Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Il est des voix pour le poète, des voix que le vulgaire n'entend pas. Pour le poète il est une voix dans l'oeil langoureux de la jeune fille, dans l'étoile qui scintille, dans la pelouse verte qu'émaillent des fleurs jaunes et blanches; il est une voix qui s'exhale de la cascade qui murmure, du champ qui nous dit: tu mourras! du gland qui va pousser; il est une voix dans l'univers dont la grandeur se déroule devant lui comme dans la poussière que le vent chasse dans sa prunelle; grande voix, que le poète seul comprend. Il en est une surtout qui le transporte ainsi qu'un amant; c'est celle du soir, voix de la lune, voix des vieux arbres, voix des châteaux crénelés. Quand la nuit il vient méditer près des gothiques ruines, elle le console, le caresse, le flatte, l'exalte. Il se livre à la fantaisie, il oublie la terre, il lui semble qu'il vogue dans les airs; l'Imagination accourt, le séduit, l'enchante, fascine ses regards, fait taire sa raison, l'enlève et rend le monde muet pour lui. | |
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Alors les fées descendent chez lui et lui disent: - viens là! - et l'appellent du doigt, en lui montrant la tour étrange du château qui se dessine dans les airs. L'une, en caressant sa joue, lui dit à l'oreille: - viens, je te prendrai dans mes bras! Une autre, en se penchant sur lui, lui dit tout bas: - moi, j'appellerai pour toi mon char azuré ou, si tu aimes mieux, je te prêterai mes aîles diaphanes! Et le choeur fantastique, en tournoyant autour de lui, s'écrie: - suis-nous! suis-nous! Il se sent enlever par leurs bras, et les fées chantent: - poète! le miel, le doux miel pleuvra dans ta coupe! l'haleine embaumée des châtelaines t'enivrera! tu verras des choses nouvelles, des choses qui te plairont! Et il entend une voix de femme dire avec force: - ciel, ouvre-toi! Ombres, paraissez! Vieux château, revis! Venez, venez, venez!
A ces mots les héros et les dames, douces et fières ombres qui peuplent les nues dorées, viennent s'abattre sur leur ancien domaine; ils dansent en cercle à l'entour, et le cliquetis de leurs armures d'airain et le frôlement de leurs robes de satin remplissent l'air de vagues murmures; tous se tiennent par la main, et la ronde tourne, tourne.... puis, comme dans un songe, la scène change tout d'un coup. Ils sont dans le château, la foule s'y répand | |
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de tous côtés, ils regardent à toutes les fenêtres, ils banquettent, ils courent ça et là; les vieux barons se livrent aux jeux guerriers, d'autres se promènent avec de jeunes femmes sous les sombres arcades. Le poète est au milieu de ces ombres légères, léger comme elles, les fées le guident, les sylphes folâtrent autour de lui, il voit fourmiller ce grand corps d'ombres et de fantômes qui trouvent du plaisir à se faire hommes encore une fois, pareils aux vieillards qui aiment à se rappeler les jeux de leur enfance; c'est un amas confus dans lequel il se perd; il est haletant, il est ébloui. Il se trouve à un festin; les coupes circulent, les verres s'entrechoquent, il s'y fait un bruit effroyable. Les châtelaines lui jettent des raisins et des fleurs, de jeunes filles lui versent du vin et du miel en des coupes vermeilles; les chevaliers s'enflamment à sa vue et s'agenouillent devant lui: un hommage de la force physique à la force morale. Tantôt c'est un bal que l'art des fées fait mouvoir devant lui; les vierges lui lancent des regards brùlants, des baisers effleurent ses lèvres et de douces voix lui répètent: - poète, chante-nous! nous sommes belles! Tantôt de vagues sons de musique viennent frapper son oreille, des sons bruyants de fanfares ou de doux sons de flûtes champêtres. Tantôt il assiste aux tournois, et les chevaliers, pour lui faire honneur interrompent leurs jeux. Le poète regarde ces braves, porte les yeux sur le château qui rayonne de feux magiques, prend sa harpe qui pend sur son dos, attachée à un large ruban de soie, et prélude aux chants qui l'inspirent; | |
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mais on l'emporte, on l'enivre; il oublie, il vogue de clarté en clarté, enlevé par des mains blanches et douces, et toujours les sylphes folâtrent en chantant autour de lui.
C'est ainsi qu'il passe sa nuit de poète, c'est ainsi qu'il s'abreuve de fantaisie, et ces vieux murs couverts de mousse, demeure des oiseaux de nuit, se peuplent pour lui de mille êtres étranges, qui enflamment ses sens, égarent sa raison. Et quand, les heures de volupté passées, il revoit le soleil qui le salue de ses rayons joyeux, quand les oiseaux recommencent leurs chants, quand les fées et les sylphes, pareils aux étoiles, se fondent au grand jour, en lui disant: - à ce soir, heureux poète! quand l'air pur du matin le rafraîchit et que le château aux mille feux, qui, lorsque tout reposait, lui avait paru si bruyant et si gai, est devenu morne et silencieux, et que le monde rit et chante, il est encore des voix, plus réelles, plus vraies que celles de la nuit, mais non moins harmonieuses, non moins pénétrantes, et le château délabré, debout pendant tant de siècles et que tant de générations en poudre maintenant ont passé, la bêche sur l'épaule, chantant insouciantes leur monotone refrain en allant travailler aux champs, ce château misérable et délaissé a aussi sa voix haute et plaintive qui résonne | |
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dans l'âme du barde, pour laquelle le monde, hélas! n'a point d'oreilles. Plains-moi, plains-moi, poète! Regarde-moi et verse des larmes! Vois comme je suis malheureux, comme je me tiens humble et soumis, accablé par les coups du sort et des ans! On m'a traité cruellement, on m'a pris ma parure, et ma pauvre peau ridée perce par les trous de mes vêtements. | |
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fis souvent partie de grands combats, d'atroces guerres; j'ai toujours prêté aide et main-forte à mes Seigneurs, car j'étais noble et fier comme eux, j'étais un château-fort à tours crénclées! | |
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Et le poète qui, les yeux fixés sur le gothique manoir, aura entendu cette grande et plaintive voix, sentira une larme couler en silence, s'éloignera pensif, l'oeil tourné vers la terre, l'âme retentissante d'accords, et lorsque quelque jour un homme, grand de génie, à qui la patrie doit des autels, le peuple des hommages, meurt pauvre, délaissé, malheureux, oublié, solitaire, une vengeance digne d'un Dieu enflammera ses yeux et son coeur; enthousiaste, le front vers les cieux, le sein gonflé de hautes et de généreuses pensées, il entonnera une hymne éclatante, replacera son idole sur sa base, et, non pas tel qu'en sa nuit de délire, mais dans sa réalité pitoyable et désolante, le vieux manoir reviendra lui apparaître avec toutes les indignités qui l'accablent, et le poète échevelé criera aux mânes sacrés de l'illustre chantre méconnu: ce château, c'est ton symbole!
1832. |
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