Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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(Souvenir d'un sexagénaire.)L'épisode que je vais rappeler aurait décidé de ma vie; ce fut un désappointement de ma jeunesse que peu de personnes ont compris et qui a concouru à imprimer à mon caractère cette profonde tristesse dont il ne s'est jamais relevé; ce fut une illusion, une illusion près de devenir une réalité, qui disparut à mes yeux sans retour, irréparablement; une âme enfin qui m'avait compris, une âme en harmonie avec la mienne et que Dieu ne me montra que pour me l'arracher aussitôt, afin de déchirer plus cruellement ce coeur trop sensible.
C'était pendant que je faisais mon cours de droit à Leyde. Je me promenais par un beau clair de lune avec mon ami Edouard van Woorden, tombé à Waterloo, par les rues de cette ville pacifique et propice aux études. | |
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Comme nous-mêmes, notre conversation était folâtre et d'humeur badine. Nous causions avec ardeur, avec enthousiasme, comme on cause à vingt ans, quand on s'aime. Sautillante et joueuse comme l'écureuil sur le chêne, il ne savait où il s'en allait, le charmant babillage sans soucis et sans crainte, quand enfin, papillon capricieux, il vint se poser sur la musique du jour et passer en revue les romances nouvelles, les opéras qui avaient la vogue, sur lesquels nous nous plaisions à porter notre jugement, bon ou mauvais, indulgent ou sévère. - Ah ça! lui dis-je, au dernier de nos concerts Charles Ramer n'a-t il pas chanté certain air du Roland de Piccini? J'ai entendu dire beaucoup de bien de l'exécution, et.... - Tu n'étais donc pas là? - Je n'y vais jamais. Il y eut un moment de silence. Ensuite je repris: - Quant à notre chanteur, a-t-il réellement bien fait? - Oh! à merveille. Il a une sensibilité, une grâce!... - C'est donc vrai! Écoute, mon cher, il me faut connaître ce jeune homme, il me plaît. - Eh bien! me répond Edouard, en souriant légèrement et en me tendant la main, Charles pense de même; il n'y a pas huit jours qu'il m'a dit la même chose. Les vacances sont là, il vient de partir pour la province, je pars aussi; mais je te promets, ainsi que j'ai dù le lui promettre, qu'aussitôt après notre retour je te l'amènerai. | |
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Sur ce il me plaisanta sur ma bizarrerie, sur ma vie retirée, et la conversation alla toujours son train. Au coin d'une rue je pris congé de mon ami, lui souhaitai bien du bonheur dans sa famille, et nous nous embrassâmes pour nous revoir après trois mois d'absence.
Les premiers jours de Septembre étaient là. IIeureux temps, après trois mois passés loin de mes frères en Gaïus et dans une paix qui risquait fort de devenir de l'ennui, puisque j'avais passé tout l'été à Leyde. Combien je languissais après le retour de la jeunesse studieuse et remuante, qui rend à la vie et au bruit cette bonne ville de Minerve! Le jour de l'ouverture des cours arriva, et mon premier soin fut de me rendre vers notre antique édifice, rassemblement, entassement et mélange confus de la théologie, de la philosophie, de la médecine, du droit et des lettres. Quel touchant spectacle que ces bras tendus, ces figures épanouies qui se revoyaient après trois mois de séparation, court espace de temps, mais qui semble long et pénible à de véritables amis. Poussé et heurté sans cesse par la foule qui va et qui vient, j'attends près de la porte l'ouverture de la séance, tout en causant avec un de mes amis, lorsqu'un jeune | |
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homme que j'avais à peine remarqué et que je ne connaissais pas, salue mon ami et moi, en nous appelant par notre nom. J'ai toujours éprouvé une sensation désagréable, quand un inconnu me traite avec familiarité, car déjà dans ma jeunesse j'avais observé que l'intrigue prend toutes les formes. - Quel est cet homme qui semble me connaître et que je ne connais pas? demandai-je à mon interlocuteur, non sans un brin de mauvaise humeur. - C'est Charles Ramer, me répond-il, sans faire grande attention à ce qu'il disait. - Comment, c'est lui! repliquai-je vivement. A ces mots je tourne la tête, mais ne le vois plus; alors je laisse mon ami, je parcours la salle; il avait disparu, englouti par la foule. En ce moment la leçon commença, un profond silence s'établit dans l'auditoire, et moi.... je n'écoutai pas, je rêvai, c'est le mot, je rêvai à celui dont je ne connaissais encore que la voix douce et modeste. La matinée s'écoula. Tout près de chez moi je rencontre Edouard et lui rappelle sa promesse. Sa réponse fut un éclat de rire. - Voilà qui est singulier, par exemple, dit-il, quand son hilarité lui permit de parler distinctement, il n'y a pas deux heures que Charles m'a dit la même chose. Tout ceci avait un peu l'air d'une mystification. Le soir vint. J'allai prendre le thé chez celui que j'avais quitté si brusquement le matin. C'était une espèce | |
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de réparation de ma part. Je trouvai chez lui quelques jeunes gens, mais leur société ne me plaisait guère; ils étaient railleurs et frivoles à la mort. N'étant pas au niveau de leur conversation, je devins pensif et distrait; mille rêveries passaient, se succédaient dans mon cerveau. Après avoir été longtemps sans prendre part aux discours, je me dis enfin, frappé d'une idée subite: - Il doit y être, je l'y verrai! Un rayon du ciel descendait dans mon âme, cela ne vient pas de la terre! J'en étais certain, c'était chez Edouard, c'était chez lui que Charles se trouvait ce soir, à cette heure même; le ciel me l'avait dit, je l'y verrais. Si c'en eût été autrement!... Mais cela était impossible, je n'y songeai seulement pas. Je pars. Je vole vers Edouard, je monte et frappe à sa porte. Il m'ouvre lui-même. - Bonsoir! lui dis-je de la manière la plus affable que je pus. - Ah! c'est toi! Et me prenant par la main, il me conduit au fond de la chambre où je vois une autre personne que je n'avais pas encore très bien distinguée, ébloui que j'étais par l'effet de la lumière. Alors: - Je te présente monsieur Ramer, me dit-il. Mon pressentiment ne m'avait donc pas trompé! Je le vois encore. C'était un tout jeune homme aux cheveux blonds, à l'extérieur prévenant et agréable, don't | |
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les traits avaient une expression de douceur surprenante et dont la figure et les yeux annonçaient une pénétration qui devenait presque de la finesse. Nous nous mîmes tout de suite à causer, comme si nous avions été de vieux amis qui, se revoyant après un long intervalle de temps, avaient mille particularités à se dire et à se demander. La conversation était, non pas gaie, ce n'est pas le mot, mais contente, mais heureuse. O bonheur! je commençais à sentir qu'il y avait quelqu'un qui me comprenait, dont l'âme formait avec la mienne un pur accord. Quand l'heure de nous séparer fut là, nous n'étions pas encore rassasiés l'un de l'autre, j'avais encore à lui dire mille choses, il en avait autant sur le coeur. Il me pria donc de souper avec lui; j'acceptai, et passai une soirée dont le doux souvenir glisse comme un baume sur mon coeur ulcéré! C'était un épanchement, une communication mystérieuse, une confidence intime, comme la terre n'en produit que rarement. Nous nous quittâmes, enivrés l'un de l'autre, et nous nous promîmes bien de n'en pas laisser là notre amitié, commencée sous de si heureux auspices. Aussi je sentais bien, moi, qu'elle ne s'arrêterait pas en si bon chemin; je sentais qu'elle s'élevait beaucoup au-dessus de ce que l'on nomme communément de ce nom sacré, et, rêveur imperturbable que j'étais, mille chimères, mille projets se mirent à bercer mon esprit; projets de ne jamais se quitter, de lier nos destinées; longs voyages entrepris | |
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ensemble; que sais-je? nos âmes élevées vers la vertu, vers le ciel, par l'amitié la plus sainte, la plus indissoluble!
Peu de jours après cette première entrevue, Charles vint me trouver. C'était comme si nous nous étions connus dès le berceau! Je me rappelle que nous eûmes ce soir-là une conversation de feu sur l'avenir du théâtre. Il me dit en parlant, qu'il quittait la ville pour quelques jours, à cause d'affaires de famille; nous nous serrâmes la main, je lui souhaitai un heureux voyage, nous nous quittâmes.... Je ne devais plus le revoir. Ces mots fatals m'arrachent des larmes. Hélas! le monde ne peut se faire une idée des tristesses qui accablent les pauvres vieillards! Le lendemain j'étais debout de bonne heure, un désir vague et singulier s'empara de mon âme: je voulais voir Charles avant son départ. Vingt fois je pris le chemin qui devait me conduire vers lui, vingt fois je retournai sur mes pas. Je m'étais arrêté enfin à considérer des fleurs étalées devant la boutique d'une fruitière, lorsque j'entendis tout-à-coup le roulement de la voiture; elle passa dans le lointain, tourna le coin, et je la vis | |
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disparaître presque aussitôt derrière les maisons d'une rue transversale. Mes voeux accompagnaient mon ami. Voeux stériles! Malgré le temps, qui était superbe, j'étais triste et abattu. Afin de chasser ce brouillard qui pesait sur ma tête, je songeai à faire une promenade dans les champs et pris à cet effet le chemin de la porte par laquelle la voiture venait de sortir de la ville. Je m'approche et vois un homme pâle et effaré accourir et dans le lointain un rassemblement considérable de peuple. L'homme s'arrête essoufflé aux premières maisons. Il y a toujours dans les accidents imprévus et funestes des gens que la curiosité rend obligeants et polis; ce sont des femmes pour la plupart. - Que voulez-vous? en crièrent plusieurs à la fois, tandis que l'homme courait encore. - Un brancard! vite, un brancard! On s'empresse autour de lui, on l'accable de questions. - C'est un étudiant, dit-il, qui vient de partir avec la voiture publique; il a voulu faire l'aumône à une petite fille et s'est levé à mi-corps; en s'appuyant contre la portière qui ne tenait pas, celle-ci a cédé, et il est tombé sous la voiture qui lui a passé sur le corps, voilà! M'étant approché en attendant, j'étais parvenu à saisir quelques mots. Je craignais de comprendre. Enfin je perçai la foule, et mettant ma main froide et glacée sur l'épaule du narrateur: - Il vit, l'étudiant? - Au contraire, monsieur, il est mort. | |
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A ces mots je me sentis mourir à mon tour. Sur ces entrefaites on avait chargé mon ami, car c'était bien lui! sur un vieux brancard; et pendant que j'échangeais ce peu de paroles, ceux qui portaient le corps s'arrêtaient devant moi. - Voyez plutôt! dit l'homme avec un imperturbable sang-froid. Alors la vérité flamboya à mes yeux dans toute son horreur. L'illusion était loin, perdue à jamais. J'étais seul, seul toujours! Il n'était plus. La plume me tombe des mains; je n'ai pas la force d'en dire davantage, les larmes m'empêchent de poursuivre, mon âme succombe à la douleur et ma main tremble d'émotion.
Tout sentiment s'est éteint en moi, étouffé sous le poids de l'âge et du chagrin; mais aussitôt que je songe à cette amitié si courte, si profonde et si tôt brisée, de nouvelles larmes viennent sillonner mes joues creuses et un morne et muet désespoir, effet de la conviction d'un bonheur durable et possible détruit à jamais, s'empare de mon âme. 1833. |
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