Opuscules de jeunesse. Deel 2
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Livre IV. | |
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La joie règne dans Venise et le doux soleil du matin égaie les vitraux et les murailles de son antique cathédrale. La voilà parée pour la grande fête, d'or, d'argent, de festons, de cierges par milliers, mais qui ne brillent que comme des grands hommes qui ont survécu à leur gloire, car le soleil levant éteint leur splendeur. Les portes en sont toutes grandes ouvertes, mais le silence y règne. Maintenant pas de vie encore dans le gothique édifice; rien qui se meuve, si ce n'est l'ombre qui marche comme l'aiguille d'une horloge. Cependant on dirait que d'une hirondelle, qui au haut des tours crénelées bâtit et suspend son nid, on entend bruire l'aile. Sur une pierre sépulcrale un jeune homme est agenouillé. La haine et les malheurs ont arraché de ses traits la joie, de ses joues les roses, de ses yeux la vie, et pourtant il est beau, mais comme un masque de plâtre, comme un fantôme à la lune. Le velours, la soie noire ornent ses membres amaigris, et son léger bonnet, pareillement noir, est entre ses mains qu'il tient jointes. Oui, sa mise est simple comme la prière qui s'exhale de son coeur, car il | |
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prie, l'inconnu, il prie, et sa voix inégale et entrecoupée se perd sous les arcades de la grande église et semble le vol d'un oiseau qui s'élance à travers les piliers et les voûtes. Il prie et il pleure, la fière âme, car il se croit seul, mais tout près de lui, le pied sur la tombe de Candiano, père du Doge régnant, qui mourut de la mort des braves, un homme l'épie, jeune et immobile comme lui. Bien que brûlé par le soleil, malgré une énorme moustache noire qui lui cache la lèvre, il n'en est pas moins beau; mais qu'il diffère du jeune homme agenouillé qui semble si faible! Son oeil étincelle, ses traits sont ceux d'un soldat et respirent le courage et la fierté. Son grand chapeau à larges bords, que quelques plumes blanches ombragent, gît sur les dalles près de lui, et sa mère même ne le reconnaîtrait pas, cachés que sont ses traits sous son grand manteau brun qui traîne jusqu'à terre. Il s'avance vers le jeune homme, qui médite encore à genoux sur le tombeau, et lui dit à l'oreille: - Eveille-toi! - Qui m'appelle? - C'est moi. - Qui? - Un ami. - Ton nom? L'autre se penche vers le jeune Vénitien et lui dit tout bas: - Coliprini! A ce nom chéri, mais terrible, son jeune ami lui saute | |
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au cou, l'accable de caresses, puis l'entraîne vers la tombe du Doge que la patrie révère, frappe la terre de son pied, et, comme de vieux amis par un seul mot, par un souffle s'entendent, il lui demande, en lui serrant la main qu'il a longtemps cherchée sous les larges plis de son manteau, avec un cri convulsif et d'un oeil où se peignent la haine et la vengeance: - quand? - Aujourd'hui. Silence! L'église retentit, ces voûtes nous entendent! Viens avec moi plutôt. Ils sortent de l'église, ils traversent la ville, ils sont sur la place St Marc, déserte encore, mais parée de guirlandes de fleurs. Coliprini rompt le silence. - Ton père est mort pauvre, je le sais; le Doge a ses biens et les tiens, je le sais; la tombe où tu priais a son corps, Dieu a son àme, je le sais; mais toi, as-tu son coeur, sa haine? - Oui! - Je te reconnais, noble sang! Ta haine est donc vivace? - Plus que jamais. - Bien. Tu connais les vertus du poignard? - A merveille. - Embrasse-moi! Puis avec un rire infernal sur les lèvres, il ajoute, en approchant sa tête de celle de son ami: - il ne donnerá plus le baiser du soir à sa fille! - Et ce sera toi, banni, qui oseras!.... Mais d'abord dis-moi, d'où viens-tu, comment oses-tu te montrer à la fète et quel fut ton sort, depuis que....? | |
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- Il n'est pas temps. Je te dirai cela, quand la tempète sera passée. Voilà, en désignant du doigt la cathédrale, voilà le capitole du tyran qui nous opprime, ce mot doit te suffire. L'autre s'éloigne. - Où vas-tu? - Me gorger d'armes. - Bien. Mais sois prompt. Adieu! - Je te retrouverai?.... - Dans notre basilique.
Les cloches sonnent. La foule augmente sans cesse. La fête sera plus brillante que jamais. Bianca, la fille du Doge, se marie, Candiano lui-même y sera. Les deux amis se retrouvent, mais l'autre ne montre plus son costume de velours et de soie; c'est un grand manteau qui lui couvre le corps, c'est un chapeau à larges bords.... enfin tous les deux se ressemblent au point de tromper ceux qui les suivent. Ils épient silencieusement chaque parole, chaque syllabe, chaque geste. Ils sont là, comme un seul rocher à deux sommets, entourés et battus par la mer de peuple qui monte et recule autour d'eux; Coliprini, au sein même d'une patrie, d'une ville, d'un peuple qu'il | |
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haît et méprise, au milieu d'un peuple dont nul ne le connaît plus et dont le plus léger soupçon lui serait mortel, son jeune ami environné du même air détesté de Venise, mais non menacé de tels dangers: Venise le croyait fidèle. Tout-à-coup la musique se fait entendre au dehors, les orgues lui répondent au dedans: l'église est pleine de sons, les âmes d'allégresse. Le cortège s'avance; il entre. C'est la veille de la fête de la Purification, plusieurs jeunes citoyens distingués guident alors leurs fiancées à l'autel. Des prêtres, précédés d'enfants de choeur qui chantent, ouvrent la marche; viennent ensuite les jeunes couples, suivis d'enfants qui portent leur riche dot en des cassettes d'argent; les hommes marchent nu-tête, les femmes ont un voile qui embellit, mais qui ne couvre pas, tant il est transparent et léger. La fille du Doge, guidée par son amant, marche à la tête des fiancées; on la reconnaît à l'or brodé sur son voile et au riche diadème qui relève la beauté de ses cheveux bruns. A cette vue éblouissante le jeune homme jette un regard furtif sur son ami et voit une larme briller dans ses yeux. - Pleures-tu? lui demande-t-il avec étonnement. - Je pleure! répond l'autre avec un soupir étouffé. - De rage, n'est-ce pas? - Et d'amour! - D'amour? - Silence! plus tard. | |
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Ensuite paraissent les parents des tiancés. Tout ce que Venise a de noble, de riche, de grand, contemplez-le dans cette poignée d'hommes; à voir le luxe qu'ils étalent, on dirait des rois. A cette vue celui qui avait parlé le dernier s'écrie: - ô douleur! en frappant de son pied les larges pierres, le Doge n'y est pas! Mais tout-à-coup: - Imprudent! se dit-il, on m'observe. Remarquant toutefois que chacun est également désappointé, il reprend son sang-froid. Le peuple s'agite, tout le monde se parle à l'oreille, et l'on voit bien que ce bourdonnement est celui d'un peuple qui murmure tout bas. - Mon ami! demande-t-il à un homme du peuple, d'où vient que le Doge par son absence ternit l'éclat de cette fête? - Venise l'ignore, et il devrait être ici, mais.... A ces mots les deux amis percent la foule, entrent inaperçus dans une chapelle, car la foule comme la solitude n'observe, n'épie personne, et là, derrière l'autel assis, ils se parleront enfin sans danger. L'un est sombre, l'autre silencieux, peut-être inquiet par incertitude. - Il ne mourra donc pas! je suis bien malheureux! - Il craint nos poignards. - Le misérable! A ces mots Coliprini pose la tète entre ses mains et se tient quelque temps dans cette attitude; puis, découvrant tout-à-coup son front, il dit à son compagnon, qui l'a | |
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longtemps regardé attentivement, avec le contentement de quelqu'un qui vient de vaincre une difficulté: - A défaut du père prenons la fille! - Quoi! pour victime? - Y penses-tu? Jamais! Et en même temps il parcourt des yeux la chapelle entière! - Je puis m'expliquer en ce lieu; apprends mon sort! Je viens à Venise pour tuer celui que je hais, que nous haïssons, qui mourra de cette main; damnation! je le sauve, et dans son palais qu'il infecte, je me trouve face à face avec sa fille charmante. L'amour me prit, je veux l'avoir, je l'aurai. - Et tu aurais osé!.... - Non, sans doute, mais voici mon projet. Je frappe un coup de maître, je l'enlève, je fais proclamer sa mort, je fais courir le bruit qu'elle a expiré dans les plus cruels tourments. Alors, traînant sa longue agonie, le vieux mourra cent morts horribles, et puissiez-vous alors, ombres de nos pères! le harceler dans son sommeil et nous réjouir de ses songes terribles! On entend des cris confus, puis se levant il dit, avec fermeté: - Le moment est venu! | |
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L'instant est solennel, le temple se parfume, se réjouit de chants, une douce musique pénètre les âmes. Le pontife se tourne vers les jeunes amants et leur donne sa bénédiction. Ces mains levées vers le ciel, cette longue barbe qui couvre la poitrine du respectable vieillard, cette pourpre retombant à larges plis des bras augustes de l'homme saint, ces jeunes vierges, ces jeunes adolescents agenouillés, recueillis devant l'autel, voilà ce qui augmente encore la magnificence du spectacle qu'offre un peuple, rassemblé dans la demeure d'un Dieu, silencieux et immobile aux paroles de son serviteur. La musique s'est tue, le silence est profond, rien qui remue de tant de mille âmes, qui regardent, admirent, éblouies; c'est comme ce matin, lorsque le soleil était rouge encore de jeunesse; seulement la voix ferme et sonore du ministre sacré, dont les accents avec majesté roulent.... Tout-à-coup, un cliquetis d'armes, des pas déréglés, des cris tumultueux.... La foule, encore paisible, écoute, mais les coeurs commencent à battre à coups redoublés, les visages à pâlir. On écoute plus attentivement. Hélas! il n'est que trop vrai, des cris perçants s'élèvent. Les jeunes gens, incertains, inquiets, soutiennent leurs amantes que la douleur égare; la parole expire dans la bouche de l'évêque, ses bras étendus vers le ciel retombent, sa gravité l'abandonne; les nobles Vénitiens..... Soudain les battants des portes massives frappent les murs avec fracas, les cris sauvages sont distincts. En cet instant nos deux | |
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hommes sortent île leur réduit à pas précipités, comme s'ils voulaient s'enfuir, et tout-à-coup au milieu de l'église se montre la bande, armée de la tête aux pieds, casque en tête, visière abaissée, poignards à la ceinture, sabre au poing. La foule pousse un cri lamentable, l'éveque fuit, les femmes s'évanouissent, les enfants pleurent et se cachent sous leurs mères renversées. Quel désordre! On se défend à peine. Les deux jeunes gens, parvenus près de la cohorte, se jettent dans ses rangs amis, foulent aux pieds leurs grands manteaux et, montrant une reluisante cuirasse, entourée comme d'une guirlande de dagues: - Soldats, dit Coliprini, leur chef, le Doge n'y est pas! mais rien n'est perdu! En avant! je vous guide! Voilà de l'or, sachez le prendre! A ces mots il leur montre les richesses des jeunes amants, déposées près de l'autel. Il met l'épée à la main, et la bande forcenée, renversant qui s'oppose, foulant aux pieds, sièges, femmes, enfants, parvient jusqu'à l'autel, et cette troupe effrénée ose regarder en face celui dont ils souillent le temple. Là ils trouvent la céleste Bianca, pâle, sans connaissance, la tête sur les genoux de celui qu'elle venait d'épouser: le malheureux jeune homme était décidé à mourir avec ou pour elle. - Rends-la! lui crie d'une voix arrogante le banni qui marche à la tête de la bande. - Jamais! lui répond aussitôt le jeune Vénitien, qui est allé se placer l'épée nue devant le corps de son épouse. | |
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Il veut arrêter les ravisseurs, mais le coup d'une hache assassine le frappe. Arrête! c'est un fils unique! Il n'est plus temps, hélas! et son sang rougit la robe de celle qu'il aime. - Lâche! crie à cette vue le chef, lâche! meurs! et en même temps il plonge son épée dans le coeur de celui qui venait de fendre le crâne au jeune Vénitien. - Compagnons! ajoute-t-il, en se tournant vers la troupe, apprenez qu'on ne tue jamais la noblesse par derrière! Puis prenant la fille évanouie entre ses bras: - Victoire! s'écrie-t-il, elle est à nous! A cette vue les nobles, parmi lesquels se trouvent les parents du jeune homme massacré, aidés d'une grande quantité de bourgeois, revenus de leur première stupeur, fondent avec la rage du désespoir sur la bande féroce, lui opposent une barrière de leur courage et y font un carnage horrible, mais ayant dû céder au nombre et aux armes, ils se regardent tristement, les glaives leur tombent des mains et c'est sur des cadavres qu'ils roulent! Cette attaque tout imprévue avait été l'affaire, d'un moment. Les pirates s'ouvrent un passage et sortent du temple. Grande était leur perte; de trois cents qu'ils avaient été, la moitié ne retournait pas avec leur proie. Le jeune homme, entraîné dans cette boucherie, tomba aussi, frappé par une main chérie. O haine! que tes effets sont terribles! Ils courent vers leurs vaisseaux, | |
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en criant avec frénésie: - à nos galères! à nos galères! et à ceux qui les gardent, en leur montrant l'immense butin et la jeune fille toujours évanouie entre les bras du sanguinaire Coliprini: - victoire! victoire!
Il est nuit. Bien loin, là-bas, sur l'Adriatique, quelques flambeaux seulement brillent, disparaissant et reparaissant tour-à-tour; on dirait des feux follets. C'est là que sont les galères des pirates, c'est là qu'au fond d'un de leurs navires dort le trésor du vieillard de Venise; une coupe lui a porté le sommeil, elle repose malgré le bruit et les chansons des ravisseurs, répétés mollement par les échos. Qu'ils sont charmants les chants le soir sur l'onde! Prête une oreille attentive, entends ces voix sauvages, ces airs libertins, ces cris de joie effrénée et d'impure volupté! Ces sons rapides se précipitent; l'ivresse, écoute ces élans! les chasse dans l'air; de près on reculerait à ce hideux sabbat. Mais que ce désordre de musique, que ces sons qui se croisent comme des lances au combat, traversent l'eau, l'onde les cadence et leur rend l'harmonie, elle semble ralentir la marche rapide de ces chants de victoire et de liberté; ces voix dures s'adoucissent, | |
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l'eau filtre ce désordre et ce bruit, il ne nous en parvient que l'essence pure et délicieuse, et apportée à notre oreille par le zéphir qui la mêle à ses roses, c'est comme si elle emportait une partie de leurs parfums et de leur douceur! - Combien sommes-nous? - Cent cinquante environ. Les morts.... - Il suffit. Que mes soldats chantent et rient, verse-leur le vin, vive l'ivresse! dis-leur que je suis content d'eux. Ainsi parle Coliprini, assis sur le pont au milieu des principaux de la bande. - Tu as bien fait, dit-il à l'un d'eux, auquel il avait confié le commandement pendant son absence; tu as bien fait, je te remercie, tu les a guidés à merveille. Tu n'étais pas coupable de l'absence du monstre, j'aurais dû tout prévoir. Reçois cette dague en récompense, elle n'a jamais porté à faux; vois! il y a encore du précieux sang Vénitien. Oh! que n'a-t-elle eu le bonheur d'ouvrir le ventre au Duc maudit! Pierre Candiano, j'y aurais plongé ma tête et tout ton sang n'aurait pas assouvi ma haine! Ces dents t'auraient déchiré les entrailles, comme l'ont été celles du traître Obelerio; tu as des entrailles de fer, je le sais, mais cette bouche renferme une scie de diamant! Les lèvres reconnaissantes de celui qui reçoit l'arme touchent la main prodigue qui la donne. - Mais, dis-nous, ô mon chef, que t'est-il arrivé depuis ton départ? raconte-nous, n'as-tu pas éveillé des soupçons, | |
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les dangers ne t'ont-ils pas menacé,.... et puis, que veux-tu de cette fille? - Elle est à moi; je l'aime. Jamais, aussi longtemps qu'il respire, le vieux Doge ne la reverra, et si un jour il avait l'audace de me poursuivre et que la fortune me devînt contraire, alors ce poignard, - et il en tire un second de dessous sa ceinture, - ce poignard, vierge encore et innocent, frapperait une vierge innocente: mais, je le jure par la patrie, je ne lui survivrais pas! A ces mots ses yeux noirs jettent des éclairs terribles et la lune jette ses pâles clartés sur l'acier du poignard qu'il agite. Après quelques moments de silence il ajoute: - C'était une nuit, belle comme celle-ci. Je marchais le long du grand canal, près du pont de Rialto. Tout-à-coup j'entends un cri, je me retourne et vois à peu de distance derrière moi un homme qui se débat sous le fer assassin. L'épée à la main, je m'approche et reconnais un vieillard. Vous le savez, mes amis! j'honore les cheveux argentés plus que les saintes reliques; je m'élance donc sur les sicaires, les lâches s'enfuient. J'aide le vieillard à se relever, je lui donne mon bras. Il était blessé, mais légèrement. N'aviez-vous pas de garde? lui demandai-je. Hélas! répondit-il, c'était elle-même qui à l'instant.... Il ne put en dire davantage: ses propres serviteurs avaient voulu le massacrer. Il m'admet dans sa gondole. Nous descendons le grand canal. Je ne pouvais toutefois satisfaire mon extrême curiosité, car ses traits étaient cachés sous son manteau, son costume par | |
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l'obscurité! Les gondoliers cessent de faire usage de leurs avirons, la barque cesse de fendre les flots. Je vois que nous sommes arrivés, puisque le seigneur sort du bâtiment. Je le suis. Alors: - c'est ici! me dit-il, et d'une main amaigrie il me montre, affreux moment! le palais Ducal: j'étais sur la place St Marc. Oui, compagnons! c'était lui; je l'avais sauvé, celui que j'aurais pu, que j'aurais voulu fouler aux pieds. Et j'ai suivi ses pas par les sombres corridors, par les larges salles de son palais, j'ai touché ses lambris dorés, je l'ai vu, la poitrine découverte, qu'un jour, s'il plaît à Dieu, je percerai; j'ai vu un médecin bander sa plaie que j'aurais voulu remplir d'un venin incurable, j'ai vu une horde de flatteurs, empressés à calmer ses souffrances, mais alors aussi j'ai vu sa fille, éloignant cette foule, se jeter au cou de son père, partager d'une main douce et enfantine les soins du médecin. Quelle était belle! Oublié, inaperçu, je pouvais à loisir la contempler. Elle était sans voile, les bras nus; ses longs cheveux bruns ondoyaient mollement derrière elle sur sa robe blanche, et moi, silencieux, la haine, la rage dans l'àme, près de cette jeune fille, belle, éclatante sous ses pleurs, qu'un amour filial lui faisait verser... Duc maudit, pensais-je, peut-être un jour cette fille te sera du poison, ce sera ta mort, mon triomphe!.... - Aux armes! nous sommes perdus! crie tout-à-coup comme un forcené et au milieu de la narration celui qui était assis vis-à-vis de Coliprini. | |
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Tous s'élancent, éveillent les soldats, plongés dans les plaisirs, étourdis par le vin. Un seul cri se fait entendre sur le golfe: - Les Vénitiens! les Vénitiens! La flotte s'était approchée, favorisée par les ombres de la nuit et par l'insouciance et le désordre des troupes des pirates, puis, lorsqu'ils étaient assez près des ennemis, toutes les forces Vénitiennes s'étaient montrées comme en un clin d'oeil sur les navires et le cri de: St Marc et Venise! tonnait, mille fois répété, le long de l'Adriatique! C'est en vain que les chefs cherchent à rallier les soldats étendus sur la rive. Tout est perdu. Une partie des Vénitiens, descendue à terre, massacre tout. Ceux qui avaient encore la faculté de combattre s'étaient groupés autour de Coliprini autant pour le défendre que pour tâcher de conserver la fille, enfermée dans les flancs du vaisseau. Mais tout-à-coup Coliprini jette un cri: - Le voilà! le voilà! - Qui? - Candiano! Et l'équipage frémissant répète ce nom abhorré. Il se montre en effet à la tête de ses troupes, le glaive au poing, la fureur sur le front. Des deux côtés on combat avec frénésie; mais enfin, malgré une vaillante résistance, l'accablement, la fatigue et le nombre font reculer les pirates, et un instant après.... Ah! résistez! résistez encore!.... C'est en vain, les Vénitiens abordent la galère fatale! | |
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En ces moments terribles où est le chef? Prompt comme la foudre il a disparu. Un autre, son digne ami, le remplace. Fidèle à son serment, Coliprini porte ses pas vers la fille du Doge. Elle était tombée par terre. Il la relève. Sa jeune tête est pénible à voir; dans son désespoir elle s'est arraché son diadème et son voile nuptial et les a foulés aux pieds. Ses cheveux pendent en désordre derrière elle et ses bras sont rouges de sang et de meurtrissures. Quand Coliprini entra, elle était plongée dans une espèce de léthargie, contre coup ordinaire des émotions violentes, mais, s'apercevant de sa présence, elle ouvre enfin les yeux, écarte par un mouvement convulsif ses cheveux de devant son visage, et ne les lâchant pas, les tient si ferme des deux côtés de la tête, qu'on craindrait qu'elle ne se les arrachât. En celte attitude elle regarde Coliprini immobile devant elle; le monstre n'avait pas encore pitié. - Viens, dit-il, tu dois mourir. Elle tressaille à ce son de voix. - Traître! crie-t-elle tout-à-coup, en s'élançant au devant de lui, où est mon Francesco, mon amant? Et puis lui montrant sa robe teinte de sang, elle ajoute: - Vois ce sang, c'est tout ce qui me reste de lui; tu me l'a pris, monstre! Cela crie vengeance, vengeance! Elle s'arrête subitement. Cette voix, qui naguère encore était douce comme le chant des rossignols pendant les nuits printanières, était devenue maintenant, par les efforts et les cris de la jeune | |
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fille désespérée, tantôt rauque et aigue, tantôt grave et sombre, comme un corbeau qui croasse durant la tempête. Puis elle reprend: - Rends-le moi! rends moi mon père au moins que j'ai aimé avànt mon Francesco! Rends le moi!... Elle n'avait pas encore fait beaucoup d'attention au bruit qui se faisait au-dessus de sa tête; hélas! tout le jour elle n'avait entendu autre chose, et quoique la voix de Candiano eût déjà résonné plusieurs lois, chose incroyable! elle ne l'avait pas remarqué. Coliprini s'en faisait un plaisir cruel. Enfin cependant le Doge crie d'une voix sonore et éclatante: - Ils sont à nous! victoire! Bianca entend ces mots et jette un cri; Coloprini tressaille de colère, sa haine se réveille plus terrible. - Il faut en finir! dit-il, d'une voix forte, en se précipitant vers la malheureuse vierge. L'enfer dans l'âme, il l'enlève, la serre entre ses bras, s'avance sur le tillac avec la jeune fille qui doute encore de son sort et agite dans l'air la jeune Bianca qui tend ses mains vers le Doge, en criant d'une voix lamentable: - Sauve-moi! sauve-moi! A la vue de sa fille unique, le vieux Doge, comme un tigre qui voit du sang, tombe avec ses fidèles Vénitiens sur celui qui enlace sa fille de son bras; ses troupes font main basse sur ce qui reste des pirates. Tout périt, tout tombe. Le vieux père lui-même s'élance sur le ravisseur, mais son épée ne frappe que les airs. Comme | |
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une ombre, Coliprini a disparu avec la jeune fille. Le vieillard s'écrie, il s'avance vers le bord du vaisseau. O douloureux spectacle! Son ennemi s'est plongé dans les flots; il nage avec sa proie, et apercevant le vieux Doge, il lui montre en ricanant sa fille, qui lui tend pour la dernière fois ses bras suppliants, et la tient élevée audessus de l'onde, puis entraînant la jeune Vénitienne, il s'enfonce sous les flots, et tous les deux n'ont jamais reparu. Malheureux père! tu penses avoir remporté la victoire et c'est le brigand qui triomphe!
Noorthey, 1831. |
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