Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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N'avez-vous jamais senti, à l'aurore d'un beau jour d'été, avant même d'avoir ouvert vos yeux à la lumière, une délectation inconnue s'emparer de votre être, un baume suave et doux inonder votre coeur, et n'avez-vous pas alors, après avoir étendu vos bras à demi nus au-dessus de votre front qui rêve encore, repoussé les blancs rideaux de votre lit, impatient de voir le ciel bleu et la clarté du soleil, tandis qu'en silence votre âme adressait une hymne au Seigneur? Cette sensation, le jeune Alfred l'éprouvait un jour à son réveil. Il habitait avec sa famille un joli château, situé sur une colline assez élevée. La maison, comme une jeune femme assise au milieu des fleurs, était environnée de jardins immenses, entourés à leur tour d'une épaisse forêt. Il n'y avait qu'un seul endroit où la vue pût percer au travers des branches et se répandre sur les alentours; cette échappée correspondait à la chambre d'Alfred. Il s'appuya sur le coude, passa sa main dans les longs cheveux blonds qui jouaient autour de son col, posa sa tête dans sa main, et après avoir regardé avec amour les grands arbres dont le soleil à peine levé commençait | |
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à dorer les cimes, les jardins dont les fleurs semblaient lui sourire et brillaient imprégnées de la rosée nocturne, le paysage qui sortait avec ses grandes prairies, son fleuve et son clocher rustique, d'entre les branches des arbres - car il pouvait voir tout cela de l'endroit où il était couché - il sourit légèrement, et une larme, après avoir longtemps brillé sous sa paupière, coula le long de sa joue. C'était sa rosée à lui, fleur tendre et délicate! et bien des choses passaient et repassaient dans son cerveau! Il songeait à la joie douce et calme du crépuscule de la veille, aux étoiles qui avaient brillé sur sa tête l'autre soir, à la causerie avec la jeune fille qu'il aimait, quand assis dans le bois sur un banc de mousse, ils se racontaient leurs peines, ils se répétaient l'aveu de leur amour; il songeait au site où il avait parlé de Dieu avec son père, tandis que les oeuvres de Dieu se déroulaient grandes et magnifiques devant lui; il songeait à l'art, il se prosternait en idée devant les tableaux des grands maîtres, et leurs travaux étaient sacrés pour lui. Le même Dieu qui a inspiré un livre à l'antiquité a inspiré des tableaux au moyen-âge, les peintres sont apôtres aussi! Alfred se sentait heureux! En ce moment il eût fait une grande action, il eût sauvé un peuple! Tout-à-coup il lève les yeux, ses yeux s'enflamment, il ouvre la fenêtre, il regarde; aucun nuage au ciel! il frissonne, il parle haut, il est agité! C'est que l'image de la gloire a passé devant lui, que lui aussi sera peintre et se sent appelé à suivre les traces des grands maîtres qui | |
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l'ont précédé; mais ce ne sera pas la bible, ce ne sera pas l'histoire dont il fouillera les profondeurs; enfant de la nature, ce n'est que la nature qu'il veut pour maîtresse; c'est en transportant sur la toile, cette belle, cette riche végétation qui l'environne, qu'il croit plaire à celui par qui elle existe. Il a fait des études solides et opiniâtres; il a feuilleté depuis sa première enfance les pages sublimes de l'art; il a fait de nombreuse ébauches; l'isolement, le repos, le calme ont mûri son talent, épuré son génie; il produira peu, mais il produira de grandes choses, il a voulu que son premier tableau fût un chef-d'oeuvre. Oh! il sera une légitime illustration, il se l'est bien promis. Une force irrésistible l'entraîne vers l'imitation de la nature, vers le paysage, genre subalterne peut-être, mais que la main du génie sait ennoblir. Voilà qu'enfin il s'est senti le courage d'entreprendre un grand ouvrage; il s'occupe à reproduire une des vues les plus vastes des environs. Quelle surprise pour sa famille! il l'enverra au Salon prochain; les grands peintres y fixeront un regard satisfait, et si son père lui demande: - de qui donc ce merveilleux tableau? - il se jettera à son cou et lui dira: - de ton Alfred! Voilà ce qui s'agite dans le coeur du jeune homme, voilà pourquoi son regard jette des flammes, pourquoi tout son être se trouble. - Allons, dit-il, je vais travailler, ce sera pour toute la journée. | |
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Puis il laisse le billet suivant entre les mains d'un domestique: J'ai à observer quelques effets de lumière, je ne serai de retour que vers le soir. Le temps est trop beau pour n'en pas profiter. Adieu, cher père! Alfred.
La forêt que devait traverser Alfred était variée agréablement par ses grands chênes dont l'épais feuillage garantissait le jeune artiste des rayons du soleil. Tantôt on rencontrait un réduit mystérieux qui faisait rêver aux charmes de la vie; tantôt il y avait une grande place vide et nue, sans herbe, sans arbres et dont le sol était raboteux, champ de bataille où les vents s'étaient battus contre les arbres et oû les vents avaient triomphé; tantôt un lieu agreste et sauvage, avec un torrent, ombragé de quelques peupliers babillards et incolores, ou bien une allée si sombre, si froide, si majestueuse, qu'en contemplant les arbres séculaires dont les cimes se réunissaient en ogive, on eût dit marcher par la nef d'une église gothique. En attendant le soleil avait acquis plus de force, les insectes, éveillés par sa chaleur, faisaient bourdonner la forêt, et les milliers d'oiseaux, cachés dans le feuillage, | |
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animaient de leurs chants le silence imposant. Songez donc à ce qui devait se passer dans l'âme du jeune artiste, quand, l'esprit gros de projets, il s'enfonçait dans ces immenses allées de chênes sombres et mélancoliques qui repoussaient la gaieté du soleil, tandis que mille insectes, que le matin venait de rendre au plaisir et à la vie, bourdonnaient en voletant autour de lui, que les oiseaux faisaient retentir le bois de leur doux gazouillement, et que le zéphir en s'y jouant faisait murmurer la cime des arbres. Et puis, au milieu de toute cette végétation inculte, sauvage et peuplée, l'homme nulle part; lui tout seul, au milieu de tout ce bruit, de cette vie surabondante et féconde, de ce bonheur, de cette magnilicence de la nature entière! Il arriva enfin à l'extrémité de la forêt. Encore une hauteur à franchir, puis en descendant du côté opposé la place favorite, où sous une espèce de hutte qu'un pasteur avait construite pour lui de nattes et de branches entrelacées, il donnerait à l'art ce que Dieu avait donné à l'homme, la belle nature. Le paysage tel qu'Alfred le concevait, ce n'était pas le paysage tributaire de l'histoire, réunion malheureuse, genre honteux, comme si la nature avait besoin des actions de l'homme pour s'ennoblir! Ce n'était donc pas le paysage du Poussin, paysages arcadiens, qui ne sont que des vues d'Italie, avec de pompeuses villas, comme il en voyait autour de Rome, ni Diogène jetant sa coupe, ou bien la Grappe de la terre promise simples paysages | |
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que le peintre a cru relever en leur donnant un lustre historique. C'est que en effet le Poussin était trop philosophe, trop lettré, pour peindre le paysage; il était peintre d'histoire, et dans ce genre encore il avait son coin particulier que nul autre n'aurait osé envahir. Ce n'était pas non plus le paysage servant de prétexte pour peindre des animaux, des vaches, des brebis, des satyres, des bergères. Non, c'était le paysage pour lui-même, tel que Rembrandt l'a compris quelquefois; c'était la poésie, l'harmonie de la nature, transportées, reproduites sur la toile; c'était la traduction de l'oeuvre de Dieu; c'étaient les grands effets de la lumière, de la verdure, du cours des nuages, observés et imités; c'était non pas la foule détruisant la solennité du lieu, mais la solennité du lieu détruisant la foule. Pour étoffer un tableau, Alfred ne voulait qu'un cerf s'échappant au loin d'entre les broussailles ou bien un pauvre petit garçon égaré, tristement assis au pied d'un arbre; pour la plupart il n'animait son paysage que par la seule vérité. Vos yeux se perdaient dans la profondeur de la forêt, votre vue errait sur les charmantes collines, et votre imagination peuplait ce que l'artiste avait laissé solitaire. Une seule figure eût établi une comparaison, brisé le charme, détruit l'enchantement. D'ailleurs, la vue qui s'étendait devant le jeune peintre convenait parfaitement à l'idéal qu'il s'était formé. Il y avait sur le devant des arbres hauts et touffus, dont ceux du côté droit entouraient une eau dormante et dont | |
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l'obscurité faisait contraste avec le milieu du tableau où deux collines formaient une vallée qui laissait voir tout au fond un fleuve coulant paisiblement et un village paisible comme lui; c'était un paysage calme par excellence, et le voyageur, qui après une longue course l'eût regardé quelques instants, eût repris sa route restauré et remis de ses fatigues. Déjà le tableau commençait à promettre, et lorsque vers le soir il y jeta un coup-d'oeil satisfait, il sembla content de son ouvrage, il y vit déjà ce que l'auteur seul sait y voir. Il avait profité ce jour-là de plusieurs effets de lumière, il avait mis la dernière main à quelques détails; encore deux jours comme celui-ci, et le voilà achevé, son cher tableau! Oh, toute sa gloire future était là! Il se forgeait mille chimères; pour encourager ses talents le roi l'envoie en Italie, ce beau pays que chaque nuit lui montrent ses rêves, les plus grands peintres lui font cortège, il dîne à leur table, il est leur ami; un nouveau monde semble s'ouvrir pour lui; il est heureux, il est libre, il est riche. Heureux l'artiste opulent! il élève, il cultive les talents qui, sans ressources, périraient de misère et d'abandon, il aide ceux que le monde repousse, il soutient de son or ceux qui le récompensent par leur mérite!... Mais le soir tombe, il est tard, la forêt est sombre, et le coeur gonflé de rêves de gloire, il se dispose à retourner au Château. | |
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Alfred traverse la forêt, le coeur rempli de grandes pensées, d'une douce satisfaction. Il rêve le plus bel avenir, il sent la gloire qui l'aiguillonne. Le ciel même l'avait inspiré; chaque coup de son pinceau avait été dirigé par une main puissante et invisible, et les ombres des grands peintres lui avaient souri dans l'immortalité. Que d'idées bizarres, vagues, enivrantes, tantôt grandes et vastes, tantôt tendres et tristes, se heurtaient dans la jeune tête d'Alfred! C'est qu'il avait la conscience de son avenir, de sa force; c'est que l'instinct de son génie le pressait, le poussait vers l'auguste place où il aspirait. Tout était paix et silence autour de lui; le vent dormait sur les branches des arbres et l'astre des nuits perçait mollement leur sombre et noir feuillage; le rossignol seul animait les échos de son chant continuel, charme des nuits d'été. En passant par un sentier écarté, Alfred s'arrête. Un bruit d'oiseau s'abattant dans les broussailles; un bruit d'homme sortant du taillis! Il prête l'oreille, regarde et distingue à la faveur de la lune un individu de haute et imposante stature, immobile devant lui. Sa barbe en désordre couvre la partie inférieure de son visage, | |
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ses vêtements sont en haillons, sa main musclée tient un bâton noueux et ses yeux de vautour, étincelant sous un vieux feutre qui cache son front, se fixent sur lui. Alfred s'effraie horriblement, il lui est impossible de faire un pas, il reste fasciné comme l'oiseau devant le basilic. L'homme alors s'approche de lui et d'un ton impératif: - Il me faut ton tableau, dit-il. Alfred ne comprend pas. - Ce n'est pas un meurtrier, pense-t-il, il ne m'a pas demandé la vie. Alors l'homme, élevant la voix avec force et frappant la terre de son bàton: - Encore une fois, il me faut ton tableau. - Mon tableau? demande Alfred d'une voix faible et presque suppliante; mais, je ne puis le donner, en vérité, je ne le saurais.... - Il me le faut, te dis-je, il me le faut absolument, et si tu refuses.... El il menaça Alfred de son poing vigoureux. Alfred comprit alors; il comprit qu'il fallait dire adieu à la gloire, qu'il était là, tout seul, face à face avec son mauvais génie, qu'il était perdu, qu'il se trouvait en la puissance de cet esprit infernal. Le désespoir le prit, il pleura. Mais tout-à-coup une idée lui vient: - Prenez cet or, dit-il, et laissez-moi partir! A ces mots l'homme partit d'un éclat de rire si terrible, si hideux, que le choeur des rossignols se tut soudain. | |
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- De l'or, de l'or! reprit l'homme, en ricanant; el fouillant les poches de sa culotte de toile: - En voilà, en voilà! Et il jette aux pieds d'Alfred deux poignées de pièces d'or. - Ce n'est pas ton or que je demande, ce n'est pas ta vie, c'est ton tableau. L'espérance du jeune peintre était anéantie. - Que vous ai-je donc fait pour me prendre cela? lui dit le pauvre Alfred tout ému. En me prenant mon tableau vous m'arrachez ce que j'ai de plus cher au monde; c'est comme si vous me preniez à ma mère. - Écoute, jeune homme! Il y a des gens condamnés par la destinée à manquer leur avenir, des gens qui, malgré les immenses talents dont ils sont doués par la nature, n'atteignent jamais au but auquel ils aspirent. Tu es de ce nombre. Tu irais trop loin si le destin te laissait faire, il ne le veut pas, et je viens pour te couper le chemin. Arrière, jeune homme, arrière! redeviens obscur! ou bien accepte la lutte! mais attends-toi à trouver toujours sur ton chemin un homme qui te rejette en arrière et te défend de poursuivre. Cours! je te dis que tu n'arriveras jamais. - Oh, vous êtes atroce! Quoi, l'avenir me sourit, la gloire me montre au loin une couronne!... - Ton tableau maintenant! Et l'homme porta sa rude main sur l'épaule d'Alfred. Alfred tomba à genoux, il éclata en sanglots. | |
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- Grâce, grâce! s'écria-t-il, ou s'il te faut mon tableau, prends aussi ma vie, homme inexorable! et il tomba la tête contre terre, privé de sentiment. L'homme s'empara du tableau. Il prit en même temps Alfred dans son bras et le regarda d'un air de pitié et de compassion ironique. Le malheureux Alfred étendait encore ses mains vers son oeuvre bien-aimée. - Il est bien à moi maintenant, lui dit l'homme d'un air de triomphe, et si tu veux savoir à présent ce que j'en ferai, regarde! Je ne le vendrai pas, je le ferai moins encore passer sous mon nom, mais je vais le détruire. Et il déchira la toile entre ses mains, la jeta sur le sol, humide de rosée, et la foula aux pieds, en trépignant de plaisir et en riant aux éclats. Puis, après en avoir ramassé soigneusement les divers lambeaux, il dit d'une voix doucereuse: - Alfred, mon ami, veux-tu que je te rende ton tableau? Mais Alfred n'était plus là.
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