Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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- Me voilà donc ruiné! Ces mots qu'accompagnait un profond soupir sortaient, suivis d'un blasphème terrible, du plus profond des entrailles de Simon von Thranne, jeune peintre aimable du reste et de bonne mine, qui venait de perdre une fortune assez considérable par la faillite d'un banquier de. Paris. Déjà le matin des discours à voix basse, des phrases inachevées, des avertissements charitables, mais prudemment obscurs et mystérieux, sinistres avant-coureurs! avaient éveillé ses soupçons, jeté l'inquiétude dans son coeur, et bientôt la foudroyante certitude était venue hardiment et brutalement jusqu'à lui. Pâle et chancelant, il s'acheminait vers sa demeure. Tout lui paraissait hideux et sombre, tout lui faisait mal, la voix des hommes, la multitude, la rue, le soleil, tout ce qu'il voyait, tout ce qui frappait son oreille; son âme se heurtait à tous les mauvais côtés des choses et glissait sur tout ce qu'il y avait de bon, de consolant, de doux, de salutaire, dans la vie. Sa pensée bouillait; tout ce qui remuait autour de lui excitait l'inquiète pensée qui élargissait en la rongeant la plaie saignante de son coeur. Il aurait voulu | |
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avoir des aîles pour s'envoler loin du bruit, loin du fracas, dans son cabinet, dans ce solitaire réduit que l'on sait si peu apprécier. O, être chez soi! rentrer au dedans de l'intimité de son existence, être seul avec la fantaisie ou avec la Muse ou avec la rêverie et toujours avec l'intelligence, aimables et sérieuses enchanteresses qu'on respire et qui ne se font jamais voir! Ce serait là du moins, dans sa retraite, qu'il pourrait méditer en paix sur son malheur, - car il y a de la douceur, de la volupté à ruminer son infortune, - qu'il pourrait y réfléchir en silence, qu'il pourrait se répéter: je suis ruiné! à satiété, à loisir, dans toutes les nuances et sous toutes les formes, et savourer, varié dans tous les tons, ce thème déchirant. Il arrive chez lui, se jette sur une chaise et joint ses mains avec cette froideur du désespoir qui glace et fait frémir. - C'en est donc fait:, dit-il, je suis ruiné! Plus rien au monde! Avec mon argent tout m'a quitté. Oh! les hommes! les hommes! Encore un qui me trompe, qui est venu à moi, doux et affable, qui s'est asservi mon inexpérience, et qui me vole et me perd! Que faire? On se respecte, on va dans le monde, on ne se dégrade pas ainsi. On porte le coeur haut, on ne dit pas, on ne se dit pas: j'ai fait une imprudence, j'ai été trompé, j'ai été dupe. Si j'allais être ridicule! Que devenir! Ne se fait pas ouvrier qui veut. Le maître ne se fait pas valet. Oh! s'il y avait quelqu'un qui voulût | |
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recevoir la confidence de mes ennuis, à qui j'eusse le courage de parler comme en cet instant je me parle à moi-même, le courage de donner à feuilleter le livre de mon âme! Mais j'ai beau chercher autour de moi, je ne dois m'attendre qu'à rencontrer des inconnus. La société me tournera le dos maintenant. Je n'avais que des connaissances, elles ne me connaîtront plus. Connaissances, indifférences! Connaissances, arbres qui plient quand on veut s'appuyer contre leur tronc! Oh! je suis bien malheureux! Ma bonne Allemagne, je te regrette! Plus d'amis là-bas, je les ai oubliés. Mais je l'ai voulu, n'importe! Il est des choses sans retour. Je n'en regrette qu'un, qu'un seul!... Ah! je l'aimais bien, lui!... Mais ne nous reprochons rien! Coeur étourdi, qui ne savais pas comprendre la faiblesse d'un autre coeur; mauvaise langue, qui as détruit toute une vie de bonheur par un instant de légèreté, par une phrase commencée, achevée dans l'espace d'une seconde, qui es venue brusquement plonger ton dard sans pitié dans un tendre coeur trop facile à blesser, qui l'as détourné du chemin qui le conduisait vers le mien!... Hélas, hélas! encore une page à déchirer du livre de ma vie! Et cela est perdu, perdu à jamais, comme ma fortune! Et le pauvre jeune homme pleurait et ne trouvait pas d'issue pour sortir de l'abîme où un scélérat l'avait poussé. Il était désolé; il se sentait si profondément malheureux qu'il aurait voulu rendre ses meubles les confidents de ses peines, qu'il en aurait parlé à son chien, s'il en avait | |
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eu. Et ce n'était pas le regret seulement d'avoir perdu sa fortune qui l'accablait, mais l'orgueil ne jouait pas un rôle moins important dans ses chagrins, car - nous venons de le voir - il se disait déjà qu'il venait de descendre l'échelle de quelques degrés, qu'il allait tomber dans une classe inférieure de la société, que le monde où il avait vécu lui serait fermé désormais, et mille autres choses les unes aussi tristes que les autres. - Voilà donc tout ce qui me reste, dit-il après un moment de silence, en jetant sa bourse avec force devant lui. S'il y avait un moyen de féconder cette misérable poignée d'argent, dont hier j'aurais fait l'aumône au premier mendiant venu!... A ces mots il pose son coude sur la table et reste quelque temps la main sous la tête et les yeux sur la bourse. Tout-à-coup ses traits sombres s'adoucissent, s'effacent peu à peu jusqu'à devenir riants; on dirait que ses yeux éteints jettent des lueurs d'espérance, sa bouche s'ouvre légèrement. - Oui, tentons la fortune! dit-il, comme s'il se répondait à sa dernière phrase. Je ne risque rien; ce que renferme cette bourse est de peu de valeur; si je perds, je ne tomberai pas assurément de bien haut, tandis que si le sort m'est favorable..... qui sait? je pourrais aller loin. Oui, allumons mes esprits à la flamme du jeu, triomphons ou mourons sur ce champ de bataille! Allons! du courage! Je vois la fortune me sourire, les cartes sont là qui me font signe; c'est une inspiration, l'écou- | |
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ter un devoir! Oui, méprisable argent, nous te ferons épouser le beau tapis, et nous verrons, si tu nous enfanteras une lignée, pareille aux étoiles du ciel ou au sable des mers! A ces mots il sort dans les convulsions du délire et porte - pour la première fois! - ses pas vers une maison de jeu. Le coeur lui battait violemment. En des moments plus paisibles il se serait fait des reproches, il y aurait eu combat en son âme; maintenant il n'y avait que désespoir aveugle, aveugle espérance, qui le poussaient, qui l'entraînaient vers le repaire au sortir duquel tant d'hommes se sont détruits, se détruisent, se détruiront. Il avait perdu la tête; le jeu, seul brin de paille où s'attachait le pauvre naufragé, le jeu seul pourrait lui rendre sa fortune, lui faire redevenir celui qu'il venait d'être. Le malheureux! un autre a ses parents, un autre a ses amis, un autre a son talent, car la bourse de l'artiste c'est son génie. Des parents, il n'en avait plus; des amis, il les avait préférés à un sol étranger; du talent, il en aurait plus tard; il n'y avait qu'un seul être au monde qu'il regrettât, qu'il n'avait pas su apprécier, qu'il avait blessé, qu'il avait offensé et qui était mort pour lui et qui n'aurait pas sans doute gardé le plus léger souvenir de son compagnon d'enfance; il n'avait plus pour soutien, pour appui, pour confident, que le jeu, l'infâme, l'exécrable jeu, avec sa passion violente, ses courtisans crapuleux, ses rires de l'enfer, ses yeux secs, ses joues creuses, ses cheveux hérissés, le jeu avec son atmosphère | |
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empoisonnée qui ternit l'âme, flétrit le coeur, altère la pensée! Il gagne, il gagne beaucoup. Demain il reviendra, demain il se replacera sur la honteuse banquette; le premier pas est fait, il croit à son bonheur, il se dit que c'est le ciel qui l'inspire. Le coeur soulagé, se sentant de nouveau cet aplomb qui nous revient avec la richesse, il rentre chez lui, ayant foi en lui-même, regardant l'avenir sans frissonner, voyant toujours le jeu qui lui fait les yeux doux et murmure à son oreille: persiste, persiste! Son portier lui remet une lettre. Après avoir étalé devant soi l'argent qu'il vient de gagner, il s'assied, ouvre la lettre et y trouve la somme de deux mille francs en billets. A Monsieur von Thranne. J'apprends, Monsieur, que le malheur prévu depuis un an est arrivé: votre banquier a fait faillite. C'était un homme fourbe et sans conscience; je vous avais averti, mais vous ne m'avez pas écouté et vous voyez ce qui arrive. Mais l'heure de l'infortune n'est pas celle des reproches. Vous vous êtes laissé séduire par des dehors obligeants, par la ruse et la perfidie, cachées sous des semblants de bienveillance; c'est là encore une preuve de la pureté, de la virginité de votre coeur qui ne sait pas encore combien le vice et la méchanceté sont jolis, et qui se plaît à ne voir que le côté le plus favorable de | |
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tout ce qui l'entoure. L'âge vous détrompera. La leçon qui vous est donnée aujourd'hui est trop frappante pour ne pas vous laisser une impression pour la vie, et dès cet instant vous serez plus circonspect. Pourtant ne vous laissez pas abattre par l'infortune, cela est indigne de l'homme. Point de faiblesse! Soyez ferme, ayez courage dans l'avenir, restez grand dans l'adversité! Travaillez! s'il le faut, gagnez votre pain à la sueur de votre Iront, on vous en respectera davantage. Soyez persuadé de la part que je prends à la perte que vous venez d'éprouver; personne plus que moi n'espère voir s'améliorer votre position.
Point de nom, point de date, pas un mot sur l'argent envoyé, rien que cela. Que l'on juge de l'impression que firent cette somme et cette lettre sur l'esprit de Simon. Il regarda longtemps stupidement, anéanti, les caractères inconnus, et resta plongé dans une même et ineffable perplexité. Il aurait oublié de prendre haleine. Enfin il put trouver des paroles. - Encore, s'écria-t-il, encore! Ange, qui t'attaches à mes pas et qui me suis en tout lieu, qui donc es-tu? Sublime inconnu, s'il m'est défendu de te voir, de te contempler, où donc est ton idole, pour que, à genoux devant elle, j'en embrasse le sacré piédestal? Oh! laisse-moi t'adorer, bon génie, qui me relèves chaque fois que je tombe, qui me cries: abîme! quand je crois mettre le pied sur des tapis de fleurs! Es-tu dans le ciel, | |
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es-tu sur la terre? C'est aujourd'hui pour la quatrième fois. Une femme me trompe, ma vie est en danger, tu es là en sentinelle, lu m'ouvres les yeux; un homme sait gagner mon affection, tu me dis: retourne, fuis cet homme! Maintenant je ne vois que trop combien tes soupçons étaient justes. Hélas! pourquoi ne pas t'avoir écouté, quand tu me disais de me mettre en garde contre les prévenances de ce funeste banquier? Mais je ne me sens pas aguerri à l'aplomb du vice; ses bontés dangereuses avaient pris trop d'ascendant sur moi; ses paroles avaient gagné un empire irrésistible sur mes esprits; je fus ébloui, fasciné, je fermai l'oreille aux conseils, je me laissai tout doucement glisser dans le piège. Puis il ajouta - tellement la passion du jeu fait de rapides ravages dans l'âme de l'homme -: - Je suis sauvé maintenant! j'emporte cet argent, je gagne encore, et me voilà remonté d'où j'étais descendu. Encore un coup de la fortune et je suis ce que j'étais! Le visage de Simon avait une expression singulière de bonheur; il souriait, il était plein de contentement, d'espérance, plus que cela, de certitude. Il se sentait riche, il était sûr de gagner, perdre pour lui était chose impossible! Ainsi cet argent qui lui avait été envoyé par une main amie et charitable, afin de le soulager dans sa détresse, devait tourner à mai dans son esprit, déjà porté vers un but pervers. Il prit la somme, s'en alla à sa maison de jeu, gagna, perdit, gagna, perdit encore, continua de perdre. A mesure | |
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que la fortune lui était contraire sa fureur s'enflammait, ses poings se crispaient, sa poitrine se soulevait; tandis que l'une de ses mains dirigeait l'enjeu, l'autre se cachait dans ses cheveux qu'elle tenait fortement. A chaque nouvelle perte, il se cognait le front et se prenait la chevelure avec une rage nouvelle. Il était comme celui qui, sentant qu'il se noie, tente de regagner le rivage et que la force des flots en repousse; à mesure que les vagues s'opposent, ses mouvements deviennent plus vigoureux, et sa furie s'accroît en raison du péril. Il était bagard, il était hideux, ses yeux sortaient de leurs orbites, son haleine fatiguait sa poitrine. Il perdait toujours. Quelquefois la fortune traîtresse lui jetait bien quelques grains d'or, fatale amorce! mais c'était pour les lui reprendre ensuite avec usure, Il jouait stupidement, sans mème calculer la chance. Enfin il finit par perdre tout. Alors, sans même pousser un soupir, il prit son chapeau et disparut. Personne n'y fit attention et le sillage qu'il avait fait dans l'assistance s'effaça aussitôt derrière lui; seulement il y avait dans un des coins les plus reculés de la salle quelqu'un qui ne jouait pas et qui parlait bas à un antre qui paraissait son domestique et auquel il montrait le joueur d'un signe d'yeux et de tête. Ces deux hommes sortirent ensemble de la maison, presque au même instant que Simon. Simon ne les aperçut point, car il avait la fièvre, il était bouleversé, il sentait bien qu'il était perdu sans retour, et le remords le tordait sur un lit de douleur. Enfin pouvant trouver un cri et con- | |
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tractant son visage comme pour en faire jaillir des pleurs qui ne voulaient pas venir jusqu'à la paupière: - Oh! s'écria-t-il, n'avoir pas même de quoi mourir! Car il ne lui restait que le suicide. Peu à peu sa raison et son calme revinrent. Pourtant sa résolution était prise. Il en était à son dernier jour. Qui est-ce qui songerait à lui? Pendant deux jours ce serait une nouvelle, et une nouvelle assez insignifiante, qui se lirait dans les journaux, que les personnes qu'il fréquentait se raconteraient au bal ou à la promenade, entre une invitation et une déclaration d'amour, et ce serait tout. Rentré chez lui, il reçut un billet de la part de Madame la baronne de Causse. C'était là une personne à laquelle il n'avait pas encore pensé, tellement tout son être était altéré depuis son malheur. Madame de Causse lui avait toujours témoigné beaucoup d'intérêt, il l'allait trouver souvent et surtout quand il avait quelque chagrin à épancher; d'ailleurs c'était une femme dont il aimait la conversation de bon goût et qui ne lui inspirait que de la confiance. Cependant il n'avait pas encore pensé à elle, comme aussi il semblait presque avoir oublié le protecteur mystérieux qui l'avait si souvent sauvé par ses conseils, qui hier encore lui avait si généreusement ouvert sa bourse. En décachetant le billet, il se sentit illuminé comme d'une lumière céleste, lui qui venait de tomber si bas, et qui, de cette société avilie, dépravée, infernale, au milieu de | |
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laquelle il s'était jeté, se sentait emporté en quelque sorte au doux contact de ce suave billet, élégamment plié par une main qui lui était chère, dans une atmosphère de pureté et de bonne compagnie. A M. Simon von Thranne. Monsieur, venez passer la soirée chez moi; je vous en supplie. J'ai à vous parler. Je vous conjure de venir. Baronne de Causse. Ce peu de mots semblaient avoir coûté beaucoup d'efforts à tracer. - J'irai! dit Simon, après avoir réfléchi, et peut-être en disant cela il lui revenait quelque espérance. Elle aura appris la faillite; elle voudra me voir. Ce billet est écrit avec une agitation extraordinaire, les expressions en sont d'un intérêt si tendre, expriment un empressement.... C'est comme si elle savait!... Mais non, cela n'est pas possible. Oh! si elle savait tout, elle ne voudrait plus entendre prononcer mon nom! Allons, voyons-là! ce sera pour la dernière fois. Quand l'horloge sonna huit heures, Simon était chez la baronne. | |
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La baronne de Causse appartenait à une espèce de femmes, hélas! trop clair-semée dans le monde. Elle unissait aux grâces de l'esprit, assez communes chez une personne de sa naissance, un extérieur agréable et les charmes d'une conversation toujours intéressante et choisie; mais elle avait encore, outre ces dons, le bonheur de sentir vivement, ce qui lui donnait la faculté de plonger de toute son âme dans les douleurs d'autrui, en même temps que celle d'y compâtir et de se plaire à les soulager par de douces paroles ou de sages conseils. Son coeur ne s'était pas, comme chez tant d'autres femmes, flétri au contact de la société et à voir la foule onduler autour d'elle. Reine des salons du grand monde, elle savait, dans les réunions, dans les fêtes, mêler à la joie les mots piquants et les riens délicieux dont elle semblait avoir le secret. Elle savait répandre autour d'elle ces fleurs qui embellissent encore davantage celle que la nature a pris plaisir à douer d'un esprit supérieur, mais bien au-dessus de cette multitude qui folâtrait autour d'elle et jusqu'à laquelle elle s'abaissait si gracieusement et si volontiers, ce n'était que chez elle, dans le cercle d'un petit nombre de relations intimes, qu'elle se faisait valoir réellement; là elle savait causer avec tant de naïveté, tant d'abandon, de bonhomie, elle savait jeter tant d'intérèt sur les moindres bagatelles, les moindres détails où elle se plaisait à entrer, et laissait jouir librement ceux qui restaient suspendus à ses lèvres du charme séduisant de sa parole. Quelquefois elle faisait | |
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céder, et sans qu'on s'en aperçût, les rires et les folâtreries à des réflexions plus sérieuses, et ses discours prenaient un ton qui, sans rien perdre de sa douceur habituelle, imprimait le respect et l'admiration à tous ceux qui l'entouraient; c'étaient alors des discours sur les lettres, sur la poésie, ou bien sur l'essence de l'âme, sur la manière de supporter l'adversité, de se conduire dans la vie; son âme s'exaltait, en parlant de vers et de vertu, sa voix harmonieuse et pure avait de ces accents qui trouvaient tout de suite le chemin du coeur, et on l'admirait, on l'écoutait avec ivresse comme un être d'un ordre supérieur. C'est à ces petites réunions que Simon fut admis. La baronne l'avait distingué parmi les personnes qu'elle rencontrait dans le monde et ensuite parmi celles qu'elle recevait chez soi. Avouons-le, quoique elle-même ne s'en rendît pas compte, la baronne s'était éprise du jeune artiste. Fut-ce à cause de sa belle tournure, de ses cheveux châtains bouclés, de son regard rêveur et candide, de son coeur naïf et pur, malgré ses vingt-un ans, - car aujourd'hui on est vieux au sortir du berceau - de son âme ouverte à tout le monde comme à toutes les impressions honnêtes et nobles? nous n'en savons rien, si ce n'est que Madame de Causse l'aimait Cependant, en femme qui ne se faisait plus illusion, elle voulait renfermer à jamais en son coeur un amour que la différence de quelques années - elle avait vingt-sept ans - et bien d'autres considérations défendaient de nourrir. Elle se contraignit donc, par estime pour Simon comme par respect pour elle-même. | |
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Cependant, et même sans connaître les relations ni le passé du jeune peintre, elle avait réussi par tous les artifices qu'une femme d'un esprit aussi distingué que le sien sait mettre en oeuvre, par son amabilité naturelle et des témoignages d'intérêt, qui n'étaient que trop sincères, à l'accoutumer à venir de temps en temps causer auprès d'elle, le soir, au coin de son feu. Le plus souvent alors la conversation prenait, ou plutôt la baronne aimait à faire prendre à la conversation, une nuance un peu sombre; d'ailleurs, elle avait remarqué que Simon trouvait du charme à se laisser aller avec elle à la rêverie; à mesure qu'elle versait dans son âme les secrets de la sienne, - la confidence est si douce aux tendres coeurs! - les tristesses de l'âme de Simon commençaient à se montrer à la surface, et souvent alors il lui était échappé l'aveu de telle ou telle peine qu'à force d'intimes épanchements elle parvenait à arracher de son coeur. Alors il se sentait soulagé, délivré comme d'un pesant fardeau, quoique en effet la plupart de ses chagrins semblassent d'assez peu d'importance; mais ce sont justement ces sortes de peines qui pèsent bien souvent le plus lourdement, et la baronne avait surpris plusieurs fois une larme qui brillait dans l'oeil de son jeune ami, à de certaines paroles qui semblaient retentir bien douloureusement dans son coeur; alors elle s'était efforcée de le consoler, d'adoucir autant qu'il était en elle les souffrances qu'il pouvait avoir et dont elle n'avait pu pénétrer, dont elle n'avait pas voulu demander la cause. | |
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Vers deux heures, comme Madame de Causse était occupée à lire un roman nouveau qu'elle avait entendu vanter dernièrement par des hommes de mérite, on annonça monsieur Gollber. Arnold Gollber était un jeune poète allemand assez agréable dont la réputation commençait à se faire jour à Paris et dont elle aimait beaucoup les poésies qu'on venait de traduire. Il pouvait avoir vingt-quatre ans. Il était grand et maigre, et ses traits n'auraient eu rien de remarquable, si ses yeux n'avaient donné à son visage un certain caractère de langueur et de tristesse, et n'avaient relevé l'expression de sa physionomie qui du reste était calme et vulgaire. Il était fort pâle et visiblement ému. La baronne se leva aussitôt qu'elle le vil entrer. - Pardonnez, madame, lui dit-il, si j'ose me présenter devant vous, inconnu comme je suis et.... - Inconnu, monsieur? Je crois que vous vous trompez.... Et elle lui montra un volume de ses poésies richement relié qui faisait partie des livres qui couvraient la table. - Au contraire, monsieur, continua-t-elle, je suis heureuse de l'occasion que vous voulez bien m'offrir de vous témoigner mes remercîments des heures délicieuses... - Madame, votre indulgence me ferait rougir, mais le sujet qui m'amène n'a rien de littéraire, je vous jure. Il est d'ailleurs d'un si haut intérêt pour moi.... Et en voyant son émotion devenir plus forte: | |
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- Et quel est donc le motif qui me donne l'avantage de vous voir chez moi? demanda Madame de Causse presque curieuse. - Il s'agit de sauver un ami. Vous, madame, vous seule le pouvez. Je m'abandonne entièrement à vous. Puis il reprit avec calme: - Vous voyez quelquefois et vous avez accueilli chez vous le jeune Simon von Thranne.... La baronne pâlit. Gollber continua: - Et sans doute vous avez appris la faillite de la maison Delors.... Elle ne put se contenir et jeta un cri. - Ah! Simon est donc ruiné!... Et moi qui n'en savais rien! Toute sa fortune était entre les mains de cet homme! Eh bien, monsieur, que voulez-vous? je suis là, ordonnez que puis-je avoir le bonheur de faire pour lui? - Que je suis heureux, madame, de vous voir prendre un si vif intérêt à mon meilleur ami! - Il est vrai, reprit-elle plus tranquille et craignant de s'être laissé deviner, je vois ce jeune homme depuis le temps qu'il habite la capitale, et plus je l'ai observé, plus il m'a donné une haute opinion de sa personne et de l'élévation de ses sentiments; il vient assez souvent et nous causons; mais toujours, et j'ai remarqué cela chaque fois qu'il est venu ici, plus il est seul, plus il est triste; quelquefois il me laisse plongée dans une telle mélancolie, dans un tel accablement, que, restée seule, | |
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je ne puis retenir mes larmes et que je les sens couler, sans savoir ce qui peut être la cause de mon affliction. Il a un secret qu'il ne veut ou qu'il n'ose pas découvrir; son coeur saigne par quelque côté. Oh, non, il n'est pas heureux! Dans le monde cela se déguise, mais dans l'intimité on s'aperçoit aisément des blessures du coeur. Jamais je n'ai voulu lui parler ouvertement de cela, moins encore lui demander l'histoire de sa vie, car lorsque parfois j'ai hasardé une légère allusion, il savait si adroitement détourner le discours et me faire sentir que je lui faisais mal, que je me repentais de mes paroles et m'en voulais d'avoir touché quelque blessure, Mais vous, monsieur, qui êtes son ami, si vous pouviez.... - Madame, avant de vous faire connaître le motif qui m'amène, il est de toute nécessité que je vous raconte ce qui est bien certainement la cause de cette mélancolie habituelle dont vous venez de me parler; je le voudrais, que je ne saurais l'éviter. Simon et moi, nous fûmes amis dès l'enfance. Noire amitié n'avait pas été formée comme celle de la plupart des jeunes gens que le plaisir ou les mêmes études unissent pendant le tourbillon de quelques bruyantes années et qui s'éparpillent ensuite chacun de leur côté et ne gardent de leurs relations antérieures qu'un vague souvenir qui disparaît le plus souvent dans les brumes de la jeuĊesse. Comment notre amitié nous est venue, je ne saurais vous le dire, madame, mais tout d'un coup, à la pensée que l'un de nous mourrait un jour, nous avons senti nos yeux qui pleuraient; la vieille histoire | |
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de Philémon et Baucis se réveille dans chaque coeur surpris par l'amitié ou par l'amour. Nous nous aimions enfants; adolescents, nous nous sommes retrouvés aux cours de l'université, toujours avec les mêmes sentiments, avec le même coeur, avec les mêmes penchants l'un pour l'autre. Et pourtant, madame, il faut le dire, nous n'avions pas tant de conformité de goûts et de caractère qu'on aurait pu le supposer, en voyant notre intime liaison. J'étais d'une nature calme, tranquille, réfléchie; Simon était pétulant, gai, folâtre, et ressemblait au hanneton qui va se briser étourdiment contre la première muraille venue. Que de fois j'ai dû corriger ses erreurs, réparer ses bévues! Quand son inconsidération l'avait bien entortillé dans un pas difficile et qu'il ne savait plus s'en tirer, il perdait la tête et se serait livré à tous les excès du désespoir et du découragement, si je n'avais pas été là, pour l'arrêter sur son chemin. Toutefois malgré ses petites faiblesses c'était un coeur précieux, un coeur d'or; son âme était une source limpide où l'oeil plongeait jusqu'au fond, sans découvrir la moindre impureté. Il était brave et franc, et se donnait comme il était, avec toutes ses fautes, mais avec toutes ses qualités, et les premières disparaissaient dans les secondes. Oh, madame, c'était un rare trésor! Si je me rappelle à cette heure les jours que nous avons été ensemble, je me dis toujours que ce temps fut le songe le plus beau de ma vie, songe trop tôt évanoui où j'avais toujours un autre moi-même qui recevait la part de tout ce que j'avais sur le coeur, douleur ou plai- | |
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sir, peines ou joies, et qui partageait tout, doublant les plaisirs et les joies, adoucissant les douleurs et les peines; temps de bonheur, où j'avais toujours un homme à obliger, un être à rendre heureux, une idole à parer. Oh! croyez-moi, si l'amitié, comme on le dit, a repris son vol vers lé séjour céleste, sa dernière demeure a été dans nos coeurs.... Puisse-t-elle y retourner un jour!... Pardonnez, madame, je m'égare, je me perds dans les doux rêves qui furent jadis des réalités. Oui, un seul moment d'inconsidération, vous ne le croyez pas, madame, détruisit cette belle existence. Ce fut au début de ma carrière littéraire. Quelle raillerie plus cruelle que celle qui s'attache aux faibles productions d'un jeune auteur! Ah! vous savez comme moi ce que c'est que l'amour-propre d'un poète et quelle est sa douleur, quand, aux premiers pas, on en veut au seul rameau de laurier qu'il a su conquérir. Le poète victorieux et triomphant se laisse arracher sans qu'il y songe les signes de sa gloire, mais quand on n'est rien encore et qu'on veut être quelque chose, pensez donc! Eh bien, madame! Simon a la dureté de m'attaquer par ce côté, par ce côté faible et facile à blesser de mon coeur. C'était à une fête, il osa devant une société nombreuse.... il a pu.... Passons outre, madame! Gollber s'essuya les yeux. - Me voir traité avec si peu de ménagement par celui que j'aimais avec tant de tendresse, c'en était trop pour moi. Pour la première, l'unique fois, la voix de l'ami- | |
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tié s'éteignit; oui, je l'aurais égorgé! S'il m'avait dit les mêmes choses dans un autre lieu, je les eusse peut-être supportées, mais environné de visages qui se faisaient agréables et qui souriaient pour cacher leur envie, leur haine ou leur dédain, de personnes qui m'inspiraient de la méfiance et que je redoutais, parce que j'étais sûr de leurs mauvais sentiments et de la jalousie qu'elles me portaient!... Ah! je me sentais ridicule, je rougissais, je suffoquais! Et pourtant il n'avait pas eu le dessein de m'offenser, j'en étais bien persuadé, il en était incapable; mais il s'était oublié, il n'avait pu résister au désir de faire rire; ah! ils sont bien méchants souvent, bien dangereux, les bons mots! Frappé au côté le plus vulnérable, je résolus bien, dans la fougue de ma première fureur, de ne jamais le revoir. Lorsque mon calme fut revenu, il me vint d'autres idées, mais je me disais pourtant, et cela ne me semblait que raisonnable, qu'il était du devoir de Simon de venir me trouver et de solliciter un pardon que je ne demandais pas mieux que de lui accorder. Peu à peu mes anciens sentiments pour lui commencèrent à surnager et je ne concevais pas que lui-même il pùt supporter si longtemps un refroidissement, quand moi de mon còté j'avais besoin d'invoquer toute ma constance, pour ne pas aller vers lui et me jeter à son cou. Hélas! on est jeune, on ne veut pas faire le premier pas, un faux honneur nous retient et le repentir vient toujours d'un pas trop lent. Cependant Simon se cache, il ne se montre plus en public, il évite le monde. On m'interroge sur | |
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la cause d'une conduite si singulière et je communique à mes amis, qui étaient aussi les siens, ce qui s'est passé entre nous, en les suppliant d'employer tous leurs moyens pour redresser cette affaire. Jugez de mon étonnement, quand peu de jours après on vient me prévenir que Simon est parti pour Paris, où, à ce qu'on prétend, il veut continuer ses études. Ce fut un coup de foudre pour moi. Une rupture, une séparation éternelle! Et c'était lui qui avait pu briser le doux lien qui nous avait si longtemps et si étroitement unis, qui n'avait pas hésité à s'arracher de sa propre volonté à ce coeur qui l'aimait, à tous ses autres amis, à ses relations, à sa patrie! Et pourquoi? Sa conduite me paraissait inexplicable. Il était devenu un besoin pour mon existence; comment pourrais-je vivre sans lui? C'était en agir bien cruellement envers moi. Mais il fallut se résigner. Un an s'écoula. Simon était mort pour moi, comme pour tous ceux qui l'avaient connu. A ma demande, un de mes compatriotes établis dans la capitale réussit à me donner quelques renseignements sur son compte. Simon avait abandonné les études et cultivait ses talents pour la peinture sous la direction d'un artiste distingué; on le disait même un des jeunes gens qui avaient quelque avenir, mais il s'était jeté dans les bras d'une femme qui le trompait, le dépouillait et dont on craignait de le voir tomber tôt ou tard la victime. Cette femme faisait partie d'une des affiliations d'une bande nombreuse d'assassins! A celte nouvelle je vole à Paris et parviens, non sans peine, à me mettre | |
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sur les traces de Simon. Je lui écris, en gardant toutefois l'anonyme j je le conjure de briser le charme qui l'égare; je le supplie, au nom de tout ce qu'il a chéri, de reprendre le sentier qu'il aurait dù ne jamais quitter; je lui retrace avec toute l'éloquence dont l'amitié est capable les attentats dont il allait être la victime, et bien que je craignisse qu'une main inconnue ne suffit pas, il abandonne la perfide qui ne demandait pas mieux que d'être son bourreau. Depuis ce temps, invisible à ses yeux, je le suis partout, je marche sans cesse derrière lui et l'ai préservé mainte fois, sans qu'il ait pu s'en douter. Je vous fais grâce, madame, de tous les épisodes dont je pourrais grossir ce récit; qu'il vous suffise de savoir que, ayant su qu'il avait confié l'administration de sa fortune au banquier que vous savez, je lui écrivis encore, afin de lui faire ouvrir les yeux sur tout ce qu'on débitait au sujet des spéculations honteuses et désordonnées de cet homme et de lui conseiller de retirer à M. Delors au moins la moitié de ses fonds, pour que en cas d'échec tout ne fût pas perdu à la fois. Il ne m'a pas écouté, et voici que ce jour funeste lui enlève tout ce qu'il possède. Aussitôt que j'eus appris la catastrophe je courus chez moi, réfléchis à ce que j'avais à faire et me dis qu'il fallait au plus vite lui envoyer quelque argent; car, voyez-vous, madame, un caractère comme le sien, en se trouvant seul, abandonné, sans issue pour sortir de l'embarras qui le presse, obligé de renfermer toutes ses angoisses en lui même, se laisse tout de suite | |
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aller au désespoir, et qu'aurais-je fait si le pauvre garçon se fût tué! Je lui envoyai donc quelque secours, avec une lettre, écrite dans l'intention de lui faire reprendre courage et de relever un peu ses esprits abattus. Mais, hélas! au lieu de se tourner au suicide, son désespoir s'est tourné au jeu: le malheureux a tenté le hasard et il a perdu ce que je lui avais donné. Cependant que cela n'affaiblisse point, madame, je vous en conjure, les sentiments favorables que vous avez pour lui; gardonsnous de repousser celui qui chancelle; tendons-lui les bras plutôt; c'est à nous de le retenir, de le ramener sur le chemin sans tache qu'il a parcouru jusqu'à ce jour, de le rendre au bonheur et à la vertu! La baronne fondait en larmes, ses sanglots étouffaient sa voix, elle ne pouvait que lever au ciel ses yeux qui nageaient dans les pleurs. - Quand sous un déguisement mon domestique lui eut porté l'argent, j'allai moi-même à son hôtel et m'informai s'il était chez lui. On me répondit qu'il venait de sortir. En rentrant, j'appris de mon domestique qu'il avait rencontré Simon, qu'il l'avait suivi et qu'il croyait l'avoir vu entrer dans une maison de jeu! Il y était en effet, il jouait, il perdait. Je le revis. En quel état! Je restai dans un coin de la salle pour ne pas être vu. Quelquefois j'avais envie d'aller me placer en face de lui, mais je me contins, car cela aurait fait une scène, et je ne voulais pas me faire connaître. Enfin quand il eut tout perdu, je le vis s'en aller. Craignant un coup de déses- | |
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poir, j'ordonnai à mon domestique de le suivre, de le surveiller. Simon rentra dans son hôtel, il y est encore, on veille sur lui, mon fidèle domestique a pris soin de tout. A ces mots la baronne s'empara d'une écritoire, saisit une feuille de papier et traça le billet que nous venons de lire. Gollber voulait continuer, lorsqu'elle lui montra ce qu'elle venait d'écrire. - Vous m'avez deviné, madame, c'est là ce que je désirais. Merci! Quant à moi, je pourrais me repentir d'être allé chez lui, mais vous, vous êtes femme, vous pourrez tout sur son esprit; vous avez sa confiance, vous saurez trouver des paroles qui parleront à son coeur, qui le rendront digne de notre amitié et vous seule nous le ramènerez. Qu'il soit tiré du gouffre où le désespoir vient de le plonger, et il disposera de ma bourse, de mes jours. Oui, madame, je vous devrai le bonheur de ma vie, quand vous aurez sauvé l'âme de mon cher Simon! Il est si bon, si généreux. C'est un devoir de chrétien que j'implore. Voyez donc comme c'est beau, une femme qui ave le coeur d'un homme! Oh! moi je ne l'ai pas encore oublié, moi je me souviens toujours de Simon; malgré le temps, malgré la distance qui nous a séparés, il est toujours mon ami. Oh! madame, rendez un homme à la vertu, sauvez une âme qui se perd! - Vous êtes un homme rare et précieux, dit la baronne avec effusion, en lui serrant la main. | |
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Madame de Causse eut besoin de toutes les forces de son âme, pour se remettre du trouble et de l'agitation où l'avait laissée la visite de Gollber. Longtemps elle parcourut son salon à pas précipités, la main dans les boucles de ses cheveux, comme si elle eût cherché à se bien rappeler tous les détails de ce qu'elle venait d'entendre; puis elle s'arrêtait, versait des larmes et se tordait les mains. Dans la crainte d'être surprise, elle essaya de se calmer, s'assit, essuya ses yeux mouillés de pleurs et réfléchit à la manière dont elle s'acquitterait le mieux du devoir que l'humanité lui prescrivait de remplir et dans l'accomplissement duquel sa générosité trouvait tant de charmes. Elle était si contente de l'idée qu'elle triompherait, qu'elle ramènerait Simon dans les bras de son ami! La femme, c'est le médecin du coeur. Le soir vint. Elle avait surmonté sa faiblesse naturelle et se sentait assez forte pour la noble mission dont, elle était si glorieuse. Simon arriva. Quand il fut établi devant le foyer pétillant de la baronne, celle-ci leva avec tristesse les yeux sur lui, en se disant qu'il avait énormément changé; il était pâle, il était distrait. Ce n'était plus cet aimable jeune | |
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homme qui tenait encore par quelques liens à l'enfance, maintenant c'était un homme dont les passions bouillonnaient, dont les orages du désespoir avaient troublé la limpidité de l'âme. - Que vous êtes pâle, mon cher von Thranne, dit enfin la baronne d'une voix faible, est-ce que vous souffrez? - Oui, madame, horriblement. - Eh bien! moi aussi et beaucoup, mais là, et elle porta la main à son coeur. - Et quoi, madame, dit Simon, en s'efforçant de sourire, ne seriez-vous plus heureuse, et quelle cause peut.... - Simon, savez-vous ce que c'est que l'amitié? Simon, pris à l'improviste par cette brève demande, regarda la baronne d'un oeil pénétrant. - L'amitié, c'est un breuvage céleste, une liqueur composée de deux liqueurs, on ne peut jeter l'une sans l'autre. - Eh bien! plaignez-moi, j'ai jeté loin de moi ce nectar précieux. Écoutez-moi avec attention, il faut que je vous conte cela, j'ai cela sur le coeur depuis longtemps. Je suis bien coupable. J'avais une amie, une bien tendre amie, une amie de pension, et je l'ai perdue, Simon, et je l'ai perdue par ma faute. C'était un soir, nous étions ensemble dans le monde; la pauvre fille! ce n'était pas sa faute si l'on était jaloux de ses talents! On causait poésie; comme on se rappelait quelques stances délicieuses qu'elle venait de composer, on lui parla de ses vers, mais seulement par méchanceté, pour se faire une arme contre elle de ses | |
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discours un peu exaltés, et moi, poussée par je ne sais quel démon, je ne pus étouffer une plaisanterie, cruelle à la vérité.... - Madame, c'est pousser trop loin cette raillerie. Vous voulez donc me rendre fou, me tuer, vous venez donc de l'enfer et vous êtes quelque sorcière maudite, pour venir me dire des secrets dont deux personnes au monde sont seules dépositaires! Oh! vous savez tout, la honte ne me permet pas de lever les yeux en votre présence! La baronne le regarda avec compassion et dit avec dignité: - Oui, je sais tout, mais je sais aussi que le malheur et le désespoir guident vers les ténèbres, qu'ils dégradent et précipitent bien bas souvent l'àme humaine; je sais aussi qu'il est des torts qui ne sont pas irréparables; je sais que Dieu aime à pardonner et qu'un homme noble et pur aime à pardonner comme lui. Venez, Simon, vous voyez devant vous une sincère amie qui ne veut que votre bien, qui veut vous faire tout oublier, qui ne désire que de vous rendre au bonheur, à l'amitié, et vous tendre la main, pour vous reconduire vers celui que vous croyez perdu. - Que dites-vous, madame, je pourrais le revoir! Mais non, vous me flattez d'une vaine espérance, vous vous jouez de moi. Hélas! je crains de comprendre, je n'ose rencontrer vos regards, madame, comment affronter les siens? Je l'ai si cruellement offensé! Hélas! si vous saviez quel poignard, quel profond repentir, est toujours | |
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là dans mon coeur. Depuis le moment des fatales paroles, depuis que je compris de quel trait empoisonné je venais de percer le coeur de mon ami, je ne comptais plus sur son pardon et crus inutile et au-dessous de moi de l'aller implorer. Fausse honte, madame! Pauvre Arnold, je t'ai bien méconnu! La conviction d'avoir mal agi me torturait nuit et jour. J'évitai nos amis communs, je fuis jusqu'aux lieux où le hasard pouvait nous mettre en présence et parvins enfin, par l'isolement complet auquel je me condamnai, à me rendre odieux tout ce qui m'entourait. Ma fausse position me devint de plus en plus insupportable, et je me dis, que puisque le sort voulait que nous fussions séparés désormais, il ne devait plus seulement se trouver des rues et des quais et des clochers, mais des pays, mais des montagnes, mais des jours entiers entre nous, et dans un accès d'humeur, je partis. Hélas! je m'en suis bien repenti, l'image d'Arnold me poursuit sans cesse.... - Allons, mon ami, dès ce moment oubliez le passé, renaissez au bonheur, secouez la boue qu'un instant d'erreur a jetée sur votre âme, volez dans les bras de votre ami, reprenez l'amour de la vie sur son sein qui brûle toujours pour vous de la même ardente et inaltérable amitié! - Vous l'avez donc vu, madame, et vous lui avez parlé et c'est lui.... - Oui, Simon, il m'a conté toute votre histoire qui est la sienne, toute son histoire qui est la vôtre. | |
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- Oh! il n'y a que lui aussi qui ait pu vous la dire; je vous crois, je vous crois! - Mais vous ne savez pas encore tout; sondez votre mémoire! Vous avez un mystère dans votre vie dont le voile n'est pas encore levé à vos yeux. - Eh bien?... - Ce bienfaiteur sans nom, cet inconnu sublime qui depuis deux ans vous surveille et vous protège, ce mystérieux personnage.... Vous ne devinez pas encore? Simon n'avait plus de paroles. - C'est lui. Il se leva, en tremblant de tous ses membres. - C'est lui, madame, c'est lui, dites-vous? Oh! voyez, je pleure, quand tantôt encore je croyais n'avoir plus de larmes. Où est-il, madame, où est Arnold? Je veux le voir, embrasser ses genoux, le presser dans mes bras.... Arnold, Arnold, où es-tu? Reconnais donc ma voix, Arnold! Il s'avança vers la porte, mais ne pouvant résister à tant d'émotion, il tomba sans connaissance. Le ciel était descendu dans le coeur de la baronne; ses yeux étincelaient de larmes et de bonheur. Elle était bien belle ainsi; ce n'était plus une femme, c'était un ange. Elle étendit Simon sur un sopha et s'empressa de lui porter des secours. Quand il eut repris ses sens, la fatigue le plongea peu d'instants après dans un profond sommeil. Madame de Causse se mit à genoux près du sopha sur lequel Simon reposait, et sa calme et sainte oraison | |
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monta comme un pur encens vers le trône du Tout- Puissant. Simon dormait encore, lorsque Gollber entra; celui-ci le croyait parti et n'avait pu résister au désir de connaître le résultat d'une entrevue dont le succès était pour lui d'un si haut intérêt. Il trouva la baronne à la porte du salon. - Chut! dit-elle, il dort. Son saisissement a été si violent que ses forces ont succombé; il a besoin de repos. Oh! si vous aviez vu ses larmes, son repentir; si vous saviez tout ce qu'il a souffert depuis qu'il a vécu loin de vous; si vous aviez été témoin du délire de sa joie, quand je lui ai dit qüe je vous avais vu, de sa reconnaissance, quand il a su que c'était vous.... - Comment! vous lui avez dit?... - Il sait tout. - Oh! merci, vous m'avez épargné une tâche pénible. Alors il s'avança vers le sopha et considéra longtemps Simon qui dormait toujours. - Tu m'es donc enfin rendu! murmura-t-il à plusieurs reprises; nous allons refaire notre vie, renouer le fil que le destin avait rompu. Et il ne se lassait pas de contempler Simon, de chercher sur sa joue les roses que le bonheur de l'amitié y avait jadis fait éclore et que trois années venaient de faner, d'épier sur sa bouche entr'ouverte ce sourire ravissant qui captivait tous les coeurs, et Arnold était heureux. Tout-à-coup Simon se réveille, jette un regard | |
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étonné autour de lui et fixe les yeux sur Gollber, mais stupidement et sans comprendre encore; celui-ci alors lui tend les bras et, impatient de jouir, lui dit d'une voix que l'émotion rend vibrante: - Viens donc, Simon, viens donc, c'est moi! Simon jeta un cri perçant et se précipita aux genoux d'Arnold. - Non, ami, la place est là, s'écria Gollber, en attirant Simon sur son coeur. Oh! j'ai reconquis mon trésor! Faiblesse humaine, je te défie de me le prendre une seconde fois! Il se passa alors un temps où personne ne parlait, mais où l'on entendait une pluie abondante de larmes qui rafraîchissait deux coeurs desséchés. Arnold rompit le silence. - Simon, dit-il, nous nous retrouvons enfin, grâce à cette femme adorable, j'espère que tu t'en souviendras toujours, mais je te défends de parler jamais devant moi des trois dernières années, elles sont pour moi comme si elles n'avaient pas été. Simon était anéanti. - Quant à moi, dit la baronne, j'ai joué le rôle de la comtesse de Wintersee dans Misanthropie et Repentir. C'est un bien beau rôle, monsieur, et je vous remercie de me l'avoir confié. - Souffrez, madame, dit alors Simon, rendu au bonheur, souffrez que je vous confie encore davantage. Mon avenir est en vos mains. | |
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Le plus pur amour est celui qui naît au souffle de la vertu. La baronne était heureuse. A cette heure deux hommes et une femme vivent réunis sous le même toit, sous le même bonheur, un jour ils vivront ensemble dans les mêmes cieux.
Paris, 1834. |
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