Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Marie Berger était la fille d'un honnête pasteur dont l'exemple et les principes chrétiens avaient beaucoup contribué à l'édification de sa petite paroisse. Sa mère avait succombé peu de mois après sa naissance, et pour les soins du ménage ainsi que pour ceux qu'exigeait sa fille, si frêle et si débile encore, son pauvre père avait imploré l'assistance de sa soeur, femme également pieuse et instruite, qui prit sur elle tous les soucis domestiques et remplit avec une exactitude incroyable les devoirs qu'elle s'était imposés envers son frère et sa nièce. La douleur que le bon pasteur, déjà un peu affaibli par l'étude et consumé par le chagrin, ne cessait d'éprouver à cause de la perte d'une épouse si chère, n'était effacée en quelque sorte que par l'assiduité que mettait sa soeur à s'occuper de tout ce qui regardait sa maison et sa fille, dont cette inappréciable femme se plaisait à surveiller l'éducation avec une scrupuleuse vigilance. Marie avait dix ans, lorsque son père venait d'en avoir soixante. Hélas! on craignait bien que ce n'eût été son dernier anniversaire. Instruite par sa tante du mal qui minait les forces de l'auteur de ses jours, douée d'une | |
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raison au-dessus de son âge, elle comprit bientôt que l'heure de se séparer de celui qui lui était le plus cher au monde ne tarderait guère à sonner. Elle sonna. L'enfant se tenait devant le lit de mort, et son père ne cessa, aussi longtemps que sa voix qui s'éteignait par degrés le lui permit, de lui donner ses derniers conseils, ses dernières exhortations. Il la bénit, il la recommanda à sa tante, il remercia celte femme excellente de tout ce qu'elle avait fait pour lui, il leur montra du doigt, à cette digne femme, à cette jeune enfant qui apprenait à mourir avant d'avoir essayé la vie, gémissantes toutes deux et se tenant éplorées auprès du vieillard moribond, ce juste ciel qui console et qui réunit, quand sa voix ne put plus le leur dire. Ensuite il ouvre ses yeux, fermés déjà depuis quelque temps, et fait signe à sa fille qui se penche en sanglotant, pour l'embrasser une dernière fois, mais hélas! le vieillard avait expiré avant que ce saint baiser d'enfant eût atteint ses lèvres. Fidèle à la promesse qu'elle avait faite à son frère et ne voulant pas non plus quitter l'enfant qui était toute sa famille, Madlle Berger prit Marie avec elle, loua une petite maison dans le village et s'y établit. Le père de Marie avait laissé peu de biens, sa soeur ne possédait pas grand’ chose non plus, l'enfant n'avait donc presque rien à attendre. Madlle Berger réfléchit longtemps sur l'avenir de sa nièce; sans s'arrêter à un plan définitif, elle songea souvent au sort qui attend les jeunes personnes | |
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sans fortune, quand l'âge est venu avec la beauté et qu'elles sont appelées à se mêler au monde, à braver cette mer où il est si difficile de ne pas faire naufrage et où tant d'écueils invisibles nous menacent. Elle éleva Marie en toute sainteté, la tint constamment éloignée de ceux qui auraient pu porter atteinte à la pureté de son âme et ne la mena que chez des personnes dont elle connaissait les principes. Elle lui inculqua de bonne heure les premières notions de la religion et lui fit faire une lecture journalière de la bible qui devint aussitôt le livre favori de Marie. Après avoir donné le matin au ménage, le midi à la promenade et aux jeux, elles consacraient le soir à l'étude, surtout à celle des langues que sa tante lui enseignait. Bientôt Madlle Berger eut lieu de se réjouir des progrès de sa jeune élève. Les exemples d'un esprit aussi vif, d'un entendement aussi fin, aussi subtil, d'un coeur aussi bon, aussi sensible, d'un caractère aussi soumis, d'une humeur aussi douce sont rares. Pour les arts d'agrément, la musique, la danse, le dessin, sa tante, quand bien même elle aurait pu, n'aurait pas voulu les lui faire apprendre; elle ne le pouvait pas, parce que sa demeure était trop éloignée de la ville et que ces arts ne s'enseignent pas au village; elle ne le voulait pas, parce que, dans ses idées puritaines, elle jugeait que ces arts étaient pernicieux et poussaient les jeunes personnes en des voies de perdition. Les romans, comme on le pense bien, étaient bannis de leur séjour; Marie ne lisait que ce que sa tante voulait bien lui donner, et la bonne enfant au- | |
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rait cru commettre un grand péché, en jetant un coup-d'oeil dans un livre que sa tante n'avait pas lu auparavant. Morte aux passions, dévouée de toute la bonté de son âme à sa seconde mère, elle passa ainsi six années dans une paix, dans un isolement qui était devenu proverbial. Cependant son esprit s'était développé et elle se voyait ornée de connaissances historiques et littéraires assez profondes, en même temps que dans le ménage elle ne le cédait à sa tante, ni en ordre, ni en propreté, ni en économie. Marie venait d'avoir seize ans, et sa tante, voyant l'arbre qu'elle avait cultivé avec tant de zèle porter de si beaux fruits, réfléchissant au bien-être de sa nièce avec cette haute raison qui lui était propre et au peu de jours qu'elle avait encore à vivre, crut que l'instant était venu de lui parler de son avenir et de la consulter sur ce qu'elle comptait faire de cette vie que Dieu ne lui avait pas accordée, pour qu'elle la passât sans utilité pour ses semblables. Un jour, on était en Février et la cloche du village venait de sonner six heures, Marie, après avoir allumé les chandelles, se préparait à verser le thé à sa tante, qui dormait encore dans son grand fauteuil, garni de cuir vert, placé invariablement près du feu, qu'une joyeuse flamme faisait pétiller. La jeune fille avait pris le livre qu'elle lisait habituellement à sa tante et venait de l'éveiller, lorsqu'elle lui dit, en lui voyant feuilleter le volume: - Ce soir, mon enfant, nous ne lirons pas. | |
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- Et pourquoi cela, ma chère tante, serais-tu soulfrante peut-être? - Verse d'abord une tasse et puis mets ta chaise contre mon fauteuil, nous causerons un peu. Marie obéit en silence et se mit près de sa tante. - Tu sais, reprit-elle, que je t'aime, que tu es mon seul bien, que c'est ton intérêt seul qui m'inspire, que je n'en connais pas d'autre. Tu sais cela et tu en es convaincue, n'est-il pas vrai, Marie? Tu sais que je te chéris comme une mère. - Oh, oui, ma tante! répondit la jeune fille, tandis qu'une larme brillait dans ses yeux. - Eh bien! écoute-moi avec attention. Tu as seize ans maintenant; c'est être bien jeune, Marie, et tu n'as pas la moindre expérience, mais par l'éducation que je t'ai donnée, par les principes que j'ai versés dans ton coeur et par l'esprit dont le Seigneur a daigné te douer, tu es devenue une fille vertueuse et instruite. Ton père en mourant t'a peu laissé; moi, je n'aì rien et ne tarderai pas à le suivre, c'est la loi de la nature; alors, dismoi, quand Dieu m'aura appelée vers lui, quand tu seras seule au monde, sans appui, sans guide, que penses-tu faire? Réponds-moi, Marie? Et Marie, en pressant contre ses lèvres la main de sa vieille tante, répondit, en essuyant les larmes qui baignaient son visage: - Que ce discours est triste! Oh! ne parle plus, je te prie, de cet avenir qui me déchire le coeur! | |
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- Mon enfant, reprit Madlle Berger, il est quelquefois nécessaire de s'entretenir de ces tristes choses. Tu n'as donc jamais songe à ta position, ma chère Marie? - J'y ai songé, ma tante, j'y ai même songé souvent, mais pourquoi t'aurais-je fait part d'une pensée qui me répugnait à moi-même? Je me disais toujours, en jetant un regard de confiance vers le ciel, avec ce poète dont tu aimes tant à m'entendre dire les vers: Dieu, laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
- Tu as raison, Dieu ne te laissera pas dans le besoin, mais pourtant ce n'est pas ainsi que le poète l'a entendu. Pour que Dieu t'assiste, il faut que tu travailles, que tu accomplisses les devoirs de la vie, et seulement alors, en ne cessant d'avoir confiance en lui et en restant dans le droit chemin, Dieu ne t'abandonnera jamais. Aide-toi, le ciel t'aidera, a dit un autre poète. Tu vois bien qu'il faut que tu te décides à prendre un état; tu n'as rien au monde, je suis vieille, je puis mourir demain. - Je me résignerai, ma tante, répondit Marie avec un profond soupir; mais le monde, dis-tu, est plein de dangers. Elle avait peur du monde. - Il y a des éducations à faire dans les pensionnats et dans les familles; il y a des vieillesses à consoler. L'idée de la dépendance répugnait à Marie; elle s'at- | |
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tristait particulièrement à l'idée de quitter sa tante et de la laisser toute seule dans ses vieux jours; cependant après plusieurs débats, après bien des pleurs, bien des retours vers le passé, des regards jetés dans l'avenir, Marie se vit contrainte de se décider et se jugea la plus propre à secourir la vie à son déclin. Morte aux jouissances de la jeunesse, elle ne connaissait de la vie que sa fin misérable et s'y était faite; elle aurait souvent le bonheur de soulager les maux de la décrépitude; elle aurait, du moins elle s'en flattait, plus de moments à elle que si elle se trouvait constamment entourée d'une pétulante et impitoyable jeunesse. Madlle Berger se donna beaucoup de peine à la placer avantageusement sous tous les rapports. Loin de la livrer, pour ainsi dire, à la première venue, elle ne voulait la confier qu'à des personnes dont elle était sûre, mais on conçoit bien que cela n'était pas très facile. L'occasion s'offrit enfin. Une dame Anglaise qui habitait la Hollande depuis quelques années et vivait dans une petite campagne non loin du village de Marie, cherchait une demoiselle de compagnie. Mlle Berger la savait religieuse et de moeurs élégantes, sans se douter que c'était une vieille coquette qui s'était jetée dans la dévotion, mais qui ne pouvait triompher encore de sa première nature. Mlle Berger alla trouver cette dame et lui proposa sa nièce. Lady Fundeth - c'était son nom - avait toujours été prévenue en faveur de Marie, à cause de son abord doux et mo- | |
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deste et de la pureté avec laquelle elle prononçait l'Anglais; elle de son côté plaisait fort à la jeune fille qui était un peu éblouie par cette aisance et ce babil du beau monde qu'elle possédait et qui était entièrement étranger à Marie, desorte que des deux côtés il n'y eut pas de difficultés. Mlle Berger en fut ravie, croyant ne pouvoir mieux placer sa nièce et ignorant, hélas! à quelles mains dangereuses elle confiait celle à qui elle avait consacré toute sa vieillesse.
Une autre vie commençait pour Marie; elle ne voyait sa tante qu'une fois par semaine et ne jouissait qu'alors de sa présence et de ses leçons. Du reste elle était assidue auprès de lady Fundeth qui n'avait de commun avec Mlle Berger que ses lectures de la bible et sa sieste après le dîner. Un an après que Marie fut entrée chez lady Fundeth, sa tante tomba dangereusement malade et l'appela auprès d'elle. L'excellente femme sentait que sa fin ne pouvait être éloignée, mais ce lui était une douce consolation, un baume bienfaisant pour son coeur qui ne battait déjà presque plus, que de voir cette aimable enfant, cette fille qu'elle avait élevée, sans cesse auprès d'elle, remplie de | |
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soins et d'attentions, et de la savoir nuit et jour à son chevet. C'était son ange gardien, c'était une soeur de charité près du lit d'une mourante. Après quelques jours de maladie, le médecin hocha la tête et l'espoir s'envola de ce tranquille toit. Le lendemain, Mlle Berger sentant son heure venir, exprima le désir de voir lady Fundeth. Marie la fit quérir sur-le-champ. Sa tante alors, voyant les larmes qui coulaient le long de ses joues pâles de douleur et de veilles, lui prit la main et lui dit d'une voix lente, faible et entrecoupée: - Ma chère Marie, je vois que tu pleures, parce que je m'envais. La pauvre enfant sanglotait. - Va, sois tranquille, ne me plains pas! Encore quelques instants et ta tante est heureuse. Si c'est sur toi que tu verses des larmes, si tu redoutes de te trouver seule et abandonnée, écarte ces craintes, lady Fundeth prendra soin de toi; et puis, Marie, confie-toi à Dieu, tu es son enfant, tu es vertueuse, il sera ton guide, ton ami. Reste fidèle à tout ce qui est noble et bon et tu trouveras en lui un père doux et clément. Mais tu es jeune, ma bonne fille, tu ne connais du monde que ce village, des hommes que ce peu de gens qui t'environnent; hélas! j'ai bien peur que dans les grandes villes, ces repaires de crime et de fausseté, tu ne perdes ta pureté et que ta vertu ne s'y altère au souffle de la corruption. Oh! prends garde, cherches-y la solitude, gardes-y ta simplicité, crains Dieu, continue d'aimer la religion, de | |
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lire chaque jour la sainte bible: quand la bible se ferme aux yeux, le coeur ne larde pas à se fermer à la vertu. Enfin quand tu seras un jour, et tu le seras, jetée au milieu de la société, quand alors tout ce qui t'environne te tendra des pièges, pour te faire broncher au moindre obstacle, pense alors, ma bonne enfant, pense alors que le grand Dieu te voit, que ton père et ta tante ont les regards fixés sur toi du haut des cieux et demande-toi: - ce que je fais est-ce bien fait, leur causé-je du chagrin ou est-ce que je les rends plus heureux? Demande-toi cela, chère amie, à chaque pas que tu feras dans le monde et agis toujours selon la conscience. Car, n'est-il pas vrai? tu ne voudrais faire que du plaisir à celle qui a fait ton bonheur ici-bas, durant tout le temps de son existence; tu ne voudrais pas changer de conduite envers celle dont tu as fait les délices dans ses vieux jours? Oh, Marie, mon ange, si j'ai fait ton bonheur, tu n'en as pas moins fait le mien; je te le dis à cette heure suprême, tu as fait mon bonheur, je t'en remercie!.... Et la mourante se leva à demi sur son séant pour embrasser étroitement Marie qui se jetait éperdue à son cou. Une larme brillait dans l'oeil troublé de la vieille dame. Ce dernier effort l'avait brisée, elle retomba sur son oreiller et ne rouvrit plus les yeux. De temps en temps on entendait un soupir étouffé, comme si elle eût voulu parler. La vie se retirait visiblement, à chaque instant la malade devenait plus pâle et plus glacée. Marie se tenait avec angoisse devant son lit et observait ses moindres mouve- | |
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ments en silence. Lady Fundeth arriva. Elle s'avança vers Marie, lui donna un baiser au front, se mit au chevet du lit, jeta les yeux sur la mourante, la toucha de la main et s'aperçut aussitôt qu'elle avait cessé de vivre. Marie, presque aussi immobile que le cadavre, tenait ses yeux fixés avec anxiété sur sa tante qui lui tenait toujours la main. - Marie! lui dit lady Fundeth en l'appelant. - Chut! dit-elle à voix basse, elle n'est pas morte, Mylady, regardez seulement. Au bout de quelques instants, Marie crut s'apercevoir que la main de sa tante commençait à se refroidir, mais elle n'osait s'en assurer, la réalité lui faisait trop peur. Enfin elle osa. Mais quoi! cette main tient la sienne prisonnière et l'étreint comme des tenailles, l'enfant ne peut s'en dessaisir, s'effraie horriblement, secoue sa main avec terreur, se lève par un mouvement involontaire, la main du cadavre se lève avec elle, elle en ouvre les doigts avec violence!... La main était froide et dure comme marbre. Elle poussa un cri. - Oh! dit-elle, je me trompais, elle est bien morte! Puis se jetant sur le lit avec des sanglots: - Elle est morte, elle est morte! s'écria-t-elle. Lady Fundeth la souleva, s'efforça de l'éloigner de ce lit de douleur, mais en vain! la pauvre désolée y revenait sans cesse. Près de suivre lady Fundeth qui voulait la ramener chez elle, Marie se dégagea tout-à-coup de son bras. | |
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- Un instant, rien qu'un seul instant, ma bonne Mylady! Et elle était de nouveau devant le lit de mort. - Oh, venez! Voyez-vous cette larme qui brille encore à sa paupière? C'est une larme de bonheur, de tendresse, et c'est pour moi qu'elle l'a versée! Et de nouveau elle se tordait sur le lit et accablait de baisers ce corps inanimé. On parvint enfin à l'arracher de la maison de deuil et à la ramener chez lady Fundeth. En revenant chez soi la vieille coquette se dit: - Je suis venue trop tard, quel dommage! Elle a voulu me parler; sans doute pour me mettre au courant de choses importantes à l'égard de Marie, qui sait? Cette fille n'a rien au monde, elle est douce, aimable, elle paraît avoir de bons sentimens; si je l'adoptais? Mais non, attendons encore! Elle n'a jamais mis le pied hors du village, il faut d'abord lui faire une éducation, il faut qu'elle apprenne à se présenter, à se conduire dans le monde. Voyons si je réussirai. Je l'emmène à la Haye. Elle a de la grâce, des talents, elle plaira, elle fera un parti avantageux, et la distraction lui est si nécessaire! Le pasteur du lieu, le digne successeur de son père, rendit de grands services à la pauvre fille dans ces temps douloureux, et ses conversations furent avec la bible une source inépuisable de consolations pour elle. Vers le soir on la voyait prendre le chemin du cimetière. Elle s'y agenouillait sur la pierre qui couvrait les restes de son père et de sa bienfaitrice, y épanchait sa prière et y jetait | |
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quelques fleurs. Ce pieux pèlerinage ennuyait extrêmement lady Fundeth qui se voyait contrainte de rester seule pendant une partie de la soirée et avait honte néanmoins de refuser à Marie l'accomplissement d'un devoir sacré.
Au commencement d'Octobre on partit pour la résidence. Le coeur serré, Marie s'éloigna de son village où reposaient des cendres si chères. Voilà donc notre marguerite des prés qui prend racine entre les pavés d'une ville de Hollande. On n'a jamais vu de beauté plus pudique, plus tranquille, plus rêveuse, plus modeste. C'était un lac tranquille qui ne réfléchissait que le ciel et dont rien ne troublait la limpidité. Figurez-vous un visage tout pâle, dont les joues ne sont colorées que d'un très faible incarnat, de grands yeux bleus, de blonds cheveux, séparés sur le front et retombant sur les épaules en larges boucles reluisantes, un sérieux qui commande le respect et semble de la froideur au premier abord, mais qui disparaît dans l'aimable sourire qui accompagne la moindre parole, puis quelque chose de contemplatif dans le regard et de sévère dans les traits; ajoutez à cela un air de mélancolie, des mains très belles et une taille extrêmement élancée, et | |
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vous aurez le portrait de Marie Berger lorsqu'elle venait d'arriver en Hollande avec lady Fundeth. La sainte Thérèse de Gérard lui ressemble, du moins elle la rappelle. En société, où elle n'allait pas volontiers, mais où elle était souvent obligée d'accompagner lady Fundeth, elle parlait peu; elle s'y trouvait déplacée; aussi beaucoup de personnes la trouvaient insipide, et les jeunes gens, qui l'admiraient pour sa beauté, ne savaient pas causer avec elle, parce qu'elle leur semblait sans âme. Cela était assez naturel. Élevée en dehors de la société, si elle eût trouvé dans lady Fundeth une femme d'un sens aussi élevé que sa tante, si cette dame avait su la guider et l'accoutumer peu à peu aux exigences des villes, elle s'y serait faite avec le temps, mais passant tout d'un coup du silence au bruit, de la vie retirée et tranquille au tumulte, de la douleur de pertes irréparables à la joie égoïste du monde, elle ne pouvait se faire encore à ce changement subit de situation, dont on l'éblouissait, dont on l'étourdissait. Sa vie maintenant est encore grave et tranquille, sans désirs, sans passions, pareille au fleuve de son village, quand nul vent ne le ride, mais sauve-la des tempêtes, grand Dieu! car le jour qu'elles s'élèveront sur ces paisibles eaux.... Hélas, la tempête s'éleva!... Le plus jeune des enfants de la dame dont lady Fundeth se trouvait la locataire faisait son cours de droit. On se voyait assez souvent. Leur première relation avait donné quelque intimité. On pouvait comparer ce jeune homme à une boîte d'or, remplie de chiffons. C'était le | |
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garçon le plus dissipé, le plus ignorant, mais en même temps le plus beau, le plus gracieux, qui eût jamais marché sur la terre. De beaux cheveux noirs qui se roulaient en boucles sur son front et cachaient ses oreilles, un teint qui, loin d'être efféminé, était vanté partout, à cause de sa délicatesse et de sa transparence, une gorge qui se perdait dans le menton aussi insensiblement que cela se voit dans les statues grecques et une taille petite et légère, voilà les principaux éléments des avantages extérieurs du jeune Paul van Staar. Dieu avait répandu sur son corps tout ce qui pouvait faire un contraste avec son âme. Il avait reçu tous les moyens de plaire, de décevoir et de nourrir l'erreur. Dans la langueur de ses beaux regards foncés circulait cet attrait entraînant de séduction auquel une jeune fille ne résiste jamais; dans ses manières dominait cette élégance, cette politesse raffinée qui subjuguent; dans sa bouche aux belles lèvres, dans son adorable sourire, ce charme, cette douceur qui font aimer. Oh! si son âme eût ressemblé à son corps! Mais il faut qu'il y ait compensation. Ce corps parfait devait renfermer une âme imparfaite. Si l'on en excepte un peu de caquet de société et l'art de débiter des frivolités, il était dénué d'esprit, sans énergie, sans goût, sans amour du travail, sans imagination. C'était une âme excessivement froide, où toute sensation, toute poésie glissaient sans laisser trace. Le soir ses chagrins du matin étaient oubliés. Lui échappait-il quelque chose d'aimable, un mot bien placé, qui s'élevait au-dessus de ces | |
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locutions rebattues dont la conversation abonde, c'était hasard, sans qu'il y songeât, presque malgré lui. Seulement, quand il avait de coupables intentions, son esprit prenait un certain lustre et savait s'emparer adroitement du coeur de celle qu'il trompait et courbait sous son joug. C'est ainsi que, auprès de Marie, il feignait la candeur, la piété, l'amour de la vie champêtre. C'était alors comme si un malin esprit versait en lui une part de son funeste génie, et je me souviens toujours de ce que me répondit un de mes amis qui m'avait témoigné le désir de le rencontrer. Morbleu, dit-il, voyons à combien d'esprit le bon Dieu lui a vendu son corps! Voilà quelques traits du jeune homme qui par son entrée dans la maison de lady Fundeth était destiné à faire le malheur de Marie. Au souffle de sa voix devaient se réveiller les passions qui avaient dormi jusqu'ici dans l'âme de la jeune fille. Un autre monde s'ouvrit pour elle, dans son sein s'alluma un feu inconnu dont les romans du jour que lady Fundeth lui fournissait nourrissaient la flamme. Marie devint distraite, préoccupée, et ses nuits sans sommeil éteignaient la couleur de sa joue. Mais comme tout sentiment prenait chez elle un caractère sérieux et élevé, l'amour prit dans son coeur des proportions exagérées et dangereuses. - S'enchaîner à l'être qu'on adore, lui dire qu'on l'idolâtre, le lui répéter incessamment, être heureuse du bonheur qu'on lui donne; passer la vie, en se tenant par la main, cueillir ensemble toutes les fleurs qui le parfument, | |
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c'est là le véritable amour. Oh, l'amour c'est la vertu! L'amour de Dieu n'a pas de bornes, le mien en aurait-il? Non, c'est lui-même, c'est mon père et ma tante qui m'inspirent, ils ne m'égareront pas. Mylady approuve mes sentiments, j'ai déposé mon secret dans son sein, le ciel s'ouvre pour moi, j'aime! Oh! la femme qui aime devient un ange et se fait un ciel de cette terre où elle sème le bonheur! Aussitôt que Paul paraissait, comme les yeux de Marie s'enflammaient, s'inondaient de larmes, se baissaient devant lui! comme sa pudeur luttait avec son amour, mais souvent comme elle se laissait surprendre par des discours que la passion colorait d'une poésie brûlante! Paul de son côté faisait semblant de ne pas s'apercevoir du sentiment qu'il inspirait et ne répondait à cette exaltation que par de petits mots sucrés, pâles esquisses, dont l'imagination de Marie faisait des tableaux éclatants. Enfin cependant sa glace se fondit aux flammes de Marie, mais non pour l'aimer de ce noble amour qu'on lui portait, mais comme un hochet, comme une distraction, un amusement, un passe-temps agréable, une fleur qu'on met à sa boutonnière. La certitude de se savoir aimé, suffisait à sa vanité. Il s'appliquait adroitement à lui faire avoir confiance en lui, à lui faire entrevoir un heureux destin.... Ironie infâme, coupable caprice! Pauvre fille, que deviendras-tu, et qu'elles seront amères, les larmes que tu verseras, quand il t'apprendra, le perfide, qu'il s'est fait un jouet de ton coeur; quand cette atmos- | |
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phère brillante où lu te plais à nager, se retirera loin de toi, quand ce bonheur que tu rêves disparaîtra, quand tu t'apercevras que sa flamme n'a été qu'un feu follet, feinte et fausseté, et qu'enfin l'illusion tombera! Jeune fille, ce sera une réalité à en mourir! Lady Fundeth aimait à nourrir la passion des deux jeunes gens. Au lieu de rappeler Marie à la gravité de ses devoirs, de l'initier aux convenances, aux désappointements de la vie, de la société, elle encourageait, elle stimulait cette flamme fatale; au lieu de faire cesser les visites fréquentes du jeune Paul, elle l'accueillait chaque jour avec plus d'empressement: Paul était riche, A vrai dire, lady Fundeth était dupe. Tandis que Marie, éprise du beau jeune homme et trompée par lui, mettait son bonheur et sa réputation en danger, elle s'imaginait que Marie par coquetterie ne voulait que le courber en esclave devant sa beauté, pour l'accabler ensuite de tous ses dédains. Elle s'en amusait, la vieille folle, et perdait la jeune fille. En attendant lady Fundeth se voyait obligée de repartir pour l'Angleterre et les choses en étaient venues au point qu'une décision semblait inévitable. Fidèle à ses engagements, elle aurait pris Marie avec elle, si elle ne se fût aperçue que les amours de sa jeune compagne avaient pris un caractère plus sérieux qu'elle n'avait d'abord pensé, et que, ayant fait entrevoir à lady Fundeth le désir d'unir sa destinée à celle de Marie, Paul ne tarderait pas à demander sa main. Mylady avait eu l'imprudence d'en parler à Mlle Berger et lui avait repré- | |
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senté son bonheur comme certain. Quelques jours s'écoulèrent sans que Paul reparût chez lady Fundeth. Le jour qui précède le départ arrive. Déjà lady Fundeth s'inquiète, mais enfin le voilà, le bien-aimé! mais, hélas, plus froid qu'à l'ordinaire! Il ne reste que peu d'instants, adresse rarement la parole à Marie, et cependant en la quittant il la presse contre son coeur et murmure: - Que n'ai-je pu tout dire! Ces mots vagues et mystérieux jettent le trouble et l'espérance dans l'âme de la jeune fille. Malheur à l'homme qui pousse à bout la femme sans expérience, malheur à qui ose l'abuser! Le rôle de Paul était fini, il venait d'atteindre son but. Il avait essayé ses forces sur l'esprit d'une jeune fille sans défense, il l'avait trompée lâchement, la victoire était à lui, il n'avait donc plus qu'à lever le masque, à montrer l'aiguillon qu'il avait caché sous des roses. Le soir même lady Fundeth reçut le billet suivant. Ma chère lady, Un sentiment d'honneur que vous respecterez me prive du plaisir de venir vous faire un dernier adieu. J'apprends que des personnes, avides sans doute de compromettre la réputation de Mlle Marie, font courir le bruit d'une liaison, projetée entre elle et moi. Je vous avoue que j'y ai songé aussi peu que je présume qu'elle s'en sera flattée. Vivez heureuse et souvenez-vous quelquefois de moi. Paul van Staar. | |
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Quand la lettre impitoyable arriva, Marie s'était penchée sur lady Fundeth, qui lui avait fait signe d'approcher pour la lire avec elle. Tout-à-coup ses larmes coulent en abondance. - Pas même un mot pour moi! s'écrie-t-elle. Elle tomba évanouie. Une maladie de nerfs la saisit. On douta de sa vie. O malheur! quand elle s'en releva ses yeux étaient hagards, ses traits altérés, elle était folle. Le départ fut différé de quelques semaines. Les secours de l'art furent vainement implorés: les médecins déclarèrent que ce serait pour jamais. Lady Fundeth lui fit une pension, dont elle confia l'administration à un honnête homme, pour subvenir à ses besoins dans l'hospice où elle fut placée. L'honnête homme dissipa bientôt la pension. La plume se refuse à décrire l'état de misère dans lequel la pauvre malheureuse y mourut. Lady Fundeth finit ses jours en Angleterre, pleura longtemps la perte de Marie et, comme Paul, ne se reprocha rien.
1833. |
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