur de son style. L'é- | |
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ducation négligée du poète se fait sentir jusque dans ses dernières productions. Il n'a pas les défauts de la médiocrité, mais il a ceux du génie mal venu, et c'est cela même qui les fait pardonner. Vondel était avant tout poète lyrique; ceux de ses morceaux qui sont purs de tout alliage et de tout reproche sont des odes: lisez les choeurs de ses tragédics. Vondel possédait encore à un degré éminent le génie de l'épopée, mais il avait le moins de droits au titre de poète dramatique, et cela malgré les trois volumes de tragédies qu'il a laissés. Mais aussi quelle espèce de tragédie que la sienne! La forme aristotélique rigourcusement observée et appliquée à des sujets sacrés ou modernes; des beautés nombreuses de style; des récits, des vers magnifiques, mais rien de ce qui fait le poète dramatique; pas de caractères nettement tranchés, finement observés, dessinés avec amour; pas de coups-d'oeil profonds dans l'âme de l'homme, pas d'Yago, pas d'Hamlet; pas de situations attachantes; pas de scénes habilement ménagées; pas d'intrigue ingénieusement dénouée; de belles tirades, mais point de dialogue, point de mouvement; presque toujours le poèle, presque jamais le personnage; enfin des poèmes épiques en récit et coupés sur le patron des tragédies grecques, Homère moins le τὸν δ'απαμειβο΄μενος προςέφη et le ‘Ὠς ἒΦατ’. Non, où la vraie grandeur, la vraie magnificence, la vraie vigueur, le vrai sublime de Vondel résident, c'est dans le style, dans la diction; diction grandiose, haridie, neuve, pompeuse, voilée souvent des ombres mystiques du catholicisme, quelque peu redondante et enflée, mais noble toujours; style sonore, grave, plein de nombre, toujours inspiré, | |
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à la démarche royale et altière comme une période de Bossuet, osant tout dire, et relevant alors la vulgarité de la pensée. par la grandeur de l'expression, la crudité de la forme par la sublimité de la pensée
1834. |
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