Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Nulle part l'usage des fêtes champêtres, dignes de porter ce nom, n'était plus généralement répandu que dans les provinces de la Flandre Espagnole. Le tiède climat de ces pays concourait à exercer une influence favorable sur le caractère naïf et original des habitants. Aussi, méritaient-elles bien, ces réunions joyeuses, d'être reproduites par le pinceau d'un artiste du talent d'Adrien van Ostade, passé maître à traiter de pareils sujets, témoin les scènes bouffonnes que son art a su transporter sur la toile avec un talent si souple et une vérité si poétique. Mais s'il faisait partout ample moisson et trouvait sans cesse matière toujours nouvelle pour exercer son génie, la fête villageoise de Saventhem, qu'on célébrait par une belle soirée de l'été de 1617, lui aurait fourni sans nul doute l'occasion la plus heureuse d'un tableau bien varié, bien spirituel, bien animé. Les derniers rayons pourprés du soleil tombaient sur la façade de l'auberge du village et brillaient à travers le sombre feuillage d'une treille, sous laquelle les paysans étaient venus chercher un abri contre la fraîcheur du soir. Ils y poursuivaient leurs causeries, regardaient | |
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danser les couples rapides, faisaient honneur à la forte bière de l'hôte, et le seul désir qu'ils formassent à cette heure n'était peut-être que celui de voir s'éloigner quelque peu l'orchestre criard qui gênait leurs discours. En effet les musiciens ridiculement accoutrés étaient assez bruyants. C'étaient deux vieilles figures sournoises, à demi cachées sous leur feutre rouge au bord duquel s'élevait une plume de coq, dont la grimace sans cesse en mouvement semblait vouloir lutter contre la rapidité de leurs doigts qui couraient et s'agitaient sur les cordes d'un violon. Un joueur de cornemuse aveugle et caduc faisait tous ses efforts pour ne pas rester en arrière du tapage et soufflait du meilleur coeur du haut de son tonneau; le visage de ce vieillard brillait de contentement, ce qui ne laissait pas de faire un singulier contraste avec son extérieur délabré. Celui qui complétait le quatuor et en même temps dirigeait la fête, une vieille guitare à la main, se jetait tantôt au milieu des danseurs, tantôt au milieu de la foule, engageait à la danse, prenait part aux cancans des commères et leur rappelait par des allusions légèrement méchantes les jours où elles bondissaient sur cette pelouse comme aujourd'hui y folâtraient leurs filles, légères et gracieuses comme elles. On avait toujours eu du faible pour maître Antoine et c'est pourquoi il osait maintefois prendre certaines libertés en faveur de la vieille connaissance; mais il fallait qu'il s'en fût permis aujourd'hui de bien téméraires, pour qu'il se fît renvoyer de la compagnie vers la treille oú | |
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se tenaient les buveurs. Après ce châtiment, il rejoignit le cercle de l'hôte, lancé dans une discussion politique avec le bailli Humprecht. Nombre de paysans les entouraient et prêtaient une oreille attentive à leurs paroles. - Par la Saint-Martin, compère Humprecht! s'écria maître Antoine, pouvez-vous donc ne pas avoir des yeux pour votre Madeleine? Voyez comme elle saute! c'est Thalie elle-même! Mais regardez-là donc un peu! Vrai, Hubert van Vaernewyck lui fera un digne mari; aussi raconte-t-on.... - Qu'est-ce qu'on raconte? demanda Humprecht, homme grave, portant un habit violet, une fraise simple, mais propre, et un haut-de-chausse rouge. - Que votre Madeleine sera bientôt la femme de Hubert van Vaernewyck, poursuivit maître Antoine. Et ne voilàt-il pas en effet deux jeunes gens qui se conviennent, qui sont nés l'un pour l'autre? Elle est riche et jolie, lui à son aise et en grande faveur auprès de l'archiduc Albert - que Dieu conserve son Altesse! - tous deux sont de bons et braves enfants.... Oh, c'est cela, je vous jure, qui fait descendre les meilleures bénédictions du ciel sur la tête d'un père, Humprecht! Humprecht aimait à écouter Antoine. - On ne m'a pas encore fait part de cet amour, dit-il en réfléchissant et mettant un peu plus de travers son petit bonnet bleu, bordé de fourrures. Il désirait secrètement voir sa fille heureuse avec l'honnête forestier. | |
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- Il est dommage que Hubert soit si timide, murmura maître Antoine, car il a déjà bien des rivaux, quoiqu'il n'y ait aucun parmi eux qui puisse s'estimer plus digne d'aspirer à la main de Madeleine. Disant cela, il secoua la tête et suivit avec des regards pleins de tristesse la jeune fille dans la troupe joyeuse. Elle était fort jolie, en effet. Ses cheveux épais, couverts à moitié seulement par un voile de dentelle, se balançaient sur le modeste fichu, retroussé de dessous son corsage de soie bleue. Ses bas gris de perle faisaient un charmant contraste avec ses petits souliers rouges et sa jupe blanche, brodée de pourpre; en un mot sa toilette était aussi agréable que sa tournure. Maître Antoine l'observa longtemps; être distinguée par lui, qui connaisnait toutes les beautés de la Flandre, signifiait quelque chose, et chaque fois que le rhétoricien ambulant revenait à Saventhem, il jetait en idée la pomme à Madeleine. - Par Saint-Lucas et par tous les Saints! serait-il possible! s'écria inopinément maître Antoine, et le regard curieux de tout le monde suivit le sien. Derrière une haie en fleurs un étranger contenait son cheval blanc, dont l'oreille paraissait peu docile aux sons des violons; sans se soucier des courbettes du coursier, le cavalier serrait le bouton avec une noble élégance. C'était un homme jeune et bien fait; sa mise était un peu débraillée, mais du meilleur goût; au dessus de son pourpoint de soie jaune pendait un baudrier richement brodé où brillait un poignard; l'écharpe rouge qui serrait | |
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ses reins faisait ressortir la beauté de sa taille, son haut-de-chausse bleu clair, dont les rubans de satin blanc retombaient très bas sur ses bottines à l'espagnole, auraient emporté le suffrage du plus dédaigneux courtisan, et les pistolets seuls, dont le pommeau sortait de sa ceinture, de même que le long manteau noir de drap de Gand, annonçaient un voyageur. Mais cette recherche dans le costume, complété par une fraise en point d'Anvers, n'attachait les regards que de la seule curiosité, les traits du voyageur étaient bien autrement intéressants. Le large bord de son chapeau à plumes ombrageait le teint foncé de son visage. Ses cheveux entouraient sa belle tête de leurs larges boucles, sa moustache fourrée se courbait agréablement vers le nez, en courant le long de la lèvre, et son oeil noir suivait avec ardeur une des danseuses, qui, soutenue par un jeune homme en habit de chasse, déployait une vivacité, une gentillesse, qu'on ne pouvait attendre que de Madeleine. Chacun remarqua maintenant le voyageur; mais sans se soucier de son apparition, on continuait de sauter, et seulement en approchant des buissons d'aubépine, les couples le cherchaient avec des regards curieux et ne lui épargnaient pas leurs réflexions. Le cavalier avait mis pied à terre. Maître Antoine s'avança vers lui. - Par Sainte-Hildegarde! dit-il avec une familiarité respectueuse et comme s'il eût voulu se prévaloir auprès des villageois d'une connaissance dont il se sentait fier, | |
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je n'aurais pas osé me flatter de vous porter mon salut en cet endroit, mais soyez le bienvenu à Saventhem! - Je m'étais également très peu imaginé de retrouver votre mine friponne ici, maître Antoine! répondit l'étranger. Par Saint-Lucas! je ne m'étais promis que de la tristesse pour aujourd'hui, et pourtant faut-il qu'il y ait de la joie à Saventhem, puisque vous voilà. - Quand êtes-vous parti d'Anvers? - Ce matin. Oh! la séparation fut bien cruelle! - Et vous comptez rester longtemps en voyage? reprit le joueur de guitare. - Ah, sans doute! l'Italie est la généreuse nourrice de notre art. Mais voyez donc! qu'est-ce que cette foule qui vient nous bâiller aux oreilles? La musique se tait et la joie s'éteint. Par Saint-Lucas! c'est ce qu'il ne faut point, quand je suis là, moi! Allez, maître Antoine! et faites jouer bien haut les violons, bien haut la cornemuse! Faites donc résonner aussi votre guitare, mon vieux! Eh! gaîment, gaîment! une danse bien folle, bien étourdissante! Un ducat redoubla la bonne volonté du joueur de guitare. Les accords des instruments se multipliaient, résonnaient et s'élevaient toujours plus forts, chacun se remit à danser avec un nouvel enthousiasme, Hubert van Vaernewyck fit couler son bras autour de la taille de Madeleine, et la fête, suspendue un moment, reprit son train avec de vifs et bruyants applaudissements. D'un air curieux on interrogeait maître Antoine sur le | |
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nom du généreux étranger, mais lui, sourd aux interpellations, caressait toujours sa guitare avec la même ardeur ou se perdait en gambadant dans la foule tournoyante. A peine le bal venait-il de finir que l'étranger, qui s'était restauré en attendant par quelques verres de vin du Rhin, encouragea les habitants du village et par de bonnes paroles et par de l'argent à poursuivre la fête. - Mais alors vous prendrez part à la danse, dit maître Antoine. - Je ne demande pas mieux, si du moins cette jeune blondine veut bien m'accorder sa main. Une vraie tête de Madone, par Saint-Lucas! Quelle est cette belle enfant? - La fille du bailli Humprecht. Une très belle enfant, n'est ce pas? Et je vous assure bien qu'elle ne sera pas insensible à l'honneur que vous lui ferez, lorsqu'elle saura que.... - Silence, maître Antoine! ici et ailleurs! vous me comprenez. - Soit! murmura celui-ci et conduisit l'étranger vers un banc de gazon, ombragé par le feuillage épais d'un tilleul, ou Madeleine était assise avec quelques-unes de ses amies. Hubert van Vaernewyck était à côté d'elle et voyait s'approcher l'élégant étranger. Présenté par Antoine, le jeune homme invita Madeleine à la danse avec la plus aimable courtoisie. La jeune fille se leva et hasarda un coup-d'oeil furtif sur le voyageur; une légère rougeur se répandit sur son charmant visage; elle baissa les yeux, se tut, et chercha | |
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sa mère. La bonne femme n'était pas loin. Elles se comprirent du regard. Tendant alors la main à l'étranger, Madeleine murmura: - En vérité, vous me faites beaucoup d'honneur, monsieur! - Qu'est-ce que l'honneur auprès de la félicité! répondit le jeune homme avec des yeux où brillait la passion. La musique se fit entendre de nouveau. Avec l'aplomb de l'innocence Madeleine appuyait son bras sur celui de l'adroit cavalier. Tout le monde admirait ce couple gracieux. Hubert van Vaernewyck lui seul restait sous le tilleul, ses regards mécontents erraient sur la terre et sa mauvaise humeur s'augmentait à chaque instant. L'étranger ne quittait pas le côté de Madeleine, lui disait mille choses galantes, ne cessait de gambader avec elle et savait donner à chaque compliment une tournure flatteuse. C'en était trop pour Hubert; il s'en alla, blessé au fond du coeur, tandis que la foule, malgré la lune qui répandait déjà sa lumière argentine sur la pelouse, ne pouvait encore dire adieu à la gaieté générale. Plongé dans la mélancolie, van Vaernewyck s'en retournait vers sa demeure isolée et pacifique. Sa vieille mère l'attendait. Elle vit que son fils était fort abattu et devina la cause de cette tristesse. - Tu n'as pas vu Madeleine? demanda-t-elle enfin. - Ah! ma mère, ma mère! ne me parle plus de Madeleine. Il n'y a plus d'espoir! En se retirant à propos, le malheureux amant s'était épargné bien des chagrins. Il ne voyait pas maintenant | |
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combien les discours de l'hôte étranger plaisaient à Madeleine, il ne voyait pas qu'il la reconduisit vers sa demeure, déposa un baiser sur ses lèvres de rose, après qu'il eût pris congé des parents, et lui demanda à voix basse: - Vous reverrai-je demain, belle Madeleine? Hubert van Vaernewyck n'en était pas témoin maintenant qu'elle accorda cette prière, retira doucement sa main de la sienne et rentra prestement, en lui souhaitant le bonsoir avec bienveillance.
- Non, Alice, non! je ne saurais fermer les yeux plus longtemps; il ne faut plus désormais que Madeleine et l'étranger.... - Mon cher Humprecht, répliqua l'indulgente mère, occupée à mettre la nappe, notre enfant est bonne et sage, et l'étranger me semble un honnête garçon. Comment! est-ce que tu voudrais défendre à la jeunesse un plaisir légitime? - Par la Saint-Martin! ne vas-tu pas m'échauffer encore la tête, Alice! Quand donc ai-je défendu à Madeleine un passe-temps honnête et raisonnable? Il est innocent son penchant pour l'étranger, je le sais bien; mais, grand Dieu! ces coeurs étourdis de jeunes filles!... Et qu'est ce | |
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donc qui amène ce dameret par-ici? Voilà déjà huit jours, qu'il vit à l'auberge comme un prince français, joue aux dés avec les paysans, danse avec notre Madeleine et la fait raffoler de lui au point que cela trouble la paix de notre ménage! Il se leva avec humeur et se mit à regarder par la fenêtre. Madeleine s'avançait, accompagnée de l'inconnu. Ils prirent congé sous le berceau de lierre. Père Humprecht les épiait; le vieillard s'irritait de la tendre causerie. Cependant il se calma un peu, en songeant que sa fille était pure et innocente, l'étranger discret. Madeleine entra. Alice alluma la chandelle, servit le laitage dans un plat d'étain et coupa quelques tranches de pain blanc. Son mari semblait plongé dans une méditation profonde et observait sa fille par instants. Il prit part au repas du soir, mais sans parler, se leva ensuite et se mit à arpenter la chambre. Son anxiété paternelle dut enfin se soulager par la parole. - Madeleine, que doit signifier cette relation intime avec cet étranger? Et il marcha avec plus d'agitation. - Mon cher père, dit-elle en hésitant, tu ne trouves donc pas que c'est un jeune homme honnête et aimable? - Simple pigeon! ces muguets ne semblent-ils pas tous ainsi? Parle! que veut-il, Madeleine?... Tu te tais.... Ainsi donc il m'a déjà volé ta confiance! Malheureux père! Dieu sait quels désastres s'apprêtent à fondre sur mes jours! | |
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- Tu le juges mal, mon père! les desseins de l'étranger sont purs et sacrés. - Sacrés! dit Humprecht avec le sourire du doute. - Assurément! Jusqu'ici notre église n'avait pas de tableau, tu t'en es plaint souvent. Eh bien! l'étranger en fera un, car c'est un peintre, et Saint-Martin, le patron du village, brillera au-dessus de l'autel. La figure du bon vieillard se rasséréna considérablement; cependant il ne répondit pas. - Demain il commence la besogne, ajouta Madeleine, déjà moins timide; il m'a prié de venir avec lui dans le choeur. Notre intention s'éclaircira par la suite. Les yeux innocents de la jeune fille semblaient implorer la permission de son père; celui-ci la regarda sévèrement, mais son regard pénétrant ne la déconcerta point. - T'a-t-il parlé d'amour, Madeleine? demanda Humprecht. - Jamais, mon père! - Eh bien! qu'alors Saint-Martin et mon approbation bénissent sa noble entreprise! mais retiens bien ceci, Madeleine: prends garde à ton coeur! Elle se leva pour tomber à son cou. Alice essuya une larme, en pressant sa fille dans ses bras, et tandis qu'elles se tenaient embrassées, Humprecht ôta son petit bonnet et pria Dieu que le bon ange de Madeleine ne la quittât jamais. | |
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Un mois s'écoula. L'étranger travaillait avec ardeur dans la chapelle. A mesure que Madeleine se trouvait plus souvent près de lui le discours gagnait en intimité. Son caractère ouvert et franc avait fait porter à Humprecht un jugement plus favorable sur lui. Le soir il était loisible à l'artiste de venir prendre place au cercle de famille, et le tranquille ménage se divertissait agréablement des saillies de son hôte. Sa conversation était spirituelle, sa veine inépuisable, et puis surtout le don pieux qu'il destinait au village l'avait mis hautement en faveur auprès de l'honnête bailli, dont l'administration n'apportait que du bonheur et d'importantes améliorations à Saventhem, et auquel il n'était jamais indifférent d'entendre dire: - Voyez! c'est encore aux soins de notre bailli que nous devons cela! Van Vaernewyck avait coutume de venir souvent au village. La perspicacité du père de Madeleine s'était depuis longtemps aperçue qu'une sincère affection pour sa fille l'amenait et souvent il avait désiré que le jeune forestier, triomphant de sa timidité habituelle, déclarât ses sentiments; mais depuis que le peintre avait paru au village, | |
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Hubert ne se montra plus. Dans les premiers jours Humprecht en eut des regrets, mais une liaison plus étroite avec le nouveau-venu l'avait bientôt consolé et il ne pensait plus que rarement à son ancien favori. Quant à Madeleine, avait-elle gardé son coeur? Je le sais, bien de mes jolies lectrices ont souri à l'exhortation paternelle, en se disant tout bas: elle ne le gardera pas! Aussi fallut-il bien que l'inconnu, doué de tant d'esprit, de sensibilité, de talent, lui devînt cher; chaque jour son coeur se retraçait sa douce image, avec des traits aussi brûlants que ceux dont la main de celui qu'elle aimait couvrait la toile. Elle n'avait plus que de la pitié pour Hubert. Il est vrai que ce jeune homme ne lui avait pas été indifférent jadis, mais à présent qu'il semblait ne plus songer à elle, elle voulait l'oublier à son tour et cependant malgré cela elle craignait qu'un autre - que l'artiste - ne lui parlât d'amour. Enfin le peintre avait achevé son tableau. Humprecht, sa famille et le curé furent invités à venir examiner l'ouvrage. C'était par une délicieuse matinée de Juillet. Le soleil jetait une lumière éclatante et violette sur l'autel de la chapelle du village à travers le vitrail gothique, la niche qui surmontait l'autel était cachée par un rideau. Le peintre les avait devancés vers la modeste église. Les voilà dans l'attente. Le rideau à droite fut enlevé. - Saint-Marlin! s'écrièrent-ils tous à la fois et con- | |
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templèrent le tableau, plongés dans un ravissement indicible. Le saint, couvert de son armure, assis sur un cheval blanc et entouré de pauvres, partageait son manteau entre eux. Une charité mâle, pleine de dignité et la conscience du bien-faire étaient exprimées sur la figure du héros avec une sublime vérité. Tout le monde reconnaissait le coursier du saint; c'était la noblesse de celui que montait le peintre, lorsqu'il parut au milieu de la fête, de même que les traits de Saint-Martin étaient ceux de l'étranger lui-même. - C'est admirable! s'écriaient-ils, remplis d'admiration, tandis qu'une larme de piété humectait leur paupière. Alors l'artiste retira aussi le rideau à gauche, et ils virent la Vierge-mère avec l'enfant Jésus. La joie céleste était empreinte sur son visage calme et pudique. Elle tenait son fils contre son sein et semblait observer, perdue dans un bienheureux sentiment de béatitude, la troupe de bergers qui l'environnait, lui portait des présents et adorait le Seigneur. Sur le premier plan se montrait une jeune fille à cheveux blonds qui offrait un agneau; l'angélique piété était empreinte à merveille sur le visage en fleur. - Voilà notre Madeleine! s'écrièrent Humprecht et Alice hors d'eux-mêmes. - Mon père! ma mère! répétait la jeune fille, tandis que le peintre, transporté de joie par la joie de Madeleine, pressait la jeune fille contre son coeur. | |
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- Mon père! ma mère! répétait-elle encore et montrait une autre partie du même plan où se trouvait son portrait. Et ses parents virent un couple, religieux, un homme àgé, une femme âgée, portant des fruits de leur champ et de leur verger, et ils se reconnurent dans ces traits imposants et pieux. Ils étaient muets d'admiration, et le curé, qui avait vu dans sa jeunesse des travaux de Michel-Ange, de Raphaël et du Corrège, s'épuisait en louanges et assurait que la manière de l'artiste égalait celle de Rubens.
Depuis que l'église fut en possession du tableau, l'attachement de la famille de Humprecht pour le peintre n'eut plus de bornes. On excusait les traits malins auxquels son esprit pétulant le portait, et si parfois le bailli se voyait obligé de montrer quelque humeur, une spirituelle saillie suffisait pour appaiser le vieillard. Madeleine l'aimait secrètement avec tout le feu d'une ardeur de jeune fille; le peintre la payait de retour, mais sans lui déclarer sa flamme. Dans les premiers temps de son séjour il s'était plaint sans cesse du sort impitoyable qui le forçait de quitter Saventhem, mais il s'y trouvait encore et ne parlait plus de partir. Il se formait en attendant deux | |
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partis au village; ceux du premier voulaient bien le garder, mais ceux de l'autre
Bénissaient Dieu, lorsqu'il leur tournait les talons, comme dit Vondel. Il n'est pas besoin de dire que Madeleine se trouvait à la tête du premier parti avec Alice, son alliée fidèle, et l'hôte du Sanglier, chez qui l'étranger faisait des dépenses considérables. Mais Humprecht commençait à grossir les rangs plus épais du parti opposé avec les villageois, dont la plupart se voyaient journellement en butte aux traits impertinents du peintre, qui toutefois tenait bon et ne comptait pas déguerpir. - L'ange qui me chassera de ce paradis doit porter un glaive autrement ardent que le vôtre, disait-il en riant; puis il payait l'écot des paysans aux dépens desquels il s'était réjoui, distribuait aux mères et aux enfants des gâteaux et des pièces de monnaie, secourait généreusement les pauvres et les malades, inventait sans cesse de nouveaux amusements et ne semblait conclure la paix qu'afin de la rompre avec plus d'insolence. Mais le temps ne guérissait pas le coeur blessé de Hubert van Vaernewyck; il y portait toujours l'image sacrée de Madeleine. Il ne lui en voulait pas de son affection pour l'aimable étranger, car il reconnaissait volontiers la supériorité de celui-ci, mais il ne la voyait plus, ne venait plus que très rarement à Saventhem et n'aimait pas à entendre parler de la famille du bailli. Cependant la renommée | |
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du peintre se répandit si loin dans les environs et tant de monde allait admirer à Saventhem le chef-d'oeuvre, que Hubert lui-même ne put résister à la tentation d'y suivre la foule et d'augmenter ainsi volontairement la douleur de son âme. Un soir il se glissa furtivement dans l'église, vit le tableau et quitta le sanctuaire, plein de tristesse. A quelque distance de Saventhem, il s'arrêta au sommet d'une colline, en s'appuyant sur son arquebuse. Le soleil s'inclinait vers le couchant et teignait d'une couleur écarlate les nuages qui passaient dans le ciel bleu, chargé de brume à l'horizon. Hubert attacha machinalement les regards sur ce spectacle. Sa vieille mère morte, il eùt désiré mourir en ce moment! Plongé dans la rêverie, il ne s'apercevait pas que deux cavaliers, accompagnés de leurs domestiques, l'atteignaient; à peine s'il entendait le trot de leurs chevaux, lorsque l'un d'eux lui dit: - Jeune homme, sauriez-vous peut-être s'il se trouve en ce moment un peintre à Saventhem? - Hélas, oui! répondit Hubert, dans le plus grand trouble. Les étrangers se mirent à rire. Tous les deux continuèrent leur chemin et leur conversation animée. Van Vaernewyck les suivit des yeux. Il rougit de son peu de présence d'esprit et de sa réponse singulière. Mécontent de lui-même, il jeta l'arquebuse sur son épaule et reprit sa roule. Les voyageurs arrivèrent bientôt à | |
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Saventhem. Maître Antoine avait reparu le même jour au village, où depuis la fête champêtre il ne s'était plus arrêté, car chaque fête du pays, réclamait sa présence, et les rhétoriciens d'Anvers et de Bruxelles n'aimaient pas à se passer de lui dans leurs processions. Il attendait les étrangers sous le porche de l'église, s'inclina respectueusement devant eux et tint l'étrier au plus vieux; homme fort âgé, dont le riche habillement trahissait le rang distingué. L'autre étranger avait mis pareillement pied à terre; il était d'une haute taille, la bienveillance et l'élévation des sentiments se lisaient dans ses traits, son costume était soigné et une chaîne d'or pendait à son cou. Ils entrèrent à pas curieux et précipités et se dirigèrent vers l'autel. Un enfant de choeur écarta le rideau, suspendu devant la toile. - C'est lui, Nani! s'écria le plus jeune au premier coup-d'oeil. - Gloire à nous, Rubens! répondit le vieillard. Il est digne de toi, ton élève! Quel coloris pur et brillant quelle vie, quelle Vérité pleine de poésie dans la disposition des figures! Tu revis en lui, mon cher Rubens! L'illustre prince de nos peintres était en extase devant le talent de son disciple, il se sentait heureux d'entendre le gentilhomme romain se perdre en louanges, et ravi d'enthousiasme, il s'efforçait sans cesse de faire remarquer à son ami de nouvelles beautés. - Il faut qu'il y ail de bien jolies femmes à Saventhem, remarqua Nani; si l'enfant que voilà, et il mon | |
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trait la tête de Madeleine, a été peinte d'après nature, elle est digne de la patrie d'Hélène Forman. - Oh! répondit Rubens, en remerciant Nani par un gracieux salut de l'honneur fait à sa femme, il y aura toujours de beaux modèles pour les peintres flamands! - A l'aide du ciel et de Saint-Lucas! répliqua l'Italien. Maintenant, Rubens,' allons vers notre déserteur! Dommage que déjà son génie ait désarmé notre colère! Maître Antoine leur montra le chemin de la demeure de Humprecht.
Le peintre était assis près de la fenêtre à côté de Madeleine. Le crépuscule enhardissait l'intimité. Peu à peu il devenait plus entreprenant; cette fois Madeleine le sentit et son indulgence s'y opposa. - Van Dyck! dit tout-à-coup une sonore voix d'homme. Il était temps. Madeleine et le peintre tressaillirent et parcoururent des l'appartement, qui était resté dans l'obscurité. Deux personnages s'y trouvaient. Van Dyck avait reconnu Rubens. - Par tous les saints! Rubens, balbutia-t-il, pardonnezmoi, je vous supplie.... Mais non, reprit-il tout-à-coup avec une ironie brutale, en se remettant de son trouble, | |
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qu'auriez-vous à me pardonner? Ne m'avez-vous pas fait partir pour exercer mon art et rendre hommage à la beauté? - Vous n'avez suivi que l'intention de votre maître, van Dyck! remarqua Nani en souriant; en effet nous ne pourrions qu'admirer votre obéissance. La baillive entra et regarda les étrangers avec un étonnement impossible à décrire; son mari, qui venait d'apprendre par la bouche de maître Antoine que des hôtes illustres étaient entrés chez lui, suivit peu après. Avec une amabilité entraînante Rubens donna aux bonnes gens l'explication de la chose. Le jeune artiste, Antoine van Dyck, était son meilleur disciple; dans l'intérêt de son favori et de l'art, il lui avait conseillé d'aller en Italie, et ses largesses l'avaient mis en état d'entreprendre ce voyage, mais la magie de la beauté champêtre avait retenu van Dyck à Saventhem. Depuis longtemps Rubens, plein d'inquiétude, avait attendu vainement de ses nouvelles; il s'était informé partout, personne qui sût ce que van Dyck était devenu; enfin le hasard avait conduit maître Antoine vers lui avec l'assurance que celui qu'il croyait perdu avait assisté un mois passé à la fête villageoise de Saventhem. Alors il avait eu la clef de toute l'histoire, l'issue ne l'avait pas trompé et le maître désirait que le disciple poursuivît son voyage à la suite du chevalier Nani, qui retournait à Rome et s'était joint à lui à Bruxelles. Humprecht et sa femme avaient écouté Rubens avec une attention respectueuse, Madeleine avec terreur. | |
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- Nous devons à votre disciple un tableau magnifique, dit Humprecht. - Il y a d'autres objets ici qui plaident davantage en sa faveur, repartit Rubens, en jetant un regard plein de douceur sur la jeune fille désolée. - Vous vous trouverez à notre repas du soir, van Dyck, ajouta-t-il. Celui-ci s'inclina et ils sortirent.
- Où est Madeleine? demanda van Dyck le lendemain matin. Il avait l'air sauvage et défait, sa fraise était dérangée, les rubans de son haut-de-chausses chiffonnés, ses longs cheveux pendaient en désordre autour de sa tête, la douleur mêlée au dépit brillait dans ses yeux. - Que voulez-vous de ma pauvre enfant, monsieur? dit Alice tristement. - Me défendrez-vous de la voir! s'écria-t-il désespéré. Vous aussi vous voulez donc que je parte sans lui dire adieu? Son emportement faisait frémir la bonne femme. - Elle est à l'église, murmura-t-elle. Van Dyck y vola. | |
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Il y avait encore quelque temps avant le commencement de l'office du matin. Madeleine, agenouillée près de l'autel, tenait ses yeux en pleurs fixés sur le tableau. Le désespoir de van Dyck se changea en une effusion de tendresse. - Madeleine! dit-il à voix basse. La jeune fille leva lentement la tête. - Van Dyck!... Mais elle ne put poursuivre. Elle reprit cependant: - Il faut que nous nous séparions! et sa voix se perdit aussitôt dans un torrent de larmes. - Jamais! Tu es à moi pour l'éternité, Madeleine! à moi, malgré Rubens, malgré l'astucieux Italien! Le monde ni l'enfer ne peuvent rien contre nous! - Ne parle pas ainsi, van Dyck! dit-elle, en l'interrompant, tu me fais trembler; je le répète, il faut que nous nous quittions, il le faut. Humble villageoise, je n'aurais jamais dû lever les yeux sur un artiste, rempli d'esprit, destiné à l'éclat du monde, à la gloire, à l'immortalité. Hélas! j'aurais bien mieux fait de n'oublier jamais les leçons de mon père! Rubens est ton bienfaiteur; un coeur honnête se souvient toujours des bienfaits; prête l'oreille à ses sages conseils! Pars pour l'Italie, sois-y heureux, et puisses-tu un jour y trouver un coeur assez grand pour ton âme! Mais, van Dyck, même alors, oh! ne m'oublie pas! je serai toujours ton amie! - Madeleine! soupira van Dyck, tu veux donc que je m'en aille! Hélas! tu étais mon bon ange! | |
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- Il le faut! repartit-elle, en se dérobant à ses embrassements; après cette heure nous ne nous reverrons jamais. Que la grâce de Dieu te conduise, glorifie-le par ta vie et par ton pinceau! Il la comprit et pleura. Quand il l'eut embrassée une dernière fois, Madeleine s'arracha de ses bras et s'enfuit. Van Dyck resta seul. - Non! je n'étais pas digne d'un amour si pur, si candide! murmura-t-il; en poussant des sanglots et en cachant son visage dans ses mains. Vers le soir van Dyck parut encore une fois dans la maison de Humprecht. Les parents étaient seuls. - Où est Madeleine? demanda-t-il d'une voix émue. - Partie pour Bruxelles, répondit Humprecht agité, nous vous portons ses derniers voeux pour votre bonheur. - Ainsi donc, adieu, vous aussi, mes vieux amis! dit van Dyck et il s'en alla. Peu d'instants après les bonnes gens le virent passer avec Rubens et Nani. Les deux nobles cavaliers les saluèrent avec cordialité, van Dyck avait le front incliné vers la terre. | |
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Deux années s'étaient écoulées. Le raisin pourpré mùrissait au vieux cep de vigne qui dérobait à moitié sous son feuillage la fenêtre du forestier van Vaernewyck dans le bois de Soignies. Devant cette fenêtre se tenait une jeune femme qui souriait toutes les fois que son enfant étendait ses petites mains potelées vers les grappes chargées de fruits et qu'elle glissait quelque grain entre ses lèvres de corail. Le son d'une guitare se fit entendre tout-à-coup sous la fenêtre. - Que tous les saints soient avec vous, belle Madeleine! Comment va la santé du forestier? demanda une voix bien connue. - Hubert, se porte fort bien, maître Antoine! répondit la douce femme. - Et tous les deux vous êtes toujours également heureux? reprit-il. La belle demande! Comme si cela ne se lisait pas sur votre visage! En vérité, vous ressemblez toujours à la sainte dont vous portez le nom, seulement votre jeunesse a été moins troublée. Le mari de Madeleine s'était avancé pendant ce discours et invita maître Antoine à entrer avec lui. Celui-ci ne se fit pas prier et partagea l'excellent gibier que cette contrée fournit en abondance. Après le repas on se reporta encore une fois dans les temps passés. - J'espérais peu ce bonheur à la fête villageoise de Saventhem, dit van Vaernewyck. - Est-ce qu'il ne faut pas en rendre grâce en partic à votre serviteur? demanda Antoine. | |
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- Je m'en souviens toujours, répondit Hubert. - C'est ainsi, dit Madeleine, que mes yeux se sont ouverts, mes folles illusions dissipées, et ta vertu, ta modestie, mises dans le jour qu'elles méritaient. Ah! Hubert! si nous eussions été malheureux, c'est ta timidité qui en eût été cause. - J'ai entendu raconter à Anvers que van Dyck se marie, dit maître Antoine. - A qui? demanda Madeleine, et une rougeur à peine visible colora sa joue. - On dit que Rubens lui a offert une de ses filles. - Puisse-t-il être heureux! conclut van Vaernewyck. Mais van Dyck ne fut pas heureux. Sa chasteté était morte, les voluptés du monde l'avaient séduit. Incapable d'un pur amour, il passa sa vie dans une ivresse empoisonnée. Sa carrière dans l'art fut glorieuse autant que celle de son maître, mais une mort prématurée suivit ses erreurs et ravit à l'école flamande un des plus beaux fleurons de sa couronne. Quelque temps après sa mort seulement, Madeleine apprit cette triste nouvelle dans tous ses effrayants détails. Elle ne put retenir quelques larmes, son excellent époux n'en fut point surpris, et lorsqu'en s'essuyant les yeux, elle lui dit: - Vois-tu! ce n'était qu'un moment de faiblesse, Hubert! il l'embrassa en silence, et Madeleine, se pressant étroitement contre sa poitrine, ajouta: - Tu es un homme bien honnête et bien généreux, Hubert! | |
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Longtemps encore on garda la coutume de dire une messe le sept Juillet pour le repos de l'âme du peintre van Dyck dans l'église de Saventhem, mais cet usage a cessé et le tableau a disparu, sans qu'on soit parvenu à le retrouver.
(Traduit du hollandais d'aernout drost.)
1837. |
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