Prose et vers
(1838)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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I.- Je suis ruiné! Ces mots qu'accompagnait un profond soupir sortaient, suivis d'un blasphème terrible, du plus profond des entrailles de Simon von Thranne, jeune peintre aimable pourtant et de bonne mine, qui venait de perdre une fortune assez considérable par la faillite d'un banquier de Paris. Le matin déja des discours à voix basse, des phrases inachevées, des avertissements charitables, mais prudemment obscurs et mystérieux, - sinistres avant-coureurs! - avaient éveillé ses soupçons, jeté l'inquiétude en son coeur, et bientôt la foudroyante certitude était venue hardiment et sans peur jusqu'à lui. Pâle et chancelant il s'acheminait vers sa demeure. Tout lui paraissait hideux et sombre, tout lui faisait mal, - la voix des hommes, la multitude, la rue, les pavés, - tout ce qu'il voyait, tout ce qui frappait son oreille; son âme se heurtait à tous les mauvais côtés des choses et glissait sur tout ce qu'il y avait de bon, de consolant, de doux, de salutaire, autour de lui. Sa pensée bouillait; tout ce qui remuait autour de | |
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lui excitait l'inquiète pensée qui élargissait en la rongeant la plaie saignante de son coeur. Il aurait voulu avoir des ailes pour s'envoler loin du bruit, loin du fracas, dans son cabinet, dans ce solitaire réduit que l'on sait si peu apprécier, cage dont le verrou n'est qu'en dedans et qu'on désigne lorsqu'on dit: chez moi. Etre chez soi! c'est à dire, rentrer au dedans de l'intimité de son existence; être seul, avec la fantaisie, ou avec la Muse, ou avec la rêverie, et toujours avec l'intelligence, sérieuses mais aimables enchanteresses qu'on respire et qui ne se font jamais voir. Ce serait la du moins, dans cette retraite, qu'il pourrait méditer en paix sur son malheur, - car il y a de la douceur, de la volupté à ruminer son infortune, cela soulage; - qu'il pourrait y réfléchir en silence, qu'il pourrait se répéter à loisir et à satiété: je suis ruiné! dans tous les tons et sous toutes les formes, et savourer en se la redisant vingt fois cette phrase déchirante. Il arrive chez lui, se jette sur sa chaise, joint ses mains et dit avec froideur, mais avec cette froideur du désespoir qui glace et fait frémir: - C'en est done fait, je suis ruiné! Plus rien au monde! Avec mon argent tout m'a quitté. Oh! les hommes, les hommes! Encore un qui me trompe, qui est venu à moi doux et affable, qui s'est asservi mon inexpérience, et voilà qu'il me vole, qu'il me perd! Que faire? On se respecte, on va dans le monde, on ne se dégrade pas ainsi. On porte le coeur haut, on ne dit pas, on ne se dit pas: j'ai fait une imprudence, j'ai été trompé, j'ai été dupe. Si j'allais être ridicule! Oh! que devenir! Ne se fait pas ouvrier qui veut. Ne se fait pas valet qui a été maître. Oh! s'il y avait quelqu'un qui voulût recevoir la confidence de | |
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mes ennuis, à qui j'eusse le courage de parler comme en cet instant je me parle à moi-même, le courage de donner à feuilleter le livre entier de mon âme! mais j'ai beau regarder autour de moi, désormais je ne dois m'attendre qu'à rencontrer des inconnus. La société me tournera le dos maintenant. Je n'avais que des connaissances, elles ne me connaîtront plus. Connaissances, indifférences! Connaissances, arbres qui plient quand on veut s'appuyer contre leur tronc! Oh! je suis bien malheureux! Ma bonne Allemagne, je vous regrette! Je n'ai plus d'amis, je les ai oubliés. Mais je l'ai voulu, n'importe! Il est des choses qui n'ont pas de retour, eux aussi ils m'auront oublié. Je n'en regrette qu'un, qu'un seul!... Pourtant je l'aimais bien, lui!... Loin de moi cette amére pensée, ne nous reprochons rien. Coeur étourdi, qui ne savais pas comprendre la faiblesse d'un autre coeur; mauvaise langue, qui as détruit toute une vie de bonheur par un instant de légèreté, par une phrase commencée, achevée dans l'espace d'une seconde, qui es venue brusquement plonger ton dard sans pitié dans un tendre coeur trop facile à blesser, qui l'as détourné du chemin qui le conduisait vers le mien!... Hélas, hélas! encore une page à déchirer du livre de ma vie! Et cela est perdu, perdu à jamais, comme ma fortune! Et le pauvre jeune homme pleurait et ne trouvait pas d'issue pour sortir de l'abîme où un scélérai l'avait poussé. Il était désolé. Il se sentait si profondément malheureux qu'il aurait voulu rendre ses meubles les confidents de ses peines, qu'il en aurait parlé à son chien s'il avait eu un chien. Et ce n'était pas le regret seulement d'avoir perdu sa fortune qui l'accablait, mais l'orgueil ne jouait pas un | |
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rôle moins important dans ses chagrins, car, - nous venons de le voir, - il se disait déja qu'il venait de descendre l'échelle de quelques degrés, qu'il allait tomber dans une classe inférieure de la société, que le monde où il avait vécu lui serait fermé désormais, et mille autres choses les unes aussi tristes que les autres. - Voilà donc tout ce qui me reste, dit-il après un silence, en jetant sa bourse avec force sur la table. - Oh! s'il y avait un moyen de féconder cette misérable poignée d'argent, dont hier j'aurais fait l'aumône au premier mendiant venu!... A ces mots il jette son coude sur la table et reste quelque temps dans cette attitude la main sous la tête et les yeux sur la bourse. Tout-à-coup ses traits sombres s'adoucissent, s'effacent peu à peu tout-à-fait jusqu'à devenir riants; on dirait que ses yeux éteints jettent des lueurs d'espérance, sa bouche s'ouvre légèrement. - Eh! mais, dit-il, rien n'est plus facile, comme s'il se répondait à sa dernière phrase. Oui, tentons la fortune! Je ne risque rien; ce que renferme cette bourse est de peu de valeur; si je perds, ce ne sera pas assurément de bien haut que je tomberai, tandis que si le sort m'est favorable... Qui sait? je pourrai aller loin. Oui, allumons mes esprits à la flamme du jeu, triomphons ou mourons sur le champ de bataille du tapis vert! Allons! du courage! Je vois la fortune me sourire, les cartes sont là qui me font signe; c'est une inspiration, l'écouter un devoir! Oui, méprisable argent, nous te ferons épouser le beau tapis et nous verrons si tu nous enfanteras une lignée pareille aux étoiles du ciel ou au sable des mers! A ces mots il sort dans les convulsions du délire et | |
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porte, - pour la première fois! - ses pas vers une maison de jeu. En allant vers la maison de jeu le coeur lui battait comme à un homme qui se rend pour la première fois à un mauvais lieu. En des moments plus paisibles il se serait fait des reproches, il y aurait eu combat en son âme; maintenant il n'y avait que désespoir aveugle, aveugle espérance, qui le poussaient, qui l'entraînaient vers le repaire au sortir duquel tant d'hommes se sont détruits, se détruisent, se détruiront. Il avait perdu la tête; le jeu, seul brin de paille οù s'attachait le pauvre naufragé, le jeu seul lui rendrait sa fortune, lui ferait redevenir celui qu'il venait d'être. Le malheureux! un autre a ses parents, un autre a ses amis, un autre a son talent, car la bourse de l'artiste c'est son génie; - des parents, il n'en avait plus; des amis, il les avait préférés à un sol étranger; du talent, il en aurait un jour, mais il ne tenait que faiblement encore le pinceau et la palette; il n'y avait qu'un seul être au monde qu'il regrettât, qu'il n'avait pas su apprécier, qu'il avait blessé, qu'il avait offensé, et qui était,... οù? Il ne le savait pas, peut-être dans le cercueil, toujours bien loin de lui, et qui n'aurait pas sans doute gardé le plus léger souvenir de son compagnon d'enfance; il n'avait plus pour soutien, pour appui, pour confident, que le jeu, l'infàme, l'exécrable jeu, avec sa passion violente, ses courtisans crapuleux, ses rires de l'enfer, ses yeux secs, ses joues creuses, ses cheveux hérissés, le jeu avec son atmosphère empoisonnée qui ternit l'àme, flétrit le coeur, altère la pensée! Il gagne, il gagne beaucoup. Demain il reviendra, demain il se replacera sur la honteuse banquette; le premier | |
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pas est fait, il croit à son bonheur, il se dit que c'est le ciel qui l'inspire. Le coeur soulagé, se sentant de nouveau cet aplomb qui nous revient avec la richesse, il rentre chez lui, ayant foi en lui-même, regardant l'avenir sans frissonner, voyant toujours le jeu qui lui fait les yeux doux et murmure à son oreille: persiste, persiste. Son portier lui remet une lettre. Après avoir étalé devant soi l'argent qu'il vient de gagner, il s'assied. ouvre la lettre et y trouve la somme de deux mille francs en billets.
A Monsieur von Thranne. J'apprends, Monsieur, que le malheur est arrivé que je prévoyais depuis un an. Votre banquier a fait faillite. C'était un homme fourbe et sans conscience; je vous avais averti, mais vous ne m'avez pas écouté et vous voyez ce qui arrive. Mais l'heure de l'infortune n'est pas celle des reproches. Vous vous êtes laissé séduire par des dehors obligeants, par la ruse et la perfidie cachées sous le manteau de la bienveillance; c'est là encore une preuvé de la pureté, de la virginité de votre coeur qui ne sait pas encore combien le vice et la méchanceté sont jolis, et qui se plaît à ne voir que le côté le plus favorable de tout ce qui l'entoure. L'âge vous détrompera. La lecon que le ciel vous donne en ce jour est trop frappante pour ne pas vous laisser une impression pour la vie, et dès cet instant vous serez plus circonspect. Pourtant ne vous laissez pas abattre par l'infortune, cela est indigne de l'homme. Point de faiblesse! Soyez ferme, ayez courage dans l'avenir, restez grand dans l'adversité! Travaillez; s'il le faut, gagnez votre pain à la sueur de votre front, on vous en respectera da- | |
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vantage. Soyez. persuadé de la part que je prends à la perte que vous venez d'éprouver; personne plus que moi n'espère voir s'améliorer votre position.
Point de nom, point de date, pas un mot sur l'argent envoyé, rien que cela. Que l'on juge de l'impression que firent cette somme et cette lettre sur l'esprit de Simon. Il regarda longtemps stupidement, anéanti les caractères inconnus, et resta plongé dans une même et ineffable perplexité. Il aurait oublié de prendre haleine. Enfin il put trouver des paroles. - Encore, s'écria-t-il, encore! Ange qui t'attaches à mes pas et qui me suis en tout lieu, qui donc es-tu? Sublime inconnu, s'il m'est défendu de te voir, de te contempler, où donc est ton idole pour que je me jette devant à genoux et en embrasse le sacré piédestal. Oh! laisse-moi t'adorer, bon génie, qui me relèves chaque fois que je tombe, qui me cries, abîme! quand je crois mettre le pied sur des tapis de fleurs. Es-tu dans le ciel, es-tu sur la terre? C'est aujourd'hui pour la quatrième fois. Une femme me trompe, ma vie est en danger, tu es là en sentinelle, tu m'ouvres les yeux; un homme sait gagner mon affection, tu me dig: retourne, fuis cet homme! Maintenant je ne vois que trop combien tes soupçons étaient justes. Hélas! pourquoi ne pas t'avoir écouté quand tu me disais de me mettre en garde contre les prévenances de cet infâme banquier? Mais aussi il était si profoadément corrompu, sa bonté dangereuse avait pris un tel ascendant sur moi, il savait si habilement déguiser ses coupables intentions, ses paroles avaient gagné un em- | |
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pire si irrésistible sur mes esprits, que je fus ébloui, fasciné, que je fermai l'oreille aux conseils? que je me laissai tout doucement glisser dans le piège. Puis il ajouta, - tellement la passion du jeu fait de rapides ravages dans l'âme de l'homme: - Je suis sauvé maintenant! j'emporte cet argent, je gagne encore et me voilà remonté d'où j'étais descendu. Encore un coup de la fortune et je suis ce que j'étais. Et le visage de Simon avait une expression singulière de bonheur; il souriait, il était plein de contentement, d'espérance, plus que cela, de certitude. Il se sentait riche déja, il était sûr de gagner, perdre pour lui était chose impossible! Ainsi cet argent qui lui avait été envoyé par une main amie et charitable afin de le soulager dans sa détresse, devait tourner à mal dans son esprit déja porté vers un but pervers. Il prit la somme, s'en fut à sa maison de jeu, gagna, perdit, gagna, perdit encore, continua de perdre. A mesure que la fortune lui était contraire sa fureur s'allumait, ses poings se crispaient? sa poitrine se soulevait; tandis que l'une de ses mains jouait, l'autre se cachait dans ses cheveux qu'elle tenait fortement. A chaque nouvelle perte il se cognait le front et se prenait la chevelure avec une rage nouvelle. Il était comme celui qui se sentant noyer tente encore de regagner le rivage et que la force des flots en repousse à chaque nouvel effort; à mesure que les vagues s'opposent, ses mouvements deviennent plus vigoureux, et sa furie s'accroît en raison du péril. Il était hagard, il était hideux; ses yeux sortaient de leurs orbites, son haleine fatiguait sa poitrine. Il perdait toujours. Quelqnefois la fortune traîtresse lui jetait | |
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bien quelques grains d'or, mais c'était pour les lui reprendre ensuite avec usure. Il jouait stupidement, sans calculer la chance. Enfin il finit par perdre tout. Alors, sans même pousser un soupir, il prit son chapeau et disparut. Personne n'y fit attention et le sillage qu'il avait fait dans la foule s'effaça aussitôt derrière lui; seulement il y avait dans un des coins les plus reculés de la salle quelqu'un qui ne jouait pas et qui parlait bas à un autre qui paraissait son domestique et auquel il montrait le joueur d'un signe d'yeux et de tête. Ces deux hommes sortirent ensemble de la maison presque au même instant que Simon. Simon ne les apperçut point, car il avait la fièvre, il était bouleversé, il sentait bien qu'il était perdu sans retour et le remords le tordait sur un lit de tourments. Enfin pouvant trouver un cri et contractant son visage comme pour en faire jaillir des pleurs qui ne voulaient pas venir jusqu'à la paupière: - Oh! s'écria-t-il, n'avoir pas même de quoi mourir! Il ne lui restait que le suicide. Peu à peu sa raison et son calme revinrent. Pourtant sa résolution était prise. Il en était à son dernier jour. Qui est-ce qui songerait à lui? Le peu de personnes qu'il fréquentait se diraient: c'est dommage! Pendant deux jours ce serait une nouvelle, et une nouvelle assez insignifiante, qu'elles se raconteraient au bal ou à la promenade, entre une invitation et une déclaration d'amour, et ce serait tout. Rentré chez lui, il reçut un billet de la part de Madame la baronne de Causse. C'était-là une personne à laquelle il n'avait pas encore pensé, tellement tout son être était altéré depuis son malheur. Madame de Causse lui avait | |
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toujours témoigné beaucoup d'intérêt, il l'allait trouver souvent et surtout alors qu'il avait quelque chagrin à épancher; d'ailleurs c'était une femme dont il aimait la conversation de bon goût et qui ne lui semblait inspirer que beaucoup de confiance. Cependant il n'avait pas encore pensé à elle, comme aussi il semblait presque avoir oublié le protecteur mystérieux qui l'avait si souvent sauvé par ses conseils, qui hier encore lui avait si généreusement ouvert sa bourse. En ouvrant le billet il se sentit illuminé comme d'une lumière céleste, lui qui venait de tomber si bas, et qui de cette société avilie, sale, dépravée, infernale, au milieu de laquelle il s'était jeté, se sentait emporté en quelque sorte au doux contact de ce billet élégamment plié par une main qui lui était chére, dans une atmosphère de puretè et de bonne compagnie. A M. Simon von Thranne. Ce peu de mots semblaient avoir couté beaucoup d'efforts à tracer. - J'irai, dit Simon après avoir réfléchi, et peut-être en disant cela il lui revenait quelque espérance. Elle aura appris la faillite de mon banquier, elle voudra me consoler.... me voir du moins. Ce billet est écrit avec une agitation extraordinaire, les expressions en sont d'un intérêt si tendre, expriment un empressement... C'est | |
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comme si elle savait!... Mais non, cela n'est pas possible. Oh! si elle savait tout, elle ne voudrait plus entendre prononcer mon nom! Allons, voyons-la! ce sera pour la derniére fois. Quand l'horloge sonna huit heures, Simon était chez la baronne. | |
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II.La baronne de Causse appartenait à une espèce de femmes qui est, hélas! bien clair-semée dans le monde. Elle unissait aux grâces de l'esprit, assez communes chez une personne de sa naissance, un extérieur agréable et les charmes d'une conversation toujours intéressante et choisie. Mais elle avait encore, outre ces dons, le bonheur de sentir vivement, de plonger de toute son âme dans les douleurs d'autrui, en même temps que celui d'y compâtir et de se plaire à les soulager par de douces paroles ou par de sages conseils. Son coeur ne s'était pas, comme chez tant d'autres femmes, usé dans la société des hommes et à voir la foule onduler autour d'elle. Reine des salons du grand monde, elle savait, dans les réunions, dans les fêtes, mêler à la joie les mots piquants et les riens délicieux dont elle seule semblait avoir le secret. Elle savait répandre autour d'elle ces fleurs qui embellissent toujours celle que la nature a pris plaisir à douer d'un esprit supérieur, mais bien au-dessus de cette multitude qui folâtrait autour d'elle et jusqu'à laquelle elle s'abaissait si gracieusement et si volontiers, ce n'était que chez elle, dans le cercle d'un petit nombre de relations intimes, qu'elle se donnait comme elle était; là elle savait causer avec tant de naïveté, tant d'abandon, de bonhomie; là elle savait jeter tant d'intérêt sur les moindres bagatelles, les moindres anecdotes qu'elle se | |
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hasardait à conter, et laissait jouir librement ceux qui restaient suspeudus à ses lèvres du charme séduisant de sa parole. Quelquefois elle faisait céder, et sans qu'on s'en aperçût, les rires et les folâtreries à des réflexions plus sérieuses, et ses discours prenaient un ton qui sans rien perdre de sa douceur habituelle, imprimait le respect et l'admiration à tous ceux qui l'entouraient; c'étaient alors des discours sur les lettres, sur la poésie, ou bien sur les qualités de l'âme, sur la manière de supporter l'adversité, de se conduire dans la vie; son âme s'exaltait en parlant de vers et de vertu, sa voix harmonieuse et pure avait de ces accents qui trouvaient tout de suite le chemin du coeur, et on l'admirait, on l'écoutait avec ivresse comme un être d'un ordre supérieur. C'est à ces petites réunions que Simon fut admis. La baronne l'avait distingué parmi les personnes qu'elle rencontrait dans le monde et ensuite parmi celles qu'elle recevait chez soi. Avouons-le, quoique elle-même ne se l'avoua pas, la baronne s'éprit du jeune artiste. Fut-ce à cause de sa belle tournure, de ses cheveux châtains bouclés et de son regard rêveur et candide, ou de son coeur naïf et pur, malgré ses vingt-un ans, - car aujourd'hui on est vieux au sortir du berceau, - de son âme ouverte à tout le monde comme à toutes les impressions honnêtes et nobles? nous ne savons rien, si ce n'est que Madame de Causse l'aimait. Cependant, en femme qui ne se faisait plus illusion, elle voulait renfermer à jamais en son coeur un amour que la différence de quelques années - elle avait vingt-sept ans - et plusieurs autres raisons défendaient de nourrir. Elle se contraignit; elle avait trop d'estime pour Simon et pour soi-même, pour qu'elle voulût, en laissant percer | |
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son amour, se rendre ridicule en même temps que Simon. Cependant, et pourtant sans qu'elle connût pour cela ni les relations, ni les circonstances de la vie du jeune peintre, par tous les artifices qu'une femme d'un esprit aussi subtil que le sien acquiert en fréquentant le monde, elle avait réussi à force de prévenances, - non pas de ces prévenances coquettes ou sottement obligeantes qui ouvrent les yeux aux jeunes gens même les plus novices, - mais à force de bontés et de témoignages d'intérêt, témoignages qui n'étaient que trop sincères, à l'accoutumer à venir de temps en temps causer auprès d'elle, le soir, au coin de son feu. Le plus souvent alors la conversation prenait, ou plutôt la baronne aimait à faire prendre à la conversation une nuance un peu mélancolique, d'ailleurs elle avait remarqué que Simon trouvait du charme à se laisser aller avec elle à la rêverie, et que, à mesure qu'elle versait dans son âme les secrets de la sienne, - la confidence est si douce aux tendres coeurs! - les tristesses de l'âme de Simon commençaient à se montrer à la surface, et que souvent il lui était échappé alors l'aveu de telle ou telle peine qu'à force d'intimes épanchements elle parvenait à arracher de son coeur. Alors il se sentait soulagé, délivré comme d'un pesant fardeau, quoique en effet la plupart de ses chagrins semblaient d'assex, peu d'importance; mais ce sont justement ces sortes de peines qui pèsent bien souvent le plus lourdement quand il faut les étouffer, et la baronne avait surpris plusieurs fois une larme qui brillait dans l'oeil de son jeune ami, au son de certaines paroles qui semblaient retentir bien douloureusement dans son coeur; alors elle s'était efforcée de le consoler, d'adoucir autant qu'il était en elle les souffrances qu'il pouvait avoir et dont elle n'a- | |
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vait jamais pu pénétrer, dont elle n'avait jamais vouIu demander la cause. Vers deux heures, comme madame de Causse était occupée à lire un roman nouveau qu'elle avait entendu vanter dernièrement par quelques hommes de lettres, on annonça monsieur Gollber. Arnold Gollber était un jeune poète allemand assez agréable dont la réputation commencait à se faire jour à Paris et dont elle aimait beaucoup les poésies qu'on venait de traduire en français. Il pouvait avoir vingt-quatre ans. Il était grand et maigre, et ses traits n'auraient eu rien de remarquable si ses yeux n'avaient donné à son visage un certain caractère de langueur et de tristesse, et n'avaient relevé l'expression de sa physionomie qui du reste était calme et vulgaire. Il était fort pâle et visiblement ému. La baronne se leva avec beaucoup de grâce aussitôt qu'elle le vit entrer. - Pardonnez, Madame, lui dit-il, si j'ose me présenter devant vous inconnu comme je suis et.... - Inconnu, Monsieur? Vous vous trompez... Et elle lui montra un volume de ses poésies richement relié qui faisait partie des livres qui couvraient la table. - Au contraire, Monsieur, continua-t-elle, je suis heureuse de l'occasion que vous voulez bien m'offrir de vous témoigner mes remercîments des heures délicieuses... - Madame, votre indulgence me fait rougir, mais le sujet qui me procure l'avantage de vous voir n'a rien de littéraire, je vous jure. Il est d'ailleurs d'un si haut intérêt pour moi.... | |
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Et en voyant son émotion devenir plus forte: - Et quel est donc le motif qui me donne l'avantage de vous voir chez moi? demanda Madame de Causse presque curieuse. - Madame, il s'agit de sauver un ami. Vous, Madame, vous seule le pouvez. Je m'abandonne entiérement à vous. Puis il reprit avec calme: - Vous voyez quelquefois et vous avez accueilli chez vous le jeune Simon von Thranne... La baronne pâlit. Gollber continua. - Et sans doute vous avez appris déja la faillite de son banquier Delors. Elle jeta un cri. Elle ne put se contenir. - La faillite de Delors, dites-vous? Simon est donc ruiné!... Et moi qui n'en savais rien! Il est ruiné, toute sa fortune était entre les mains de cet homme! Eh bien, Monsieur, que voulez-vous? je suis là, ordonnez, que puis-je avoir le bonheur de faire pour lui? - Que je suis heureux, Madame, de vous voir prendre un si vif intérêt à mon meilleur ami! - Il est vrai, reprit-elle plus tranquille et craignant de s'être laissé deviner, je vois ce jeune homme depuis le temps qu'il habite la capitale, et plus je l'ai observé, plus il m'a donné une haute opinion de son caractère et de l'élévation de ses sentiments; il vient assez souvent chez moi le soir, et nous causons; mais toujours, et j'ai remarqué cela chaque fois qu'il est venu ici, plus il est seul, plus il est triste; quelquefois il me laisse plongée dans une telle mélancolie, dans un tel accablement, que, restée seule, je ne puis retenir mes larmes et que je pleure sans savoir | |
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ce qui peut étre la cause de mon affliction. Il a un secret, qu'il ne veut ou qu'il n'ose pas découvrir; son coeur saigne par quelque côté. Non, il n'est pas heureux. Dans le monde cela se déguise, mais dans l'intimité on s'aperçoit aisément des blessures du coeur. Jamais je n'ai voulu lui parler ouvertement de cela, je n'ai jamais voulu lui demander l'histoire de sa vie, et lorsque parfois je me suis hasardée à jeter un regard dans son âme, il savait si adroitement détourner le discours et me faire sentir que je lui faisais mal, que je me repentais de mes paroles et m'en voulais d'avoir touché cette corde. Mais vous, Monsieur, qui êtes son ami, si vous pouviez..... - Madame, avant de vous faire connaître le motif qui m'amène, il est de toute nécessité que je vous raconte ce qui est bien certainement la cause, de cette mélancolie habituelle dont vous venez de me parler; je le voudrais, que je ne saurais l'éviter. Simon et moi, nous sommes amis dès l'enfance. Notre amitié n'a pas été formée comme celle de la plupart des jeunes gens que le plaisir ou les mêmes études unissent pendant le tourbillon de quelques bruyantes années, et qui s'en vont errants ensuite chacun de leur côté sur la terre et ne gardent de leurs relations antérieures qu'un vague souvenir qui disparaît le plus souvent avec l'âge dans les brumes de la jeunesse. Comment notre amitié nous est venue, je ne saurais vous le dire, Madame, mais un jour nous nous sommes trouvés amis, et à la pensée que l'un de nous mourrait un jour nous avons senti nos yeux qui pleuraient; la vieille histoire de Philémon et Baucis se réveille dans chaque coeur surpris par l'amitié ou par l'amour. Nous nous aimions enfants, adolescens nous nous sommes retrouvés aux cours de l'université, toujours | |
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avec les mêmes sentiments, avec le même coeur, avec les mêmes penchants l'un pour l'autre. Et pourtant, Madame, il faut le dire, nous n'avions pas tant de conformité de goûts et de caractère qu'on aurait pu le supposer en voyant notre intime liaison. J'étais d'une nature calme, tranquille, réfléchie; Simon était pétulant, gai, folâtre, et ressemblait au hanneton qui va se briser étourdiment contre la première muraille venue. Oh! j'ai dû bien des fois corriger ses erreurs, réparer ses bévues. Quand son inconsidération l'avait bien entortillé dans un pas difficile et qu'il ne savait plus s'en tirer, il perdait la tête et se serait livré à tous les excès du désespoir et du découragement si je n'avais pas été là pour l'arrêter en chemin. Toutefois malgré ses petite sfaiblesses c'était un coeur précieux, un coeur d'or; son âme était une source limpide où l'oeil plongeait jusqu'au fond sans découvrir la moindre impureté. Il était brave et franc, et se donnait comme il était, avec toutes ses fautes mais avec toutes ses qualités, et les premières disparaissaient dans les secondes. Oh, Madame, c'était un rare trésor! Si je me rappelle à cette heure les jours que nous avons coulésensemble, je me dis toujours que ce temps fut le songe le plus doré de ma vie, songe trop tôt évanoui où j'avais toujours un autre moi-même qui recevait la part de tout ce que j'avais sur le coeur, douleur ou plaisir, peines ou joies, et qui partageait tout, doublant les plaisirs et les joies, adoucissant les douleurs et les peines; temps de bonheur, οù j'avais toujours un homme à obliger, un être à rendre heureux, une idole à parer. Oh! croyez-moi, si l'amitié, comme on le dit, a repris son vol vers le séjour céleste, sa dernière demeure a été en nos coeurs... Puisse-t-elle y retourner un jour!.... Pardonnez, Madame, je m'égare, je me perds dans les | |
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doux rêves qui furent un jour des réalités. Oui, cette belle existence, vous ne le croyez pas, Madame, détruisit un seul moment d'inconsidération. Ce fut quand je commençais ma carrière littéraire. Quelle raillerie est plus cruelle que celle qui s'attache aux faibles productions d'un jeune auteur? Ah! vous le savez comme moi, ce que c'est que l'amour-propre, l'amour-propre d'un poète, et quelle est sa douleur, quand aux premiers pas dans la carrière, on en veut au seul rameau de laurier qu'il a su conquérir. Le poète victorieux et triomphant se laisse arracher sans qu'il y songe ces fruits de sa gloire, il détourne à peine la tête, il en est si chargé lui de couronnes! mais quand on n'est rien encore et qu'on veut être quelque chose, pensez donc! Moins on a, plus on est avare. Eh bien, Madame, Simon a la dureté de m'attaquer par ce côté, par ce côté faible et facile à blesser de mon coeur. C'était à une fête, il osa devant une société entière,.. il a pu.... Passons outre, Madame. Et Gollber s'essuya les yeux. - Me voir traité avec si peu de ménagement par celui que j'aimais avec tant de tendresse! C'en était trop pour moi. Pour la première, l'unique fois, la voix de mon amitié s'éteignit; oui, je l'aurais égorgé! S'il m'avait dit les mêmes choses dans un autre lieu, je les eusse peut-être supportées, mais là, environné de visages qui se faisaient agréables et qui souriaient pour cacher leur envie, leur haine ou leur mépris, de personnes qui m'inspiraient de la méfiance et que je redoutais, parce que j'étais sûr des mauvais sentiments et de la jalousie qu'elles me portaient, voilà ce qui était horrible! Je me sentais ridicule, je rougissais, je suffoquais! Et pourtant il n'avait pas eu le dessein de m'offenser, j'en | |
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étais bien persuadé, il en était incapable; mais il s'était oublié, il n'avait pu résister au désir de faire rire; - ah! ils sont bien méchants souvent, bien dangereux, les bons mots! Frappé au côté le plus sensible, je résolus bien dans la fougue de ma première fureur, de ne jamais le revoir. Lorsque mon calme fut revenu, il me vint d'autres idées, mais je me disais pourtant, et cela ne me semblait que raisonnable, qu'il était du devoir de Simon de venir me trouver et d'implorer un pardon que je ne demandais pas mieux que de lui accorder. Peu à peu mes anciens sentiments pour lui recommencèrent à surnager et je ne concevais pas que lui-même il pouvait supporter si longtemps un refroidissement, quand moi de mon côté j'avais besoin d'invoquer toute ma constance pour ne pas aller vers lui et me jeter à son cou. Hélas! on est jeune, on ne veut pas faire le premier pas, un faux honneur nous retient et le repentir vient toujours d'un pas trop lent. Cependant Simon se cache, il ne se fait plus voir, il évite le monde. On m'interroge sur la cause d'une conduite si singulière, et je communique à mes amis, qui étaient aussi les siens, ce qui s'est passé entre nous, en les suppliant d'employer tous leurs moyens pour redresser cette affaire. Jugez de mon étonnement quand peu de jours après on vient me prévenir que Simon est parti pour Paris, où, à ce qu'on prétend, il veut continuer ses études. Madame, ce fut un coup de foudre pour moi. Une rupture, une séparation éternelle! Et c'était lui qui avait pu briser le doux lien qui nous avait si longtemps et si étroitement unis, c'était lui qui n'avait pas hésité à s'arracher de sa propre volonté à ce coeur qui l'aimait tant, à tous ses autres amis, à ses relations, à sa patrie! Et pourquoi? Sa conduite me paraissait | |
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inexplicable. Il était devenu un besoin pour mon existence; comment pourrais-je vivre sans lui? C'était en agir bien cruellement envers moi. Mais il fallut se résigner. Un an s’écoula. Simon était mort pour moi, comme pour tous ceux qui l'avaient connu. A ma demande un de mes compatriotes établis dans la capitale réussit à me donner quelques renseignements sur son compte. Simon avait abandonné les études et cultivait ses talents pour la peinture sous la direction d'un artiste distingué, on le disait même un des jeunes gens qui avaient le plus d'avenir, mais il s'était jeté dans les bras d'une femme qui le trompait, le dépouillait, et dont on craignait le voir tomber tôt ou tard la victime. Cette femme faisait partie d'une des ramifications d'une nombreuse bande d'assassins! A cette affreuse nouvelle je vole à Paris, et parviens, non sans peine, à me mettre sur les traces de Simon. Je lui écris, en gardant toutefois l'anonyme; je le conjure de fuir les voluptés qui égarent ses sens; je le supplie, au nom de tout ce qu'il a chéri, de reprendre le sentier qu'il aurait dû ne quitter jamais; je lui retrace avec toute l'éloquence qu'inspire la véritable amitié les attentats dont il allait être la victime, et bien que je craignisse qu'une main inconnue n'eût pas suffi, il abandonne le monstre qui ne demandait pas mieux que d'être son bourreau. Je l'avais sauvé! Ce fut pour moi un grand bonheur. Depuis ce temps, invisible à ses yeux, je le suis partout, je marche sans cesse derrière lui, et l'ai préservé mainte fois depuis, sans qu'il ait pu s'en douter. Je vous fais grâce, Madame, de tous les épisodes dont je pourrais grossir ce récit, qu'il vous suffise de savoir que ayant su qu'il avait confié l'administration de sa fortu- | |
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ne au banquier que vous savez, je lui écrivis encore, afin de lui ouvrir les yeux sur tout ce qu'on débitait au sujet de la conduite publique et privée de cet homme et de lui conseiller de retirer à M. Delors au moins la moitié de ses fonds pour que en cas d'échec tout ne fût pas perdu à la fois. Il ne m'a pas écouté et voici que ce jour funeste lui enlève tout ce qu'il possède. Aussitôt que j'eus appris cette nouvelle funeste je courus chez moi, réfléchis à ce que j'avais à faire et me dis qu'il fallait au plus vîte lui envoyer quelque argent; car, voyez-vous, Madame, un caractère comme le sien, en se trouvant seul, abandonné, sans issue pour sortir de l'embarras qui le presse, obligé de renfermer toutes ses angoisses en soi-même, se laisse tout de suite aller au désespoir, et qu'aurais-je fait si le pauvre garçon se fût tué! Je lui envoyai donc quelque argent, avec une lettre écrite dans l'intention de lui faire reprendre courage et de relever un peu ses esprits abattus. Mais, hélas! au lieu que son désespoir s'est tourné au suicide, il s'est tourné au jeu: le malheureux a tenté le hasard, il a perdu tout ce que je lui avais dοnné. Cependant que cela n'affaiblisse point, Madame, je vous en conjure, les sentiments favorables que vous avez pour lui; gardons-nous de repousser celui qui chancelle; tendons-lui les bras plutôt; c'est à nous de le retenir, de le ramener sur le chemin sans tache qu'il a parcouru jusqu'à ce jour, de le rendre au bonheur et à la vertu! La baronne fondait en larmes, ses sanglots étouffaient sa voix, elle ne pouvait que lever au ciel ses yeux qui nageaient dans les pleurs. - Quand sous un déguisement mon domestique lui eut porté l'argent, j'allai moi-même à son hôtel et m'informai | |
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s'il était chez lui. Ou me répondit qu'il venait de sortir. En rentrant, j'appris de mon domestique qu'il avait rencontré Simon, qu'il l'avait suivi, et qu'il croyait l'avoir vu entrer dans une maison de jeu! - Guide-moi, conduismoi, dis-je à mon domestique. Il y était en effet, il jouait, il perdait. Je le revis. En quel état! Je restai dans un coin de la salle pour ne pas être vu. Quelquefois j'avais envie d'aller me placer en face de lui, mais je me contins, car cela aurait fait une scène, et je ne voulais pas me faire connaître. Enfin quand il eut tout perdu, je le vis s'en aller. Craignant un coup de désespoir, j'ordonnai à mon domestique de le suivre, de le surveiller. Simon rentra dans son hôtel, il y est encore, on veille sur lui, mon fidèle domestique a pris soin de tout. A ces mots la baronne s'empara d'un écritoire, saisit une feuille de papier et traça le billet que nous venons de lire. Gollber voulait continuer lorsqu'elle lui montra ce qu'elle venait d'écrire. - Vous m'avez deviné, Madame, c'était là ce que je désirais. Merci! Quant à moi, je pourrais me repentir d'être allé chez lui, mais vous, vous êtes femme, vous pourrez tout sur lui; vous avez sa confiance, vous saurez trouver des paroles qui parleront à son coeur, qui le rendront digne de notre amitié, vous seule le ramènerez. Qu'il soit tiré du gouffre οù le désespoir vient de le plonger, et il disposera de ma bourse, de mes jours. Oui, Madame, je vous devrai le bonheur de ma vie quand vous aurez sauvé l'âme de mon cher Simon! Il est si bon, si généreux; qui le connaît doit l'aimer. C'est un devoir de chrétien que j'implore. Voyez donc comme c'est beau une femme qui lave le coeur d'un homme! Oh! moi je ne | |
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l'ai pas encore oublié, moi je me souviens toujours de Simon; malgré le temps, malgré la distance qui nous a séparés, il est toujours mon ami. Oh! Madame? rendez un homme à la vertu, sauvez une âme qui se perd! - Vous êtes un homme rare et précieux, dit la baronne en lui serrant la main. | |
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III.Madame de Causse eut besoin de toutes les forces de son âme pour se remettre du trouble et de l'agitation où l'avait laissée la visite de Gollber. Longtemps elle parcourut son salon, tantôt à pas précipités, la main cachée dans les boucles de ses cheveux, comme si elle cherchait à bien se rappeler tous les détails de ce qu'elle venait d'entendre; tantôt elle s'arrêtait, versait des larmes et tordait ses mains. Elle se trouvait heureuse d'être seule. Dans la crainte d'être surprise, elle essaya de se calmer, s'assit, essuya ses yeux mouillés de pleurs et réfléchit à la manière dont elle s'acquitterait le mieux du devoir que l'humanite lui prescrivait de remplir et dans l'accomplissement duquel sa générosité trouvait tant de charmes. Elle était si contente de l'idée qu'elle triompherait, qu'elle ramènerait Simon dans les bras de son ami! La femme c'est le médecin du coeur. Le soir vint. Elle avait surmonté sa faiblesse naturelle et se sentait assez forte pour la noble mission dont elle était si glorieuse. Simon arriva. Quand il fut établi devant le foyer pétillant de la baronne, celle-ci leva avec tristesse les yeux sur lui en se disant qu'il avait bien changé; il était pâle, il était distrait. Ce n'était plus cet aimable jeune homme qui tenait encore par quelques liens à l'enfance, c'était un homme maintenant dont les passions bouillonnaient, dont | |
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les orages du désespoir avaient troublé la limpidité de l'âme. - Comme vous êtes pâle, mon cher von Thranne, dit enfin la baronne d'une voix faible, est-ce que vous souffrez? - Oui, Madame, beaucoup. - Eh bien! moi aussi et beaucoup, mais là, et elle porta la main à son coeur. - Et quoi, Madame, dit Simon en s'efforçant de sourire, ne seriez vous plus heureuse, et quelle cause peut... - Simon, savez-vous ce que c'est que l'amitié? Simon, pris à l'improviste par cette brève demande, regarda la baronne d'un oeil pénétrant. - L'amitié, c'est un breuvage céleste, une liqueur composée de deux liqueurs, on ne peut jeter l'une sans l'autre. - Eh bien! plaignez-moi, j'ai jeté ce nectar précieux. Ecoutez-moi avec attention, il faut que je vous conte cela, j'avais cela sur le coeur depuis très longtemps. Je suis bien coupable. J'avais une amie, une bien tendre amie, une amie de pension, et je l'ai perdue, Simon, et je l'ai perdue par ma faute. C'était un soir, nous étions invitées ensemble; la pauvre fille! ce n'était pas sa faute si on était jaloux de ses talents! On parlait de vers, on lui en parlait puisqu'on se rappelait les stances délicieuses échappées naguère à son coeur, mais on lui en parlait par méchanceté et pour se faire une arme contre elle de ses discours un peu exaltés, et moi, poussée par je ne sais quel démon, je ne pus étouffer une plaisanterie, cruelle à la vérité... - Madame, c'est pousser trop loin cette raillerie. Mais vous êtes atroce, mais vous voulez donc me rendre fou, me tuer, mais vous venez donc de l'enfer, et vous êtes | |
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quelque sorcière maudite pour venir me dire des secrets dont deux personnes au monde sont seules dépositaires! Oh! vous savez tout, la honte ne me permet pas de lever mes yeux en votre présence! La baronne le regarda avec compassion et dit avec dignité: - Oui, je sais tout, mais je sais aussi que le malheur et le désespoir guident vers les ténébres, qu'ils dégradent et précipitent bien bas souvent l'âme humaine; je sais aussi qu'il est des torts qui ne sont pas irréparables; je sais que Dieu aime à pardonner, et que l'homme vertueux aime à pardonner comme lui. Venez, Simon, vous voyez devant vous une sincère amie qui ne veut que votre bien, qui veut vous faire tout oublier, qui ne désire qu'une seule chose, vous rendre au bonheur, à l'amitié, et vous tendre la main pour vous reconduire vers celui que vous croyez perdu. - Que dites-vous, Madame, je pourrais le revoir! Mais non, vous me flattez d'un vain espoir, vous vous jouez de moi, vous me trompez. Je crains de comprendre. Oh! comment me présenter devant lui? Je n'ose plus rencontrer vos regards, Madame, comment affronter les siens? Je l'ai si cruellement offensé! Hélas! si vous saviez quel poignard, quel profond repentir, sont toujours là dans mon coeur, vous auriez pitié de moi. Depuis le moment des fatales paroles, depuis que je compris de quel trait envenimé je venais de percer le coeur de mon ami, je ne comptai plus sur mon pardon et crus inutile et au-dessous de moi de l'aller implorer. Fausse honte, Madame! Pauvre Arnold, je t'ai bien méconnu! La conviction d'avoir mal agime tourmentait nuit et jour. J'évitai nos amis communs, je fuyai jus- | |
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qu'aux lieux où le hasard pouvait nous mettre ensemble et parvins enfin par l'isolement complet auquel je me condamnai à me rendre odieux tout ce qui m'entourait. Ma fausse position me devint de plus en plus insupportable, et je me dis, que puisque le sort voulait que nous fussions séparés désormais, il ne devait pas seulement se trouver des rues et des quais et des clochers, mais des pays, mais des montagnes, mais des jours entiers entre nous deux, et dans un accès d'humeur, je partis. Hélas! je m'en suis bien repenti, l'image d'Arnold me poursuit sans cesse.... - Allons, mon ami, dès ce moment oublions le passé, renaissez au bonheur, secouez la boue qu'un instant d'erreur a jetée sur votre âme, volez dans les bras de votre ami, reprenez l'amour de la vie sur son sein qui brûle toujours pour vous de la même ardente et inaltérable amitié! - Vous l'avez donc vu, Madame, et vous lui avez parlé et il vous a tout conté? - Oui, Simon, il m'a conté toute votre histoire qui est la sienne, toute son histoire qui est la vôtre. - Oh! Madame, il n'y a que lui aussi qui ait pu vous la dire; je vous crois, je vous crois! - Mais vous ne savez pas encore tout; sondez votre mémoire. Vous avez un mystère dans votre vie dont le voile n'est pas encore levé à vos yeux. - Eh bien?... - Ce bienfaiteur sans nom, cet inconnu sublime qui depuis deux ans vous suit et vous surveille, ce mystérieux personnage auquel vous devez la vie.... Vous ne devinez pas encore? Simon n'avait plus de paroles. | |
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- C'est lui. Il se leva en tremblant de tous ses membres. - C'est lui, Madame, c'est lui, diles-vous? Et il sanglotait. - Oh! voyez, je pleure, tantôt encore je croyais n'avoir plus de larmes. Où est-il, Madame, où est Arnold? Je veux le voir, embrasser ses genoux, le bénir... Arnold, Arnold, où es-tu? Reconnais donc ma voix, Arnold! Il s'avança vers la porte, mais ne pouvant résister à tant d'émotion, il tomba sans connaissance. Le ciel était descendu au coeur de la baronne; ses yeux étincelaient de larmes et de bonheur. Elle était bien belle ainsi; ce n'était plus une femme, c'était un ange. Elle étendit Simon sur un sopha et s'empressa de lui porter des secours. Quand il eut repris ses sens, la fatigue le plongea peu d'instants après dans un profond sommeil. Madame de Causse se mit à genoux près du sopha sur lequel Simon reposait et pria, et cette calme et sainte oraison monta comme un pur encens vers le trône du tout-Puissant. Simon dormait depuis quelque temps quand Gollber entra; celui-ci le croyait parti et n'avait pu résister au désir de savoir le résultat d'une entrevue dont le succès était pour lui d'un si haut intérêt. Il trouva la baronne à la porte du salon. - Chut! dit-elle, il dort. Son saisissement a été si violent que ses forces out succombé; il a besoin de repos. Oh! monsieur, si vous aviez vu ses larmes, son repentir; si vous saviez tout ce qu'il a souffert depuis qu'il a vécu loin de vous; si vous aviez été témoin du délire de sajoie quand je lui ai dit que je vous avais vu, de sa reconnaissance quand il a su que c'était vous... | |
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- Comment! vous lui avex dit?.. - Il est instruit de tout. - Oh! merci, vous m'avez épargné une tâche pénible. Alors il s'avança vers le sopha et considéra longtemps Simon qui dormait toujours. - Tu m'es donc rendu enfin! murmura-t-il à plusieurs reprises; nous allons refaire notre vie, renouer le fil que le destin avait rompu. Et il ne se lassait pas de contempler Simon, de chercher sur sa joue les roses que le bonheur de l'amitié y avait adis fait éclore et que trois années venaient de faner, d'épier sur sa bouche entr'ouverte ce sourire ravissant qui captivait tous les coeurs, et Arnold était heureux. Tout-à-coup Simon se réveille, jette un regard étonné autour de lui et fixe les yeux sur Gollber, mais stupidement et sans comprendre encore; celui-ci alors lui tend les bras et impatient de jouir lui dit d'une voix que l'émotion rend vibrante: - Viens donc, Simon, viens donc, c'est moi! Simon jeta un cri perc̣ant et se précipita aux genoux d'Arnold. - Non, ami, ta place est ici, s'écria Gollber en pressant Simon sur son coeur. Oh! j'ai reconquis mon trésor! Faiblesse humaine, je te défie de me le prendre une seconde fois! Il se passa alors un temps où personne ne parlait, mais où l'on entendait une pluie abondante de larmes qui rafraîchissait deux coeurs desséchés. Arnold rompit le silence. - Simon, dit-il, nous nous retrouvons enfin, grâce à cette femme adorable, j'espère que tu t'en souviendras toujours, mais je te défends de parler jamais devant moi | |
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des trois dernières années, elles sont pour moi comme si elles n'avaient pas été. Simon était anéanti. - Quant à moi, dit la baronne, j'ai joué rôle de la comtesse de Wintersee dans Misanthropie et Repentir. C'est un bien beau rôle, Monsieur, et je vous remercie de me l'avoir confié. - Souffrez, Madame, dit alors Simon rendu au bonheur, souffrez que je vous confie davantage. Mon avenir est en vos mains. Le plus pur amour est celui qui naît au souffle de la vertu. La baronne était heureuse. A cette heure deux hommes et une femme vivent réunis sous le même toit, sous le même bonheur, un jour ils vivront ensemble dans les mêmes cieux.
Novembre 1834. |
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