Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Foule qui remplis la terre de bourdonnement et de tumulte, en vain cherches-tu d'où vient cette grande voix, cette musique céleste et sonore du poète qui émeut tes entrailles et amollit ton coeur d'airain; envain regardes-tu dans les cieux, envain sur la terre; tu ne saurais pénétrer où elle habite, à ce séjour ta pensée n'atteint pas. Voilà aussi pourquoi, comme jadis les païens se construisaient des idoles pour adorer sous l'argile un Dieu qu'ils ne comprenaient pas, tu te construis une idole pour te représenter celui qui te parle de cette mystérieuse voix. Pauvres gens que vous êtes! chacun de vous choisit une image différente, une image selon ses goûts, selon sa fantaisie ou selon son esprit, et l'on adorait le Seigneur sous moins de formes que l'on ne maudit le poète. Dans l'incertitude où vous vous balancez vous dites que le poète est un ange qui plane dans les cieux et, d'une autre trempe que le reste des humains, est admis aux secrets de la divinité; vous inventez des miracles pour lui, vous lui faites passer les mers sur un dauphin, captivé par les sons de sa lyre, vous émouvez pour lui les rochers et vous les faites s'amas- | |
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ser en villes à sa voix cadencée; car ce vieillard grisonnant qui chancelle et se traîne le long du chemin, appuyé sur sa béquille d'ébène, ce ne peut pas être là le poète. Vous en faites un beau jeune homme séduisant, aux cheveux ondoyants sur les épaules, au maintien noble et fier; car cet homme malfait et contourné, aux manières gauches et communes, ce ne peut pas être là le poète. Vous en faites un heureux de la terre, un être parfumé d'amour, comblé de richesses et de bonheur, qui ne quitte jamais sa lyre d'ivoire et dont le regard extatique semble plonger dans les cieux; car ce pauvre malade aux yeux éteints, étendu sur ce mauvais grabat, rongé par la misère et le désespoir, ce ne peut pas être là le poète. Vous en faites un prêtre inspiré qui lance la foudre de ses lèvres, qui secoue au vent son épaisse crinière et terrasse de sa voix puissante le monde qui se presse autour de ses oracles; car cet homme faible et pâle que vous surprenez la main sous le front, immobile devant une feuille de papier, ce ne peut pas être là le poète; et ainsi vous errez à jamais incertains dans les champs inconnus qu'habite celui que vous cherchez vainement! | |
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Foule, mer orageuse et toujours troublée, l'erreur te guide! Le poète est une fibre, suspendue dans l'univers par la main créatrice, pour charmer la vie et dont l'univers sait tirer des accords. Le bruit que fait l'eau qui s'échappe des rochers et celui que font les peuples qui s'affranchissent, le cri que fait jeter à la terre la mort d'un grand homme qui tombe et celui que pousse l'alouette qui éveille le soleil endormi derrière les montagnes, l'agonie d'un navire qu'engloutissent les flots et celle d'une jeune fille qui s'éteint, les bienfaits que répand un bon prince et ceux que sème un Dieu tout-puissant, l'instant heureux de deux jeunes amants qui échangent leur premier baiser d'amour et celui de deux frères qui se revoient après une longue et cruelle absence, le roulement des tambours et celui du tonnerre, tout ce qui est noble et grand, le choc des batailles, la belle nature, l'amour, l'amitié, la touche et la fait résonner, cette sublime harpe éolienne, cachée aux lieux du silence et du mystère, doucement balancée par les branches ombreuses qui la dérobent aux profanes regards. Au moindre souffle que lui apporte le ciel ou la terre, elle tressaille, elle vibre et remplit le monde d'harmonie et de chants. Instrument impassible, seule et abandonnée, jouet et esclave de tout ce qui n'est pas elle, elle demeure inaperçue et oubliée; car tu ne te doutes pas que c'est cette vile forme qui adoucit tes souffrances, fait palpiter ton coeur, console tes ennuis, t'arrache des larmes ou te rend au bonheur. | |
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Tel le chantre des nuits, qui transporte ton âme pendant les heures du mystère, essuie tes outrages pendant le jour, parce que tu compares son plumage à sa voix.
Mais les temps vont changer. Qu'ils passent en silence, méconnus et incompris, les chantres glorieux qu'un souffle divin inspire; qu'ils résonnent envain, cachés à tes yeux, foule qui ne sais ni voir ni entendre! qu'ils résonnent envain, fibres dont la main de l'envie cherche à étouffer les accords; cette musique sublime dont ils ont arrosé la terre comme d'une pluie bienfaisante et que tu as daigné si peu écouter leur sera comptée un jour. Qui est-ce qui connaît les secrets du ciel? N'accusons pas la Providence des malheurs du poète! Le but de la Providence est caché à nos yeux, et sa raison marche toujours, en accomplissant des desseins que nous ne pénétrons pas. Maintenant le sceptre est à toi, foule immense! Mets les instants à profit, crie, hurle, foule aux pieds toute entrave, écrase tout ce qui est beau et grand, crache sur la vertu et sur la poésie, va toujours et hâte-toi, car ton empire va s'écrouler, et alors le sceptre passera à ceux que tu as jetés vivants dans le tombeau de l'oubli. Quand les rouges feux de tes incendies seront éteints, ils brise- | |
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ront la pierre de leur sépulcre; tout ce que tu méprises si fort à cette heure, tout ce que tu écoutes d'un rire si ironique, luira d'une douce et bienfaisante lumière; alors triomphera ce qui porte aujourd'hui ton joug de fer, et ce règne de la poésie sera un règne de paix, d'amour et de vertu, toute voix s'élèvera vers la voûte éthérée et la terre semblera un portique du ciel!
1834. |
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