Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Livre III. | |
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[I]Il y a deux classes principales de voyageurs; la classe qui voyage pour s'instruire et celle qui voyage pour s'amuser. Mon compagnon et moi, nous nous plaçons entre ces deux grandes catégories et formons la transition de l'une à l'autre, c'est-à-dire, que nous nous instruisons en nous amusant, avec cette nuance toutefois que nous nous instruisons très peu en nous amusant beaucoup. Oh, les voyages, mon ami, les voyages! intime jouissance, doux oubli de la vie et du temps! On arrive, on questionne, on regarde, et son butin fait, on referme sa malle et son journal, et l'on repart. On cherche en vain à étancher, volupté délicieuse! une curiosité insatiable; on foule d'un pied indépendant tous les pays où l'on glisse sans y prendre racine; car, remarquez-le bien, le voyageur est toujours capucine, fraisier jamais; mêlé à un monde nouveau, disparate, singulier, bizarre, merveilleux, monde qu'on ne rencontre qu'en voyage, dans les hôtels et dans les voitures publiques, on a sans cesse devant les yeux les personnages les plus originaux, les plus étonnants. D'instant en instant la scène change, le présent vous absorbe, le présent absorbe le passé; on | |
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avance toujours et sans penser à tourner la tête, on traverse les lacs bleus et les larges rivières, on franchit les montagnes, on passe par les villes bruyantes, par les pittoresques vallées, par les merveilles de la nature et de l'art, par les sensations les plus opposées, par les pensées les plus contraires, par les émotions les plus diverses..... Oh! pas à présent! attendez encore! laissez-moi regarder en paix, mes bonnes pensées! De grâce, revenez quand je serai las, mes douces émotions, et que je ferai mes notes, ce soir, entendez-vous! Puis on laisse ces lieux enchanteurs, pour s'élancer de nouveau sur le chemin, observant, jouissant, s'extasiant. Le soir on revient fatigué. On a tant vu, on a couru si longtemps, on a tant de choses dans la tête, on est ébloui, les pieds font mal, la tête pense se fendre. - Garçon, un grand fauteuil bien mollet avec un dossier bien haut; mes pantoufles, ma robe de chambre, du papier, de l'encre, des plumes, garçon!... Oh, ma tête n'en peut plus! regarde comme elle est grosse, ma tête. Le garçon revient. A l'ouvrage! Alors on aime à se ressouvenir, on se rejette délicieusement dans la patrie, dans la famille; on se met à causer en idée près du foyer de ses bons amis et l'on est tout à eux. On leur écrit; on leur peint tout ce qu'on a vu, les tableaux nombreux qui ont passé devant nos yeux, les aventures qu'on a eues; nos lettres portent l'empreinte des impressions que nous ont laissées les objets; ces impressions, toutes neuves, toutes fraîches, toutes colo- | |
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rées, se reproduisent avec abondance, avec profusion, et l'heure de la correspondance est encore un des instants les plus poétiques pour le voyageur qui sait sentir. Toutefois la lettre semble trop tôt finie, la feuille trop petite, le temps trop rapide; le coeur encore rempli d'une foule de choses, on expédie la lettre qui sera la bienvenue, grâce à celui qui l'envoie, et l'on se couche, pour repartir de bonne heure le lendemain. Et ainsi, après cette vie sans repos et où l'on semble s'étourdir à plaisir, vie haletante, irréfléchie, vie de doux laisser-aller et d'oubli de toute chose, séduisante d'abandon et de liberté, on revient chez soi, tout bourgeoisement, tout prosaïquement, presque à regret; on revoit ces champs qu'on connait, qu'on connaît trop, on reconnait la tour grise de sa ville natale, on traverse la rue qu'on a traversée tant de fois. Mille souvenirs dont on se croyait délivré se réveillent; encore quelques moments et l'on revoit le toit paternel, le voyage qu'on a fait n'est plus qu'un rêve, il semble qu'on n'ait jamais quitté la ville, le seuil de sa maison, et le lendemain, en reprenant son train de vie ordinaire, en revoyant son paisible cabinet, on..... Oui, mon ami, qu'est-ce que vous faites, quand vous revoyez votre cabinet après un voyage de deux mois? Bien des gens oublient et se piquent même d'oublier; quand on leur parle de leur voyage, leur mémoire s'embrouille, et en repartant l'année suivante, pour courir encore une fois l'Europe, ne s'en souviendront plus du tout. Ceux-ci, voyez-vous, sont les voyageurs qui voya- | |
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gent pour s'amuser, et c'est le plus grand nombre. Quant à moi, je me suis mis à recueillir de toutes parts mes différentes lettres, lettres écrites au courant de la plume, sans art, sans prétention, peut-être sans intérêt, des lettres comme vous en écrivez tous les jours, mon bon ami, des causeries tout au plus, j'y ai pris ce qui me semblait le moins défectueux et me suis dit qu'il serait curieux de vous faire regarder par le trou de la serrure de ma correspondance.....
1835. | |
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[II]Après avoir fait les deux tiers de ma route pour aller rejoindre mon village, je m'arrêtai quelques heures, pour visiter un vieux château, situé dans les environs, que j'ai la faiblesse d'aimer malgré son grand âge et son délabrement. Je l'aime, car j'y ai passé dix étés qui compteront toujours parmi les plus beaux de ma vie et que je voudrais rappeler, s'il était possible de fléchir le temps. C'étaient les jours de ma première enfance, jours purs et dorés qui ne reviennent jamais, jours sans soucis, sans alarmes, heureux temps, où l'enfant ne s'inquiète jamais du lendemain, si le plaisir ne l'y invite, où tout ce qui l'entoure prend la couleur de son âme et se montre à lui, gai et riant! J'avais, tu te l'imagineras sans peine, un vif désir de revoir le lieu où j'avais coulé des jours si joyeux et si sereins, avec ses tourelles antiques, ses chênes centenaires qui l'entouraient de tous côtés, lieu sacré pour moi, qui à jamais tiendra une large place en mon coeur à côté de mes plus tendres affections; car il est vrai qu'on s'attache à des lieux tout aussi bien qu'à des hommes. C'est comme s'ils avaient une âme aussi! | |
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A peine descendu à l'hôtellerie, je portai mes pas vers le château. Quel fut mon étonnement en y entrant! Les deux battants antiques de la porte d'entrée avaient disparu avec la petite porte à vasistas monacal, pratiquée dans l'un des battants; les tourelles, une seule exceptée, étaient détruites; on avait jeté à bas une partie du vieux toit et l'on en avait remplacé les ardoises par des tuiles qui faisaient une étrange disparate avec l'autre partie; enfin la majestueuse avenue avait subi la cognée, et de petits hêtres dont nos arrière-neveux pourront goûter l'ombrage, si tout n'est pas ravagé avant ce temps, occupaient la place des beaux arbres qui m'étaient si chers. La maison était vide depuis six ans, et hors les hirondelles qui n'avaient cessé de faire leur nid sous la vieille porte d'entrée et qui vinrent me saluer, anciennes connaissances, aussitôt que j'eus mis le pied dans la cour, tout avait changé: d'autres gens, plus de fleurs. Les sentiers couverts d'ivraie, les viviers pleins d'immondices attestaient partout ruine et abandon. Tout ceci me toucha fortement, les larmes me vinrent aux yeux, et je partis enfin, après m'être arrêté pendant près de deux heures à regarder ce qui avait charmé mon enfance.
1832. | |
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[III]L'an passé, tu t'en souviens, j'ai fait une assez longue absence. Un tout petit village de la Gueldre m'abritait alors, un village bien humble, bien rustique, où le soleil venait me réveiller chaque matin. Il y avait là de beaux sites, de beaux arbres, un fleuve, des ruisseaux, tout, en un mot, ce qui peut plaire à l'homme, tout ce qui peut rendre l'homme heureux. Le jour, quand le soleil vous brûlait, les arbres s'empressaient de vous offrir leur ombrage, les ruisseaux leur fraîcheur, et le soir, lorsque la nature se reposait, que les bois écoutaient le chant des rossignols et que la lune vous caressait de ses doux rayons, il y avait la plaine à parcourir avec ses champs de blé et ses bruyères et le bord de la rivière où la lune se répétait si bien. Mes jours, comme tu le penses, s'y passaient uniforměment, mais non pas sans charme. Chaque soir après ma promenade, je m'endormais, le calme et la paix dans le coeur, el le lendemain en m'éveillant, j'étais sùr de trouver des inspirations, de la poésie toujours nouvelles, comme si elles étaient montées dans mon cerveau avec les pavots du sommeil. | |
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Aucun bruit de la ville n'arrivait jusqu'à moi. Le choléra décimait les peuples; la guerre, la discorde, divisaient, ensanglantaient l'Europe; moi, tranquille dans mon tranquille village, regardant la rivière couler, les arbres se balancer, le zéphir chasser les nuages, je ne me doutais de rien et ne pouvais croire au Nouvelliste de Harlem, que je lisais à d'assez longs intervalles, tant j'étais paisible et content dans ma retraite. En vérité, j'avais peine à concevoir que la terre s'étendait encore au-delà de cet étroit horizon. Je ne croyais pas au choléra, tant je me portais bien; je ne croyais pas à la guerre, tant j'aimais ces bons et honnêtes villageois, tant j'étais aimé d'eux; je ne croyais pas au reste de la terre, tant le bruit qui m'en parvenait était léger. En un mot j'étais heureux, heureux comme un homme indépendant et libre, heureux comme un ange. Mais il vient un temps, mon ami, où le soleil pâlit, où les feuilles jaunissent, où la beauté s'envole, où l'eau se glace, où l'homme s'en va. Novembre approchait, et c'en était fait de la poésie, c'en était fait des élans de l'âme! Un jour je regardais tristement au dehors et voyais les arbres tourmentés par l'impétuosité du vent qui secouait leurs branches et faisait tournoyer à son gré leurs feuilles éparpillées. Le ciel était noir, ma chambre enfumée, la pluie ruisselait le long des vitres, j'avais froid. Alors j'eus pitié de mon village et tombai peu à peu dans une profonde rêverie. Peu à peu aussi je commençai à me souvenir. | |
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- N'y a-t-il pas, me dis-je, une ville que j'habitais, il n'y a pas longtemps de cela? N'y ai-je pas des amis? Mes pensées m'absorbaient. Alors tous mes amis, tu en étais, vinrent à passer un à un devant moi comme des ombres légères. Je n'oubliais pas non plus ces autres amis, rangés soigneusement sur les longs rayons de ma bibliothèque et dont je ne connais que la pensée. Ma mémoire les évoquait tous. Ma ville et tout ce qui m'y était cher était présent à mon esprit, et je ne comprenais plus comment j'avais pu oublier tout cela un seul instant. Je sortis de ma rêverie. Cependant le vent hurlait, la pluie tombait toujours....
1833. | |
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[IV]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je vis en anachorète; ma Thébaïde est si jolie!... Je travaille jusqu'à trois heures et ne sors qu'après le dîner. . . . . . . . . . . Si je vais en voyage, ce sera vers la fin du mois; mais je ne puis encore rien décider, mon compagnon ne se décidant pas. Quel été, mon ami! que de beaux jours, que de fleurs! Heureux qui jouit de tout cela, les Alpes derrière soi et les Apennins devant les yeux! Ah, quand j'y songe, en regardant mes stores verts, fermés au soleil!... Mais aussi pourquoi y songer? Vive la gaieté plutôt et prenons la vie comme nous la fait la Nécessité, l'implacable déesse!... . . . . . . . . Aie pitié du solitaire qui t'envie ton bois avec son ombre et sa fraîcheur, et qui t'envie bien d'autres choses encore.
Leyde. Leyde s'est formée comme la plupart des villes, c'est-à-dire, au rebours des fruits. Les fruits font le noyau après, les villes avant. C'est que les villes sont encore une conséquence de la féodalité; le château | |
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ne s'élevait pas pour défendre la ville, mais le peuple venait, faible et chancelant, se mettre à l'abri du château, jusqu'à ce que, devenu le plus fort, il secouait le joug de ses pesants protecteurs et s'émancipait. Le château, connu sous le nom de Burgt et dont il existe encore une partie, est le noyau de la ville; à l'entour se sont groupées les maisons qui sont devenues Leyde ensuite. Elle fut fondée on ne sait quand, on ne sait par qui. Les van Kuyck et les Wassenaar en furent châtelains. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oh, mon ami, que je voudrais te voir là devant moi! Ma parole, ma voix, mon geste, te diraient combien je suis heureux; le bonheur qui remplit mon âme s'épancherait dans la tienne et tu serais heureux de mon bonheur! | |
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- Es-tu fou, mon cher? Quelle extase! - Fou? Ah, par exemple! - Ou.... peut-être.... un mariage...? - Oh! tu n'y est point. Un mariage! - Mais, de grâce, dis-moi?... - Voici ce que c'est.... Mais tu vas rire. Eh bien, moque-toi, ris-toi de moi! ris, méchant, ris à gorge déployée, il ne m'importe guère. Tu connais mon désir de voir la Frise, tu sais aussi que je n'avais pas grande envie d'y aller seul et qu'un bon compagnon est chose difficile à trouver: c'est comme les honnêtes gens! - Saint-Diogène, ai-je dit, prête-moi ta lanterne! et la lanterne de Saint-Diogène m'a bien guidé, je t'assure!.... A présent, vois-tu, je suis content comme un roi! . . . . . . . . . . . Tu vois de quelles bagatelles dépend mon bonheur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'espère partir d'aujourd'hui en quinze. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le format et le titre d'un livre sont un peu soumis à la mode, je ne puis en disconvenir, mais l'oeuvre elle-même doit toujours rester pure et intacte. Élevez des temples indiens, grecs ou gothiques, de toutes les formes, de tous les styles, le Dieu qu'on y révère reste immobile, un, immuable, tandis que les siècles coulent et que le monde vieillit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . G...... t'apportera cette lettre dans ton ermitage. Il | |
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viendra goûter de ton vin qui doit être excellent, puisque tu n'y boiras que du vin d'Ermitage. Adieu; si tu m'écris, raconte-moi un peu les beautés et les particularités de ta ville.
Leyde.
Au dîner je me trouvai assis près d'un marchand de fromage de Zaandam, très laid, très bossu, très riche, et dont les filles, disait-on, étaient des anges de beauté. A travers ses discours, lardés et bourrés de fromage d'Hollande, il débita aux divers habitués, tout en gesticulant avec véhémence de ses deux bras qui traînaient jusqu'à terre et qu'il allongeait encore, l'un de sa fourchette et l'autre de son couteau, une petite anecdote sur le grand empereur. - Figurez-vous, messieurs, dit le bourgeois, qu'un jour Napoléon s'avisa de venir à Zaandam, pour regarder d'un peu plus près ces richesses dont on lui avait conté tant de merveilles. Son épouse était avec lui. Il visita la maison du Czar Pierre. L'impératrice y entra, mais lui s'obstina à rester sur le seuil et ne voulut absolument pas y mettre le pied. En ce moment je n'étais pas plus éloigné de lui que je ne le suîs de vous, messieurs! | |
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Notez que nous étions fort pressés à table. - Et je l'entendis s'écrier fort distinctement à plusieurs reprises: - quelle misérable baraque! Lorsque l'empereur vint à Broek, il vit les jardins de M. Backer, et s'apercevant, quand il passa devant la maison, que celuici ne prenait pour tout diner qu'un morceau de rôti avec des pommes de terre et un plat de petits pois, il demanda, comment un homme aussi riche pouvait se résoudre à vivre si chichement. - C'est comme cela, lui répondit l'interprète, que la Hollande a trouvé le secret de ses trésors. L'empereur s'en souvint.
Broek est le sublime du mesquin et la parodie du joli. En regardant toutes ces bigarrures de couleurs éclatantes, vert et rouge, bleu et jaune, ces petites maisons, chargées d'une profusion d'ornements d'un goût détestable, ces petits jardins où l'on s'étudie à dénaturer la nature; en observant cette propreté stupide, les soins minutieux donnés à tout cela, à ces petites maisons qui semblent inhabitées, à ces petits jardins parés, remplis de petites poupées, à ces rues étroites où personne ne passe, aux mille, petits ornements de ces petites maisons, de ces jardins parés, de ces rues étroites, je pensai être transporté dans un autre monde et me crus un instant jeté dans le royaume de Lilliput. Broek est un village très riche de la Hollande Septentrionale sur la petite rivière l'Ee; les Espagnols le brûlèrent en 1575. Il n'a pas de rues proprement dites, mais une espèce d'allées de la lar- | |
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geur des trottoirs de nos villes et pavěes de briques. Pour les étrangers et surtout pour les Anglais, Broek, c'est la Hollande; ils sont fous de Broek. Débarqués à Rotterdam, ils s'abattent par volées sur le village, et deux jours après, sur le pyroscaphe qui les měne à Cologne, ils se vantent to have travelled in Holland before going to see the borders of the Rhine. Alkmaar.
Me voici à Enkhuizen, mon cher ami, et je ne saurais te dire l'effet que cette ville me fait. Elle me rend triste, mélançolique, pensif, elle me donne la fièvre, elle me fait horreur. Et vraiment, en se promenant par cette Herculanum que la lave du temps a couverte, reine des flots jadis, aujourd'hui honteux squelette; en contemplant cette grande cité vermoulue, trouée comme un voile précieux déchiré par le temps, où tout est froid, misérable, solitaire, où tout respire abandon, pauvreté, malheur, dévastation; en jetant les yeux sur ces grandes plaines, remplies autrefois de maisons, de bruit et de vie, et où paisse ça et là quelque brebis qui se plaint; en détachant du doigt les pierres qui ne tiennent plus; en levant les regards sur ces demeures délabrées qui attendent que le premier vent les renverse ou qui ne tarderont pas à s'écrouler d'elles-mêmes, faute d'habitants et | |
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d'entretien, et se tiennent déjà les volets fermés, en attendant que leur tour vienne, - de la sorte ont disparu des quartiers entiers - on frissonne, on ne peut résister à un mouvement de terreur, comme à la vue d'un cadavre, défiguré par l'agonie. Je l'avoue, lorsque je me promenai sur les remparts d'Enkhuizen, le long d'une mer murmurante, j'eus peur de cette ville qui se dressait devant moi au crépuscule du soir. Tu vas en rire peut-être, mais en voyant ce profond abaissement de ce qui fut riche et grand jadis, je me retirai dans mon auberge, cet aspect m'était devenu insupportable. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . C'est une chose digne de méditation que ces deux villes, Stavoren et Enkhuizen, assises sur les bords du Zuiderzee, spacieuses, mais vides, mais désertes, mais pourries, inania regna; riches et puissantes jadis, à présent oubliées, expirantes, et se regardant devant leur mer comme les deux spectres de Byron. They lifted up
Their eyes as it grew lighter, and beheld
Each other's aspects - saw, and shriek'd and died -
Even of their mutual hideousness they died,
Unknowing who he was upon whose brow
Famine had written fiend.
Ne dirait-on pas deux monuments, consacrés par le temps à la vitesse de ses aîles? Mais laissons cela, et que je te dise plulôt que je m'a- | |
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muse à ravir, que mon compagnon me plaît et que nous nous accordons comme les cordes d'un instrument. Schiller dit: Liebe findet nicht statt unter gleichtönenden Seelen, aber unter harmonischen. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit. Ma chambre était remplie d'une armée de moucherons auxquels j'ai dû livrer bataille. Silvio Pellico a gémi pendant un an sous les plombs de Venise et devait se voiler le visage et les mains pour se dérober à leurs piqûres; la chaleur le brûlait et les moucherons s'acharnaient contre lui par milliers. Pauvre Pellico, tu dois avoir bien souffert! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jeudi passé nous avons fait un tour charmant. Nous avons pris une voiture à Buiksloot et avons parcouru le pays, en visitant Zaandam, Purmerend, jolie petite ville avec un marché très-fréquenté où viennent quelquefois jusqu'à 4000 pièces de bétail, Monnikendam et Broek. Nous dinâmes à Buiksloot après notre retour. Malgré la chaleur étouffante nous étions tous les deux d'une gaieté folle et nous nous amusâmes pendant le dîner comme de grands enfants.
Enkhuizen. La première fois que l'histoire prononce le nom d'Enkhuizen, c'est en 1296. C'était d'abord un hameau, puis un village, dans le voisinage du Zuiderzée. Aujourd'hui Enkhuizen est situé sur les bords mêmes, car le golfe en s'élargissant est venu murmurer sous ses murailles. | |
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comble et les provinces voisines ne pouvant l'égaler en ce qui regardait sa splendeur, la feuille du bonheur et de la prospérité se tourna entièrement par une insolence impie et inconsidérée: or l'insolence a communément perdu les empires florissants. | |
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Notre voyage est heureux, semé de contentement et de bonheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Plût à Dieu, que les hommes voulussent me faire la moitié des sacrifices que je suis prêl à leur faire à toute heure!.... . . . . . . J'aimerais te voir à Oosterbeek; une personne que j'aime foulerait une terre que j'aime, une terre où ont germé mes plus douces, mes plus chères pensées, où j'ai vécu si heureux, où j'ai été bon si souvent..... Tu me retrouverais partout..... Mais est-ce que j'en vaux la peine, lorsque ce sont mes pages éphémères qui reçoivent leur poésie, leur lustre, leur prestige et le peu de mérite qu'elles ont des quelques arbres, des quelques chaumières éparses sur son sol! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oui, mon ami, je reviendrai à Harlem. Il faut que j'erre encore sous ce feuillage, il faut que je rêve à cette ombre, il faut que je puisse dire: telle pensée m'est venue là, telle larme a coulé sur ce gazon, telle causerie s'est commencée sous cet arbre! Oh, oui! je reviendrai vers toi, vers vous! | |
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Mais je ne te dis rien de mon voyage. Et que t'en dirais-je? nous en causerons, cela vaut mieux. On n'a pas toujours le temps et l'envie.
Leeuwarden.
Après avoir passé par les bruggen, les slooizen, les piepen, nous voilà maintenant aux bogen, c'est-à-dire à Groningue. La ville me plaît, elle est largement et régulièrement bâtie, et l'hôtel-de-ville me paraît magnifique non moins que la tour de la cathédrale..... La route qui mène à Groningue est monotone et trop ouverte. La chaussée finit avec la province d'Overyssel et la diligence qui vous prend à mi-chemin est détestable. . . . . . . . . . . . . . . A propos de Leeuwarden: Green, le clown de Blondin, vient d'y mourir au champ d'honneur, en faisant le saut périlleux. Blondin n'était pas là. Green était gris. Il jouait une scène avec le paillasse. Le paillasse l'excite, le défie, comme cela se pratique d'ordinaire. L'autre se met en quatre. Crac! il part et... se casse le cou. C'est ainsi qu'il mourut, si c'était là mourir!...
Groningue. | |
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Nous arrivons de Groningue. La ville est belle et très régulière, elle a d'assez beaux édifices et de larges rues..... . . . . . . . . . . . Demain nous devons être debout à trois heures du matin pour aller au Heerenveen... Aujourd'hui nous avons été en route depuis neuf heures. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas, mon cher ami, je commence à voir de plus en plus combien peu de gens sont poètes, poètes dans leurs paroles, poètes dans leurs sentiments, poètes dans leurs actions, et je commence à m'apercevoir qu'il y a des hommes bons, aimables, généreux, mais qui n'élèveront jamais la tête au-dessus de la foule.... Je comprends maintenant ce que c'est qu'un homme ordinaire! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quant à mon voyage sentimental, il est vrai que j'ai rassemblé quelques matériaux, six chapitres environ. Je les écrirai en hollandais, car il est impossible de faire du Sterne en français. | |
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. . . . . . . . . . . . . Je n'en puis plus de fatigue et de sommeil. Porte-toi bien.
Meppel. On prétend que la ville de Groningue date du temps des Romains; ce qui est certain, c'est qu'elle florissait déjà au commencement du onzième siècle et fut entourée de murailles en 1110. En 1672 elle eut à soutenir un siège vigoureux contre l'évêque de Munster, allié de Louis XIV, mais il fut obligé de le lever après avoir éprouvé de grandes pertes. La cathédrale consacrée à Saint-Germain-de-Tours a un clocher fort remarquable, commencé en 1469. L'hôtel-de-ville est tout nouvellement bâti; il a été achevé en 1810. Mon très-cher ami, je t'écris dans une espèce de berceau construit derrière mon logement sur les murs à demi-démolis de Deventer. Il fait le plus beau temps du monde; il n'y a que le soleil resplendissant qui rompe l'uniformité de l'azur. L'Yssel coule à mes pieds, calme et poli comme un miroir, et plus loin s'étendent des | |
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prairies immenses, bornées par des collines boisées qui garnissent l'horizon. Plus de cent vaches, paissant dans ces prairies ou se tenant dans la rivière pour se rafraîchir, offrent la vue la plus pittoresque, la plus poétique. Toute la beauté de l'Overyssel est en résumé devant moi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hier nous avons vu le parc du Loo; durant le séjour de la famille royale on ne peut voir que cela. Nous sommes montés dans un petit carrosse incommode, traîné par une vieille haridelle qui oubliait son trot et se plaisait à merveille, quand on ne lui en faisait pas ressouvenir. Aussi avons-nous mis plus de deux heures à faire un chemin que l'on parcourt presque toujours en la moitié du temps. Les jardins du Loo sont charmants, surtout la partie derrière le château. Il y a du bois magnique. Tout est construit avec goût et arrangé avec élégance. . . . . . . . . . . . . . . . . Le Loo est comme une oasis dans le désert. . . . . . . . . Nous sommes partis de Zwolle hier matin. La ville est fort jolie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Deventer. Le Loo était originairement une maison de plaisance des ducs de la Gueldre. Guillaume III l'acheta, y fit bâtir un palais et construire des jardins. Depuis ce temps cette campagne royale a été considérablement embellie. Elle a une étendue de cent-soixante arpents. | |
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Zwolle, capitale de l'Overyssel, est une ville bien bâtie. Elle est trèsancienne. On sait qu'il existait déjà une commune en 1040 qui portait le nom de Zwolle. C'est de la réunion de cette commune et du village de Middelwyk que la ville s'est formée. Zwolle reçut droit de cité en 1233 par la faveur de Willebrord, évèqne d'Utrecht, en récompense des services que lui avaient prêtés les citoyens contre ceux de la province de Drenthe. La cathédrale, consacrée à Saint-Michel, fut bâtie au moyen d'indulgences, accordées à eet effet par le pape Boniface IX, et achevée en 1438. Dans l'église catholique de Saint-Joseph on conserve encore, près de l'autel, dans une bière rouge, ornée de dorures, les os du célèbre Thómas à Kempis. . . . . . . Me voici à Oosterbeek, mon séjour chéri, mon séjour favori, De par la reine Poésie,
Mon village, ma Seigneurie.
Peut-on être entouré de plus de souvenirs que je ne le suis! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai passé une quinzaine, belle, utile; heureuse, unique. J'avais rêvé quelquefois de pareils jours, j'avais aperçu quelquefois quelque chose de pareil dans le pays de mes nombreuses chimères, mais jamais je ne m'étais flatté que ces jours viendraient en effet; que c'est doux, une chimère qui se réalise! Pendant que je parcourais le pays j'étais roi de la terre. | |
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. . . . Hier, lorsque j'eus dîné, j'allai faire un tour par le village. Les arbres avaient grandi et il me sembla qu'il y avait plus de mystère dans les étroits sentiers, bordés de taillis épais. Du reste rien n'avait changé; les cascades tombaient comme en 1832, la cloche avait le méme son, les enfants bourdonnaient comme alors. Je rendis visite à quelques connaissances qui se montrèrent toutes les unes plus aimables que les autres. Je ne pus passer non plus sans y entrer devant une ferme où j'avais coutume d'aller causer le soir. Ces gens pensèrent m'embrasser.... Et devine ce que je trouvai dans ce petit intérieur rustique, éclairé par une seule chandelle? Un artiste! Oui, mon ami, un artiste était là, assis dans un coin, absorbé devant sa toile: il dessinait cet intérieur de paysan. D'autres vont donc aussi chercher à Oosterbeek des inspirations, de la poésie! Oh! je pense souvent à toi ici; j'aimerais que tu fusses avec moi, j'aimerais à me faire ton cicérone et à te montrer le petit coin de terre sur lequel j'ai mis tant d'affection. Tu aimes l'ombre et le silence, tu t'y plairais. . . . . . . . . Je reste ici jusqu'au vingt de ce mois, peut-être plus longtempss..... J'espère travailler un peu, à l'ombre des arbres du hemelschen Berg....
Koude Herberg. Il est déjà fait mention d'Oosterbeek en 834. Henri III, empereur d'Allemagne, y naquit en 1027. 1834. | |
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[V]Ce Paris! on s'y perd: le Havre tout entier,
En se pressant un peu, tiendrait dans un quartier.
Quels bouts! quels bouts! quels bouts, mon ami! c'est à se casser les jambes! Et quelles rues tortueuses! Je ne parle pas des belles rues aux grands hôtels, des larges rues Rivoli et Castiglione avec leurs arcades toutes neuves au dessous desquelles on se promène, mais des rues de la Cité et du pays Latin avec leurs mille détours, leur saleté, leurs ordures, leurs exhalaisons fétides et nauséabondes. Dieu! les mauvais pavés, la boue grasse et gluante, c'est à se rompre le cou! Et voilà pourtant le côté le plus extérieur, le plus apparent, le plus public de Paris. Toutefois avec un peu de bonne volonté, deux bonnes semelles et un plan de la ville on vient à bout de tout . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je sais déjà où il me faut frapper pour trouver Jules Janin. Il y a quelques jours, j'ai été chez lui. Il me reçut de la manière la plus bienveillante et m'a comblé de bonnes paroles, je puis venir chez lui quand je le veux, sa maison m'est ouverte. La conversation de Janin | |
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est comme son style, gaie, piquante, vive, pétulante, à facettes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Voilà bien du bonheur sans doute, bien des voeux exaucés, bien des désirs accomplis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tu vois donc que je suis déjà entièrement Parisien, que je suis déjà tout-à-fait à mon aise dans la capitale, aussi je t'assure que je m'y trouve fort content, fort heureux; pourquoi ne puis-je, par un coup de baguette, y transporter mes amis, ma měre, toi des premiers; mais non, toi, ne viens jamais à Paris qu'en curieux, pour voir la ville, ses musées, ses édifices, ses bibliothèques, ses théâtres, mais ne va pas dans la société. Tu y serais malheureux, tu prends la vie trop au sérieux, tu es trop candide pour te précipiter dans cette infernale cuve; tu penserais trouver partout intérêt, amitié, et tu ne pourrais te persuader que tout cela n'existe pas en France et qu'on n'y parle autant de beaux sentiments que par la seule raison qu'on n'en a pas. Le coeur est mort en France à force d'avoir tout senti, l'âme y est éteinte, la société y est corrompue et celui qui a dit: la société française est une vieille courtisane qui peint de sa langue tous les styles et sur son visage toutes les passions, a dit une chose bien cruelle, bien désolante, mais bien vraie. Paris est un abîme affreux, caché sous des roses; c'est un spectre, déguisé en jeune fille; arrache-lui sa robe blanche et tu | |
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verras percer ses os noirs et hideux par les lambeaux de son travestissement.
Cher ami, que je suis heureux de t'écrire! depuis longtemps déjà, car vous autres vous trottez toujours dans ma tête, je guettais un moment pour causer un peu avec toi, car, à te dire vrai, les plaisirs du monde absorbent tous mes moments; le matin je sors de bonne heure et ne rentre souvent que vers celle du diner, je suis alors au Louvre, à Notre-Dame, au Luxembourg, aux Invalides, toujours en présence de grandes choses; le soir ce sont les spectacles qui me réclament, c'est Taglioni que j'admire, c'est Vernet qui me fait rire ou Dorval qui me fait pleurer..... enfin je profite de quelques instants que je suis libre. Tu me répondras bien vite, n'est-ce pas? et tu vas m'envoyer une longue, longue lettre, où tu m'écriras tout, jusqu'aux moindres bagatelles. Tu feras mes compliments à tous mes amis et leur diras que chacun d'eux aura son tour dans ma correspondance. Adieu, je te laisse à regret.
Me voici dans une excellente assiette d'esprit pour t'écrire. Le temps est mauvais, il tombe un brouillard | |
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obstiné et je ne sortirai pas ce jour-ci, à cause d'un peu de fièvre qui m'a pris cette nuit. C'est l'influence de l'automne. Pourtant cela n'aura pas de suites, j'espère, et après m'avoir tenu chaudement chez moi au coin de mon feu, je me tromperais étrangement si cette maudite sorcière revenait encore me tourmenter . . . . . . . . . . . . . . . . . Et maintenant, mon ami, n'en parlons plus et chassons la fièvre à force de causerie! J'ai revu Firmin dans une bien belle pièce, dans Henri III et sa Cour; c'était lui qui faisait Saint-Mégrin, Madame Dorval jouait le rôle de la duchesse de Guise. Firmin avait de sublimes moments, son défi au duc de Guise faisait tressaillir, c'était un vrai chevalier. Madame Dorval au commencement jouait avec une grande simplicité, sans doute pour ménager ses moyens. Arrivée au cinquième acte ce n'était plus la femme malheureuse, maltraitée, souffrante, c'était la lionne qui défendait son lionceau; elle était pâle, furieuse, haletante, elle parcourait la scène à grands pas de la fenêtre à la porte, de Saint-Mégrin au duc de Guise, de son amour à sa haine, et quand, pendue à la porte par son bras, son bras qui lui servait de verrou, elle s'écriait: - laisse, laisse, c'est le bras qu'il a déjà meurtri! - sa voix plaintive versait un frisson sur tous vos membres. Je lui ai vu donner deux fois Misanthropie et Repentir. Elle joue le rôle de Madame Müller avec tant d'âme, avec une si profonde sensibilité, avec une si véritable éloquence, qu'à la dernière scène sa voix avait de la peine à se faire jour à tra- | |
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vers les larmes, les sanglots des spectateurs. Des larmes valent bien mieux à mon avis que des applaudissements, ce sont de bien plus sublimes témoignages de la vérité du jeu, de la grandeur de l'artiste, de la toute-puissance du talent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . M. de Châteaubriand a fait jouer sa tragédie de Moïse aux acteurs de Versailles. On n'est pas d'accord sur le motif qui l'y a engagé; les uns disent que, voulant joindre à ses palmes littéraires celle du théàtre et redoutant peut-être le public difficile de Paris, il a donné sa pièce aux acteurs de Versailles; d'autres prétendent que ces messieurs, pensant que ce serait une bonne aubaine pour eux que de faire courir tout Paris à Versailles, ont pris la pièce malgré l'auteur. Quoiqu'il en soit, je ne sais moi que ce que j'ai vu, savoir que, il y a quelques jours, les acteurs de Versailles ont joué Moïse pour une seule fois au théâtre de l'Odéon, que les deux premiers actes ont été écoutés avec assez d'attention, mais que la pièce devant son principal mérite au style et aux beaux vers, ceux-ci étant impitoyablement écorchés et traîtreusement défigurés, la moindre petite étincelle a suffi pour allumer l'incendie des cris et des rires et que la représentation s'est terminée au milieu des huées. On est même allé si loin que, au moment où un lévite vient annoncer que la foudre divine a frappé Nadab et que le peuple d'Israël s'arrête immobile et muet devant ce signe de la vengeance céleste, une voix céleste aussi, car elle | |
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partait du paradis, a osé s'écrier: - allons, embrassez-vous tous et que cela soit fini! Figure-toi l'explosion! On disait que l'auteur assistait à la représentation. Mais j'irais te faire une lettre par trop théâtrale, ma foi! Parlons d'autre chose. Que fais-tu, toi et les tiens? Sais-tu que je suis très curieux, mais excessivement curieux, d'avoir de tes nouvelles, de savoir ce que l'on fait, ce que l'on dit, ce que l'on écrit, ce à quoi l'on rêve dans ma bonne ville de Leyde, si tu fais déjà gémir la presse, si tes poésies ont paru, et mille choses encore. Moi je travaille à un petit roman, conte ou nouvelle, comme tu voudras. Je viens de finir pour la troisième fois Notre-Dame-de-Paris et me suis mis maintenant à étudier le cours de déclamation de La Rive; c'est un bel ouvrage, un livre utile, bien écrit et rempli d'observations judicieuses. Je me suis rendu Vendredi dernier chez le proviseur du collège Louis-le-grand. Il m'a comblé de politesse et m'a fait voir l’établissement de long en large, de haut en bas. Si j'osais comparer l'enseignement classique de la Hollande à celui de la France, je dirais qu'en Hollande on enseigne aux enfants à comprendre, en France à sentir les auteurs.....
La bonne société est encore à la campagne, elle ne revient à Paris que vers la fin de l'année; jusqu'à ce temps-là tout est tranquille, et ce n'est véritablement qu'au mois de Janvier que commencent les soirées, les bals, etc. | |
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Dire que je ne m'amuse pas, ce ne serait pas dire la vérité, pourtant tu ne saurais croire combien la solitude fait perdre de jouissances, elle ne procure presque jamais que des plaisirs négatifs. Oh! je voudrais bien quelquefois charger la sylphide Taglioni de voler vers l'un de vous et de me l'apporter ici, couché dans ses bras transparents et couvert de son schall diaphane. Ce n'est qu'après mon retour que je commencerai à jouir véritablement de ce que j'ai vu, entendu, appris, quand je dirai à mes amis mes heures délicieuses, passées ou an doux murmure des vers, aux reflets magiques des décorations, aux danses enivrantes du théâtre, ou dans une aimable société de femmes charmantes et d'hommes distingués, vraie école de bonnes manières et de bon ton.
Mon ami, je te donne à deviner quelle espèce d'individu s'est chargé de me faire les premiers honneurs de Paris, quel a été l'objet qui, pendant le premier quartd'heure de mon séjour dans la capitale, a attiré mes regards et mon attention, qui enfin m'a averti le premier, comme une enseigne annonce une auberge, que je me trouvais à Paris. C'était... Eh bien! il me semble que tu dois y venir!... C'était une grisette! Oui, tout fier | |
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d'être à Paris, assis comme un Pacha dans mon fiacre, je me faisais traîner de la longue et bruyante rue Saint-Honoré jusqu'à la rue Saint-Lazare, tranquille et malpropre, et je regardais tout ébahi à droite et à gauche avec un étonnement et une admiration digne d'un honnête bourgeois de Leyde que je suis, quand au coin d'une rue je vis, levant sa jupe à mi-jambe et se rangeant contre les maisons pour éviter les éclaboussures, une jeune et jolie femme bien fraîche, bien rose, bien blonde, qui baissait les yeux comme une Susanne au bain. Son visage tenait de la Vénus de Médicis et des Vierges de Raphaël, mais il y avait pour deux tiers de la Vénus. La rencontre de cette petite et gentille grisette me parut de bon augure, aussi je lui attribue toutes les bonnes choses qui m'arrivent depuis . . . . . La grisette n'est qu'une forme plus séduisante, plus française, plus parisienne, d'un fond qui existe dans tous les pays.
J'ai rendu visite à M. Firmin de la comédie française; il me reconnut tout de suite et ne tarit pas en éloges sur la Hollande qu'il veut bien appeler un charmant pays. Il compte y retourner l'automne prochain.
Lundi matin j'ai été chez M. Victor Hugo. Malheureusement c'était son heure de travail, pourtant il a bien voulu l'interrompre un moment. Son salon est meublé à la François I, il est orné de quelques gravures et de deux tableaux de Boulanger: ce sont les portraits de ses enfants. | |
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Fouler son tapis, m'asseoir sur ses chaises gothiques, voir ce que ses yeux ont coutume de voir, quel bonheur! Il entra. A sa vue je me troublai un peu. Tant de souvenirs, tant de créations nées de son souffle, tant de grandes images, tant de beaux vers, tant de brûlantes pages, m'offusquaient, m'étourdissaient tellement de leur fantasmagorie, qu'au premier moment je crus sentir ma langue se coller à mon palais, d'autant plus que l'oeil du poète m'examinait avec attention et que je croyais y découvrir une certaine défiance de ma personne; il me prenait peutêtre pour un arracheur de dents, aussi eus-je hâte de me couvrir du nom de Janin. L'effet en fut prompt; le visage d'Hugo prit une expression plus douce et il me dit: - ah! vous connaissez Janin; vous vous occupez donc de littérature? Je répondis bien humblement: - un peu, monsieur. Là dessus il m'invita à venir le voir aussi souvent que je le voudrais, entre huit et neuf heures du soir, et me dit en me reconduisant, que j'avais fort bien fait de venir chez lui.
On fait toujours beaucoup de constructions à Paris. Les aîles du chàteau de Versailles se changent en musée, tandis que le chàteau lui-même est sens dessus dessous à force d'ouvriers qui réparent et arrangent; la Madeleine paraît vouloir s'achever enfin; les arcades de la rue Rivoli se prolongent; l'abbaye de Saint-Denis gémit sous une restauration et Louis-Philippe a fail bâtir un pont suspendu sur les deux bras de la Seine qui s'appelle de son | |
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nom et mérite tous les éloges pour ce qui concerne l'utilité et l'élégance.
J'aimerais tant voir Deburau; tu sais, celui qui a traversé sur un fil d'archal l'Allemagne, la France et tout le Bosphore de Thrace, celui qui a vu impunément les Odalisques du sérail, les Epouses sacrées de sa Hautesse, les Houris redoutables dont un regard donne la mort et dont le palanquin voilé fait courber la tête du croyant qui passeGa naar voetnoot1), mais comme son théâtre est la réunion d'une espèce de gens qui ont rangé la politesse et la décence parmi les idéés déchues et que je crains beaucoup les pluies de pommes frites et autres choses, que d'ailleurs l'atmosphère y est chargée d'odeurs de suif, de sueur, d'huile, de linge sale, j'attendrai pour le voir jusqu'à ce que ce paillasse des paillasses ait franchi ses ignobles tréteaux pour se montrer dans un lieu plus convenable, ainsi que le firent avant lui ses illustres devanciers, Gaultier-Garguille, Gros-Guillaume, Turlupin. Pour me consoler je vais voir assez souvent Odry, ce dieu de la bêtise, cette bêtise incarnée, ce calembourg aux jambes | |
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de travers, au nez relroussé, au parler d'ouvrier. Bon Dieu! est-il commun, est-il gauche, est-il niais, Odry!
L'autre jour je suis allé voir Cinna et les Femmes savantes. Cinna était assez bien joué, Madame Paradol est une belle femme et une assez bonne tragédienne, mais les Femmes savantes étaient représentées d'une manière admirable. Quoiqu'on en dise, la haute comédie se joue encore supérieurement bien au Théâtre-français. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Par bonheur il fait beau aujourd'hui! C'est un grand avantage, ici surtout où, au moindre brouillard qui tombe, les rues se trouvent en peu d'instants si sales et si glissantes, qu'il est impossible, aux femmes du moins, de se montrer à pied dans Paris. Nous avons eu plusieurs jours, où les rues vous faisaient peur, les trottoirs n'étaient plus que des crottoirs, on ne pouvait s'y tenir debout. (De boue!)
. . . . . . . Victor Hugo! Il y a des personnes que ce nom là met dans une grande colère. Généralement parlant, on ne le connaît pas. On le juge sur deux ou trois de ses drames où ses ennemis trouvent de quoi | |
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mettre des écarls au grand jour et des beautés à mettre à l'ombre; on connaît Han d'Islande, oeuvre de jeune homme, je dirais presque d'enfant, qu'on attaque sérieusement et vigoureusement, comme si c'était je ne sais quoi de grand, de fort et de puissant; on connaît quelquefois les Orientales et Notre-Dame-de-Paris, mais on connaît trop peu le dernier jour d'un condamné, savante étude psychologique, éloquente analyse de l'âme, qui restera toujours une des plus admirables productions d'Hugo; on ignore absolument ce que c'est que Cromwell, ce que c'est que les Odes, qui ont fait prendre à leur auteur son rang parmi les premiers poètes lyriques de la France, ce que c'est que les Feuilles d'automne, qui sont l'expression la plus complète et la plus intime de Victor Hugo, on ignore surtout ce que c'est Littérature et Philosophie mêlées. Me feras-tu querelle du respect, de l'amour que je porte à mon poète? Je ne l'espère pas, mon ami, et s'il faut parler vrai, je crois que tu ne me changerais guère. Car, n'est-ce pas qu'il est doux et consolant d'avoir, comme un oiseau mélodieux qui charme la nuit de notre âme, un poète bien indépendant, bien illustre, qui nous fasse penser ses pensées, aimer de ses affections, qui nous fasse reprendre courage, quand nous sommes abattus, qui nous montre le ciel, quand nous fléchissons, et parfois déride notre front à force de folie, tel qu'un frère aîné qui, navré de douleur, tâche de rire et d'être gai pour distraire son jeune frère au désespoir à une première épreuve ou devant un lit de mort. | |
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Hélas! tout jeunes que nous sommes, nous entrerons bientôt dans l'automne des illusions et nous les voyons déjà tomber une à une de l'arbre de notre vie, comme autant de feuilles sèches et mortes. Nous voyons s'abîmer tout ce qu'il y avait de grand et de sacré jadis; nous voyons fouler aux pieds l'amour, qui est jaune à le prendre pour de l'or; nous voyons déchoir l'autorité paternelle et la royauté, qui est une espèce de paternité aussi; nous voyons l'art se changer en marchandise que l'un vend et que l'autre achète, la plume en outil dont le talent se sert pour féconder son avoir et la littérature devenir un métier et l'égoïsme s'offrir devant nos pas partout où nous marchons. Qu'on ne vienne pas ici accuser notre jeunesse et notre peu d'expérience. Tout homme qui sait voir n'a qu'à jeter les yeux sur ce qui se passe tous les jours autour de lui. Et voilà pourquoi notre âge est triste, ennuyé, maladif et morose; voilà pourquoi il hésite à mettre la main à l'oeuvre, à aimer une femme, à prendre racine au sol et à s'attacher à quoi que ce soit, tant il a découvert la pourriture de tout ce qui l'environne. Mais ne perdons pas courage pour cela. Tenons surtout les yeux sans cesse ouverts sur la génération dans les rangs de laquelle je suis fier de me compter! Déjà quelques esprits pleins de sève et de vigueur ont rompu en visière avec leurs anciennes opinions, un monde intellectuel qu'ils ne soupçonnaient pas s'est lévé devant eux, leurs idées se sont élargies, leur instinct d'artiste s'est immensément développé; honneur à eux, qu'ils | |
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persévèrent! Et nous, mon ami, espérons, avançons toujours et foulons aux pieds et écrasons tous les préjugés qui couvrent le monde et prêchons contre eux en tout lieu et en tout temps une croisade impitoyable!
Me voici dans l'embarras, mon ami; je ne sais à qui répondre, à toi, mon fidèle correspondant, ou à B.... qui fait longtemps attendre, afin de doubler ensuite le plaisir, et qui vient de m'écrire une charmante lettre dont je le remercie mille et mille fois; pourtant après avoir considéré que deux amis comme vous ne font qu'une âme, je me suis dit qu'ils ne doivent faire qu'une lettre.
Je jouis, qui, je jouis ici en vrai artiste du succès de Jose; chaque fois qu'une lettre vient m'apprendre un nouvel éloge d'un homme distingué, je me trouve plus grand, plus fier, plus puissant, je marche la tête haute, les bras arrondis, je ne cède le pas à personne et il me semble qu'en me voyant chacun doit lire sur mon front rayonnant la gloire de mon ami. Mais, hélas! faites donc de l'effet à Paris, cachez votre menton dans votre cravate et vos oreilles sous vos longs | |
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cheveux, regardez les écriteaux des épiciers de l'air langoureux d'une jeune fille qui rêve en voyant la lune monter au dessus de l'horizon, et puis au moment ou vous croyez être compris de la foule, au moment où vous êtes chatouillé de la flatteuse idée que tout le monde se dit: - cet homme touche de toutes les extrémités de son âme à des choses qui sont au-dessus de nous, vil peuple! - jetez les yeux dans la rue et voyez passer les passants qui font plus d'attention à la boue des trottoirs et au ruisseau du milieu qu'à vous l'ami du poète! Cela est désespérant, mon cher, désespérant à se jeter dans la Seine! Ah! pour gagner la faveur du public, pour la gagner, pure, douce et sans mélange, ne va pas te faire auteur, jeune homme; n'écris point de drames, jeune homme, pour te faire caresser par l'hydre populaire que tu crois envain émouvoir; ne fais pas d'odes pour te faire cajoler par quelque célébrité du jour; ne compose ni romans, ni contes, ni histoires pour faire pendant deux ou trois misérables jours aboyer les journaux après toi; non, fais mieux, jeune homme, prie jour et nuit les Dieux tout-puissants, pour qu'après ton trépas ils laissent entrer ton àme dans le corps d'un cygne du bassin des Tuileries, d'un joli cygne blanc, au cou flexible, et tu seras le plus heureux de tous les animaux de la terre, à pieds, à pattes, à nageoires et autres. Passe, si tu ne me crois pas sur parole, passe à telle heure du jour que tu voudras, car la nuit on ferme le jardin, le long des bassins des Tuile- | |
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ries, el la première fois que tu verras les deux cygnes seuls, sans être admirés, flattés et nourris de la main de quelques Parisiens au coeur tendre, tu pourras me pendre et mes biens prendre. Oui, encore une fois, sois cygne, et te voilà amadoué, cajolé par tout un peuple qui ne passera jamais devant toi sans te jeter un tendre coup-d'oeil, encore ne sera ce que la bonne compagnie, puisque les gens en veste et en casquette ne sont point admis dans le jardin. Mais voilà, il me semble, une assez longue spéculation sur le moyen d'être heureux, occupons-nous de choses plus positives.
Quoique je ne connusse D.... que de nom, je prends beaucoup de part à sa mort à cause de notre littérature dont il faisait déjà l'ornement; je conçois que c'est une grande perte, et pour vous, mes amis, qui étiez liés avec lui, un sincère chagrin. Vous connaissiez l'homme, et l'homme valait peut-être autant que l'auteur. Je me souviens que cet été, en vous entendant faire le récit d'une nuit passée avec lui au milieu des verres et des vers, combien je vous enviais ces heures.
Paris, 1834. | |
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[VI]Mon ami, avant de commencer ma tournée en Allemagne, je me plais encore, en véritable enfant de la Hollande, à jeter un coup d'oeil sur le pays que je viens de franchir et que je vais laisser derrière moi, et à faire repasser devant mes yeux tout ce que me retracent mes souvenirs des derniers jours. Quel beau temps! quelles longues et chaudes journées, couronnées de soleil, rafraîchies par une brise douce et légère! quel bonheur, mon ami, quel bonheur! et cela nuit et jour, et cela partout! Y a-t-il un homme plus heureux que moi? Toujours le mouvement, toujours la campagne qui vous sourit, toujours le ciel bleu qui vous protège, toujours la belle nature qui vous environne, toujours la liberté, comme l'oiseau des airs, comme le poisson des ondes, toujours un bien bon ami, tout prés de soi, lá, à son côté, j'allais presque dire, contre son coeur, et puis chaque jour des courses nouvelles, des spectacles délicieux, des plaisirs imprévus et divers, des rencontres charmantes!... O mon Dieu, je te remercie de la part de bonheur que tu m'as faite!. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . | |
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Hier j'étais à Arnhem, je m'inclinais devant son antique cathédrale aux orgues sonores qui chante encore, toute vieille qu'elle est, pareillement à ces aimables vieillards qui gardent dans leur coeur une corde pour toutes les passions, pour toutes les douleurs, pour tous les âges; je saluais son gothique hôtel-de-ville émérite et celui qui l'a remplacé, célèbre maison du moyen-âge, ornée jadis de petites têtes sculptées, admirables de travail et de fini, que les iconoclastes de notre siècle se sont hâtés de décimer, comme ils ont du même coup badigeonné la façade de l'édifice. Pleure ta jeunesse menteuse, pauvre vieille demeure! on a frisé tes cheveux blancs qui pendaient le long de ton visage intrépide, on a mis du fard sur tes jours cuivrées; quoi donc! on a caché tes rides et tes cicatrices, comme si des cicatrices, si des rides déshonoraient! . . . . . . . . . Aujourd'hui je me trouve à Nimègue, la ville de Charlemagne, dont le nom resplendit à toutes les feuilles de l'histoire, Nimègue, parée de ses ombrages charmants et respectable d'antiquité, respectable de beaux et de grands souvenirs. Mais regarde en bas; des canons, des forts, des bastions, un épouvantable attirail de guerre. Erminie a mis le casque, elle montre les dents, . . . . tutta di ferro interno splende,
E in atto militar se stessa doma.
Elle se souvient de Charlemagne, la ville au beau marché qui fourmille et bourdonne comme un essaim d'abeil- | |
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les, elle se souvient d'avoir sacrifié au dieu Mars avant d'avoir ployé les genoux devant la croix du Christ. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nous avons dîné à Velp. Velp est un séjour très riant. On n'y voit que des familles d'Amsterdam qui viennent y fuir les exhalaisons de leur marais; Velp est une succursale du Plantagie et des Heeren- et Keizersgrachten. Amsterdam se rue sur Velp, c'est une rage, c'est une furie, c'est une pitié.
Nous venons de nous promener par Nimègue, en nous extasiant devant ses vieux bâtiments et nous rompant la tête pour déchiffrer les inscriptions latines à demi effacées dont ils sont couverts, érudits étourdis que nous sommes, dont les savantes conjectures aboutissent pour la plupart à un éclat de rire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . et demain ce sera: - fouette, cocher, et franchissons le Rubicon! Le Rubicon, c'est-à-dire, la frontière. . . . . . . Partons! away, away! loin de moi, Utrecht! loin de moi, beau jardin qui conduis à Arnhem! loin de moi, vieux château de Biljoen, qui respires encore les combats malgré tes croisées modernes! Rozendaal, Versailles de ma patrie, adieu! Adieu, la Gueldre! adieu, mes plaines! adieu, mes collines! au revoir! adieu, adieu, adieu! Je ne fais que transpirer et rencontrer des connaissances. Nimègue. | |
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L'origine d'Arnhem, capitale de la Gueldre, date du temps des Romains. Sa cathédrale, consacrée à Saint-Eusèbe, fut fondée en 1452 sur l'emplacement de l'ancienne dont Saint-Martin avait été le patron. Le peuple ne voulant plus de Saint-Martin, on fut obligé de construire une autre église pour ranimer l'esprit religieux. L'hôtel-de-ville existait déjà en 1390, mais on l'a remplacé, il y a peu d'années, par la maison, connue sous le nom de la maison des diables, qui fut bâtic par le général Maarten van Rossum vers la fin du quinzième siècle. . . . . . . . . . . Quelle fatigue! En route depuis sept heures du matin, nous ne sommes arrivés que ce soir à six heures, et pendant tout ce temps nous fûmes sur un bâteau à vapeur, nécessairement exposés au bruit et à l'odeur de la machine, par une chaleur étouffante, entre des rivages ennuyeux, et au milieu d'une masse d'Anglais, qui parle, qui se remue, qui va, qui vient. . . . . . | |
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. . . . Nous voici donc sur le territoire Prussien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hier je me suis amusé comme un ange. Nous sommes allés dîner à Beek, le temps était superbe; nous nous sommes égarés dans les bosquets et nous avons aimé à nous laisser glisser dans les replis des mille petits sentiers qui serpentent dans ces lieux, comme autant de ruisseaux. J'aimerais à demeurer à Beek, car tout y est liberté, nature, simplicité, bien-être. Là, point de parures qui vous rappellent la vanité des villes, point de beau monde, point de fades merveilleux qui vous toisent, point de pitoyables cascades artificielles, mais de délicieuses collines à gravir, de petits sentiers touffus à suivre, de beaux champs d'orge et de froment à traverser; ici la source d'un humble ruisseau qui se cache sous les ronces, là-bas, au tournant de la colline, une échappée de vue agréable ou un bel horizon devant lequel on frappe des mains d'allégresse, et toujours, comme un aimable guide dans ce dédale de sentiers et de bocages, Beek tranquille au pied de sa colline avec son petit clocher blanc et pointu qui vous avertit. C'est bien là un pays de douce poésie et de méditation, un pays de philosophe ou de chantre suave, une vraie nature champètre, mais non pastorale. Ah, Florian, si tu avais habité cette contrée heureuse et paisible, tu eusses fait mieux que Numa et Galatée! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Xanten m'a l'air d'un trou. La cathédrale doit être assez | |
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belle; il y a un musée d'antiquités, puis le fameux castra vetera. Nous irons voir tout cela demain.
Xanten.
. . . . . . . . . . Xanten est un vrai trou, mais la cathédrale est fort belle, seulement on l'a gâtée, en la chargeant d'un tas de mauvais ornements et de mauvaises peintures. C'est un étalage de fripier, un habit d'arlequin, une palette bigarrée, tout ce que l'on voudra, mais ce n'est pas une église. Rien qui inspire, rien qui dise: - chrétien, prosterne-toi, cette maison est à Dieu! ... Vraiment, on remplit tellement les églises de saints, de martyrs et d'autre menu fretin, qu'il n'y aura bientôt plus assez de place pour le grand pivot autour duquel cette masse gravite. . . . . . . . . . . . . Il y a encore ici un cabinet fort précieux et fort bien tenu d'antiquités, trouvées dans les environs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mon ami, quelle misérable chose que d'être enfermé dans une ville-frontière! Le changement que subit l'homme, | |
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en passant d'une nation à une autre, ne se fait pas assurément sans que les pauvres voyageurs et la pauvre langue surtout ne s'en ressentent vivement. On croirait que ces villes limitrophes devraient avoir aussi les qualités des deux pays dont elles tiennent; on ne se trompe pas, seulement elles les ont, dénaturées, falsifiées, corrompues. En arrivant, nous demandons du thé. On nous sert un peu d'eau chaude où nagent quelques feuilles verdâtres, rari nantes in gurgite vasto; en vérité, c'est un soufflet donné à tous les Chinois en masse que d'outrager ainsi leur plus délicieuse production. Eh quoi, nous disons-nous, fous que nous sommes, oublions-nous déjà que nous avons franchi la frontière et que nous sommes en Allemagne, le pays du café, du café savoureux et inspirateur! - Prenons du café, fit mon compagnon, en terminant fort logiquement ma pensée. Et à notre déjeuner du lendemain la cafetière rayonnait devant nous. Hélas! le café ressemblait à s'y méprendre au thé de la veille et avait un haut goût de lessive à vous soulever le coeur. Du thé, du café détestables, du vin rouge et blanc affreux, bref, je m'enfuis à Creveld, non sans avoir gagné une bonne diarrhée à mon voyage à la castra vetera. A Creveld, autre vie, autre monde, autres impressions, Là mon coeur s'ouvrit, mon âme s'épanouit. Je m'arrêtai dès les premiers pas, afin de contempler avec admiration, avec amour, cette aimable ville, comme on con- | |
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temple ce qui est jeune et beau. Creveld est une ville en construction. Partout on bâtit, partout de nouvelles maisons s'achèvent ou sortent de terre. C'est une ville qui n'est pas prête et qui ne le sera pas en dix ans, qui deviendra grande et vigoureuse et qui contient les germes de ce qui fait durer. C'est une ville qui se dépouille de ses langes; tout y est mouvement, chacun travaille, tout le monde fait quelque chose; pas de main oisive, pas de pied tranquille. Industrie, voilà la devise de Creveld, voilà le mot dont elle subsiste, qui lui donne du pain et partant du bonheur. Les artisans de Creveld, qui font des étoffes et des rubans de soie, sixcents aunes par jour, travaillent pour la plupart chez eux, et quand le morceau est achevé, ils le portent chez les marchands en gros qui le leur achètent pour l'envoyer ensuite dans toutes les parties du monde, marchands qui sont nobles, qui sont assez nobles pour être marchands, qui sont barons, qui sont Freyherr! - Monsieur un tel, là-bas, dans ce palais aux colonnes doriques, vend des soieries et du ruban! A mon gré voilà des gens qui comprennent merveilleusement bien la noblesse de leur siècle; ils savent que la noblesse des titres, du blason, de l'épée, la noblesse du passé, n'appartient plus qu'à l'histoire, mais ils comprennent aussi que la noblesse de l'industrie et de l'intelligence commence et grandit d'heure en heure, et c'est pour cela qu'ils construisent de ces deux arcs, vieille noblesse et industrie, un cintre qui sera plus longtemps | |
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debout que l'architecture de la renaissance, qui était pourtant aussi un mélange de gothique, c'est-à-dire, de passé, et de quelque chose qui était nouveau; mais il est juste de dire que ce quelque chose était un souvenir, ainsi toujours un passé. La ville de Creveld est donc toute neuve; ses maisons ne sont pas sèches; ses rues, qui sont longues et larges, n'ont pas de bouts encore; la plupart de ses constructions n'ont pas encore vu les quatre faces de l'année. Il va sans dire qu'elle n'est pas pittoresque, bien au contraire elle est froide et monotone, mais le temps changera cela. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hier nous partîmes de Creveld et arrivâmes à cinq heures à Dusseldorff. Nous allâmes tout de suite au théâtre voir les noces de Figaro. La salle est petite, mais jolie, les décorations sont mauvaises. On jouait bien, on chantait encore mieux et les actrices étaient grâcieuses et belles; la première chanteuse me sembla un type parfait de châtelaine, toute blanche, toute pâle, toute blonde, toute grave, toute languissante. Ce matin nous nous sommes promenés un peu par la ville; elle me paraît divisée en deux parties, l'une noire, grise, puante, vieille et sale, l'autre élégante et fraîche, dont les rues sont des allées et les grandes places des jardins: un jardin avec des maisons. Mais adieu, il est une heure, le dîner m'appelle. On dîne de bien bonne heure dans ce pays.
Dusseldorff. | |
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D'abord et pendant longtemps Dusseldorff ne fut qu'un village; ce ne fut qu'en 1288 qu'elle reçut le nom de ville et des privilèges. La cathédrale, consacrée à Saint-Lambert, est du onzième siècle. La galerie de tableaux, fondée par l'électeur Jean Guillaume, a été transférée à Munich en 1805. Le théâtre a été construit en 1747. Mon ami, la partie de l'Allemagne que nous parcourons est bien belle, c'est absolument la Suisse en miniature, et la route de Dusseldorff à Elberfeld que nous fîmes l'autre jour en calèche découverte et par le plus beau temps du monde, est charmante; partout des montagnes revêtues de verdure, puis d'immenses champs de blé, d'avoine et d'autres céréales; partout des maisons nombreuses, peintes en vert et en noir et couvertes de tuiles rouges; quelquefois une petite rivière qui vient longer le chemin et couper la vallée, en coulant doucement sur son lit de cailloux; enfin, pour compléter le tableau, dans le lointain un bien joli village qui s'appuie contre le pied ou se suspend au flanc d'une montagne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La ville d'Iserlohn est un vrai trou, un trou des trous, on ne peut pas être plus trou qu'Iserlohn, toutefois elle a des rues tortueuses comme celles du labyrinthe Crétois et sales comme celles de toutes les grandes villes. | |
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Cela rappelle un peu les généraux d'Alexandre, qui penchaient leur tête du côté gauche, afin de ressembler à leur maître, au moins par ce côté-là. Pourtant gardons-nous bien de mal parler des villes de ce pays, car ce sont des villes riches et respectables par leur industrie, par leurs ouvriers, par leurs fabriques. A Elberfeld on fait du velours, on tisse des étoffes en soie, des mouchoirs de poche, des cravates, des espèces de schalls pour les dames; tout le monde est occupé. Nous avons vu entre autres une machine à vapeur qui nous a semblé admirable. A Iserlohn on fait des aiguilles, des épingles, des fers et des harnais pour les chevaux, des étriers, des éperons, des mors, etc. etc., il y a des fabriques d'ornements en doré, enfin la ville entière est un seul atelier; de toutes parts on entend crier les machines, chacun gagne de l'argent, on n'y comprendrait jamais qu'un homme pût manquer du nécessaire. Il est vrai de dire que les objets de luxe ne sont pas de fort bon goût, qu'on ne saurait les comparer à ceux de ce genre qui nous viennent de Paris et de Londres et que nous n'en voudrions pas dans nos salons; mais qu'est-ce que cela fait, puisque cela se vend, puisqu'il y a des gens qui se servent de cela, qui parent leurs maisons d'Iserlohn et leurs maîtresses d'Elberfeld, et que cela occupe le pays, en nourrissant les habitants? Heureux le pays qui s'occupe! car il n'aura pas le temps de songer au mal, car tout le monde y sera heureux et content. Là point de folles chimères, point d'esprits noircis de mélancolie, d'âmes rêveuses et de penchants | |
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poétiques, rien de tout cela; c'est un cancer qui ne se glisse que trop fréquemment au coeur des basses classes. Du bonheur simple et pur, une douce aisance, du travail depuis le matin jusqu'au soir, de la bonne vie pratique et remplie, voilà ce qu'il faut à des ouvriers, voilà ce que l'on trouve ici. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les environs d'Elberfeld sont charmants. On ne découvre la ville qu'en y entrant..... Elle est située dans une vallée dont les montagnes qui la forment sont couvertes de bois et de blé. On dirait comme une paysanne qui se cache derrière les broussailles, pour donner à son amant le plaisir de la surprendre. La ville est irrégulière comme toutes les villes de ce pays, mais elle a de très-belles maisons et un hôtel excellent (Zweybrücker-Hof). . . . . . . . . . . . . . . . . Les environs d'Iserlohn doivent être fort beaux aussi. A une lieue de la ville il y a la grotte de Sundwich et plus loin les restes d'un château bâti par Witikind. Mais comme il nous faudrait rester encore quelque temps pour le voir, que le temps est détestable, que notre logement est mauvais et pue à nous donner des nausées, nous renoncerons à toutes ces belles choses et partirons demain pour Solingen, où nous verrons faire force fleurets et couteaux. Iserlohn. Elberfeld est située sur la petite rivière le Wupper dont l'eau est employée au blanchissage des étoffes. | |
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Monsieur et ami, j'aurais voulu vous écrire hier soir, mais comme le sommeil m’ôtait toute envie de prendre une plume entre les doigts, je profite aujourd'hui de quelques moments pour vous faire un petit mot, ainsi que je vous l'ai promis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Notre tournée dans le Bergische Land est finie. Nous sommes de retour à Dusseldorff et pour la seconde fois dans cette ville, moitié antique, moitié moderne, près de cet élégant Schlossgarten et dans cet excellent hôtel de Breidenbach, si bien situé, si bien tenu, et où je ne voudrais qu'un peu plus de prévenance de la part des domestiques. Partis d'ici Dimanche passé, nous allâmes d'abord à Elberfeld, vîmes en passant la Neandershōhle, passâmes une nuit à Iserlohn et terminâmes notre tournée par Solingen, le temple du fer et de l'acier. Dans cette ville nous assistâmes à la fabrication d'un bon nombre d'épées et d'une grande quantité de couteaux. Nous y vîmes tremper le fer, confectionner des manches de couteau en corne, arranger les diverses parties des canifs, damasciner des couteaux, des épées, des sabres, etc. Je n'ai jamais vu de ville plus fabrique que Solingen; toute | |
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la ville est fabrique, tout le monde est forgeron, la tête s'y fend sous les coups des marteaux; chaque maison a une enclume, chaque femme un mari qui sort tout blanc et rentre tout noir. L'Etna de l'Allemagne est là; pour être de véritables Cyclopes il ne manque aux Solingeois qu'un oeil de trop; c'est tout-à-fait une ville consacrée à Vulcain. Partout on travaille le fer, partout on fait subir au fer une nouvelle épreuve, une nouvelle forme. - Monsieur! vous crie-t-on, car il faut crier à Solingen, vous voyez cette maison là-bas; on y fait des couteaux, allez-y; - monsieur, pénétrez dans ce petit jardin; allez droit à la chaleur, on y damascine le fer devant un grand fourneau, près duquel vous penserez étouffer; - monsieur, vous entendez ce bruit effroyable; n'ayez pas peur de vous briser la tête, allez droit à ce bruit, on y fabrique des gaînes et des sabres, des sabres pour la France, des sabres pour l'Allemagne, surtout des sabres pour la Hollande. - Quelle est donc cette mauvaise odeur par ici? Et votre cicérone, frappé comme d'une idéé subite: - ah! oui, monsieur, j'oubliais! Allez droit à cette mauvaise odeur! Et en entrant vous vous boucherez le nez et aurez hâte de sortir, en fourrant quelques gros dans la main d'un grand gaillard, qui s'occupe à mettre dans des formes de fer des morceaux de corne, amollis au feu, en flagrant délit de puanteur et destinés à devenir manches de couteau. . . . . . . . . . . . . . Vous | |
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voyez bien, mon cher monsieur, que Solingen n'est pas une jolie ville, un endroit amusant; c'est mieux que cela, c'est une ville occupée, affairée, industrieuse. Personne n'y est pauvre, personne n'y est oisif, les bras croisés n'y sont point tolérés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai été bien fâché ces derniers jours de ne pas savoir dessiner et de n'avoir pas un peintre avec moi, car il y aurait un fort joli voyage pittoresque à faire de ce pays Intéressant. . . . . . . . . . . . . Une fois entré dans les villes, tout change, vous oubliez la nature et les charmants alentours et vous vous jetez à bras ouverts dans l'enthousiasme de l'industrie. Aussi avonsnous fait cela; nous avons fureté partout, pour nous mettre à la hauteur de ce qu'on fait à Creveld, à Elberfeld, à Iserlohn, à Solingen, et nous y avons trouvé beaucoup de bons ouvriers, d'excellents artisans, mais nous n'avons pu réussir à y découvrir un seul artiste; au lieu de suivre une route, c'est une routine qu'ils suivent et ils resteront toujours stationnaires pour ce qui regarde le goût et les modèles. Quant aux ouvriers de second ordre, il est assez naturel, qu'en se tenant six jours de la semaine vis-à-vis de sa machine, on devienne un peu machine soi-même. Nous trouvons les Allemands très prévenants envers les étrangers; seulement à la poste on est partout d'une morgue ridicule et d'une impolitesse inconcevable, c'est comme si l'on vous fait une grâce! et puis je n'ai pas | |
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à me louer beaucoup de la politesse des propriétaires des grandes fabriques; on est souvent éconduit d'une manière gauche et malhonnête, il parait qu'ils sont extrêmement circonspects et jaloux. Par conséquent, si l'on veut voir quelque chose, on est obligé de pénétrer dans les maisons des ouvriers qui travaillent à part et de les surprendre de cette manière. . . . . . . . . . . . . . Il fait un temps magnifique, nous n'avons eu qu'un seul jour de pluie pendant tout notre voyage.....
Dusseldorff. Entre Dusseldorff et Elberfeld se trouve la Neandershöhle, nom qui lui vient d'un certain Joachim Neander, savant et poète, qui vivait au dix-septième siècle et venait souvent méditer en ces lieux agrestes. . . . . . . . . . . . . Nous allions,
. . . raisonnant de l'ogive et du cintre,
comme les deux amis de Victor Hugo, lorsque je pensai à toi, non moins amoureux que moi du moyen-âge, à toi, qui trouverais à Munster, la vieille ville, de grands | |
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souvenirs qui retentiraient profondément en ton àme et dont le son éveillerait mille pensées fraîches et belles, jeunes oiseaux qui brilleraient au pur soleil de ta jeunesse, jeunes oiseaux qui chanteraient devant moi et les miens, devant moi et les tiens, et toujours devant moi! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Munster est une ville remarquable, son passé est glorieux, ses murs ont abrité des hommes bien illustres.............. Munster est un vieux seigneur vénérable qui porte avec un orgueil religieux les cicatrices qui sillonnent son front, qui persiste à porter ses anciens habits, en dépit du siècle qui ne manquera pas de les trouver ridicules, qui garde sa dentelle à sa robe et son talisman sur son coeur. Il conserve son marché aux piliers, son vieil hôtel-de-ville, ses épées que le moyen-àge lui-même ne soulevait qu'á deux mains, ses hallebardes, ses vieux drapeaux, ses armures rouillées, parce que ceux qui étaient jeunes avec lui et qui ont succombé portaient cela, se paraient, étaient beaux avec cela: c'est une religion de Munster. Oh! laissons-lui ses monuments et sa sombre couleur, laissons-lui ses ruines! ce serait un sacrilège que de porter une main débile et énervée du dix-neuvième siècle sur ses frêles et grâcieuses colonnettes qui s'élancent dans les airs, en affrontant les siècles.... La plume, c'est là notre épée à nous: attaquons par la plume, défendons par la plume, par la plume faisons et défaisons, écrasons et élevons, déifions et maudissons! La noblesse a fini, la vieille noblesse, au blason illustre, aux armes formidables, aux | |
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châteaux crénelés. Les révolutions, plus puissantes que les souvenirs, que le blason, que les manoirs fortifiés, ont ébranlé tout cela, ont foulé aux pieds tout cela; la valeur individuelle a perdu son prestige; à la noblesse du corps a succédé la noblesse des sentiments et de l'intelligence, et c'est par la plume que ce siècle doit s'ennoblir, comme le moyen-âge s'ennoblissait par l'épée; il le doit, parce qu'il le veut, parce qu'il nous pousse sur cette pente, parce que, chaque fois que nous avons demandé un glaive, il nous a montré une plume, glaive plus redoutable que toutes les armes du moyen-âge, car il est guidé par le génie de l'âme et non par la force du bras!... Ainsi au passé la noblesse de la valeur et du corps, à nous, fils de ce siècle, la noblesse de l'intelligence! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La cathédrale de Munster est magnifique; on y voit deux vitraux peints à tomber devant à genoux et une foule de statuettes admirables de simplicité et d'élégance. L'extérieur de l'édifice a beaucoup souffert des iconoclastes..... Le marché de Munster est aussi très remarquable; c'est une rue bordée des deux côtés par des colonnes épaisses et basses qui soutiennent une voùte en ogive, appuyée de l'autre côté contre les maisons: la rue Castiglione du moyen-âge..... La salle où la paix de Westphalie a été conclue est extrêmement intéressante à voir. Elle a été soigneusement conservée telle qu'elle était en 1648 et les portraits des ambassadeurs qui y furent présents cou- | |
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vrent la partie supérieure des murs de la salle. J'y vis entre autres les portraits de Jean de Mathenes, de François Donia, de Jean de Knuyt et d'Adrien Pauw. . . . . . . . . . . . . . . . Voilà certes un lieu bien auguste, un lieu à vous rendre vain de votre famille et à vous faire écrier: - salut, mon grand parent, je m'incline devant ton image! Tu as été heureux, tu as joui de l'estime de ton pays, tu as atteint la plus grande gloire à l'apogée de la gloire de ta patrie régénérée; car tu fus élu par elle à la représenter au moment le plus solennel, le plus triomphant de sa cause, alors qu'ayant brisé ses chaînes, elle se mit au rang des premiers peuples du monde; car tu fus élu par elle à proclamer cette indépendance et à crier par l'Europe: - à nous, liberté sage, conquise par la valeur et par la vertu! . . . . Ah, ces familles, familles illustres de notre république, peuvent répéter avec le vieux don Ruy de Silva: Nous touchons à la fois
Du pied à tous les dues, du front à tous les rois!
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Bentheim.
LES QUATRE PORTRAITS. | |
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famille noble qui remontait jusqu'au commencement du onzième siècle; cette famille est éteinte depuis 1670. Le dernier des Mathenes, Gysbert, est enterré dans l'église Saint-Pierre à Leyde. Les Mathenes étaient alliés à beaucoup de familles distinguées, telles que les Kuilenburg, les Duvenvoorde, les Assendelft, les Noordwyk, les Zwieten, les Tuil, etc. etc. Le château de Mathenes près de Schiedam, dont on voyait encore les restes il y a peu d'années, a été démoli. | |
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princes d'Orange, fut choisi pour examiner la conduite d'Oldenbarneveld, de Hoogerbeets et de de Groot, et prit place parmi les juges du premier. Dès lors la faveur dont jouissait Regnier Pauw auprès de la nation commença à décliner, il ne fut plus nommé bourgmestre, le peuple le méprisa et répandit des bruits injurieux sur son compte; Pauw fut forcé de rentrer dans la vie privée et mourut sans emploi. Pierre finit ses jours à Alkmaar et eut un fils du même nom, nè en 1564. Ce fils fut un des premiers élèves en médecine à l'université nouvellement fondée de Leyde, poursuivit ses études à Paris, à Rostock, où il fut reçu docteur, et à Padoue, fut nommè professeur d'anatomie et de botanique à l'université de Leyde et mourut en 1617, après avoir laissé deux monuments durables de son amour pour la science et pour la gloire de l'université dont il avait été un des ornements: le jardin botanique et le theatrum anatomicum. Le nom de Pauw sonne haut dans notre histoire, c'est un nom illustre devant lequel nous devons nous incliner.
Que je te remercie, mon cher ami, de la page amusante que tu m'as adressée à Bentheim! elle me fut remise au moment où je venais de descendre de voiture, et j'ai dû quelques moments bien agréables à sa franche gaieté. C'ětait un véritable restaurant aprěs la fatigante journée que j'avais faite. Figure-toi un voyage de dix heures, par un désert de sable, par des tourbillons de poussière brùlante, par un chemin inégal, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé....
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J'étais rompu, mais j'étais à Bentheim. C'était un dimanche, il y avait foule, et nous nous préparions à nous amuser de toutes nos forces à cette maison de santé et comptions y faire une petite halte, une halte de deux à trois jours. Mais, comme notre illusion s'en alla vite, mon ami! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bentheim, c'est-à-dire, la maison des bains, car je ne parle pas d'un groupe de maisons avec un méchant château délabré, juché sur une colline qu'on veut bien décorer du nom de montagne, - la maison des bains est située vis-à-vis d'un bois sans chemins frayés et où l'on ne peut se permettre la plus petite course, sans se voir obligé de retourner sur ses pas, en courant le danger de tomber dans une embuscade de vaches ou d'emporter à ses souliers quelques traces de leur passage. . . . . . . . . . . . . . . . . . La maison elle-même est mesquine. J'avais pensé trouver là de belles toilettes, d'élégants équipages, du luxe, de jolies Allemandes, bien blondes, bien légères, et, s'étalant, s'élançant devant une grande maison à l'italienne aux aîles étendues, une large colonnade où tout ce monde fashionable se presserait dessous, badinant, riant, s'amusant; dans cette maison j'avais cru trouver une belle salle de jeu, un salon élégant, une salle de bal aux parois de marbre, aux lustres de cristal, mais rien de tout cela, rien moins que cela. Après cinq minutes de séjour à Bentheim, je fus désabusé. Je n'avais devant moi qu'une colonnade étroite et petite, la maison était sans | |
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goût et la salle de bal se trouvait être une rotonde où l'on walsait autour d'un gros pilier qui soutenait le toit, comme les chevaux aveugles qui font aller la baratte chez les paysans de nos contrées, et où je vis plusieurs couples en habit de chasse et en pantalon à la cosaque, sauter, suer, se démener, se donner en spectacle, passer et repasser avec une foule de campagnards et de curieux des environs, les uns plus bêtes que les autres, plus intolérables, plus accablants cent fois que la chaleur, et Dieu sait si cet été nous en a donné! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce lieu où l'on vous assomme de mauvaise compagnie et où cette meute de petites gens se donne rendez-vous autour d'une source qui sent l'oeuf corrompu d'une lieue; cette maison où vous êtes condamné à mettre vos bas, à avaler votre thé, à prendre votre potage, à souper, à vous coucher et à vous endormir - la nuit on vous fait grâce - aux accords d'un petit orchestre criard et détestable, qui joue, joue, joue, à vous faire souhaiter à tous les diables de l'enfer tous les musiciens du monde, est bien le guet-apens le plus affreux où le pauvre voyageur puisse donner. Arrivés là, sous l'influence de ce monde qui vous noie en des bains d'ennui et, à force de vous faire baîller, vous fait avaler malgré vous l'eau puante de sa source, nous nous ennuyâmes tout de suite, nous nous dîmes tout de suite: partons! nous partîmes tout de suite, et courûmes si fort et si longtemps, que nous ne nous arrêtâmes qu'à Deventer, rendant grâce au | |
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siel d'être délivrés de Bentheim et nous promettant bien de n'y retourner de la vie. Adieu; Dieu te garde de Bentheim, toi et les tiens!
Doesborg.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quant aux amusements publics de Doesborg, il en faut dire ce que notre facétieux G.... écrit au sujet des fêtes de Sassenheym: - hier il pleuvait, aujourd'hui il fait beau: varietas delectat. ..... Vendredi j'ai encore dîné à Velp: ainsi je finis mon voyage aux lieux où je l'ai commencé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'y fus témoin d'un spectacle cruel. Devant l'auberge passait une troupe d'oies, une grande troupe, il y en avait bien deux cents. Elles venaienl de bien loin, et j'ignore pourquoi on les menait ainsi par le chemin. Ces pauvres bêtes que Dieu fit pour nager et auxquelles il donna une démarche difficile et des pattes en guise d'avirons, ces pauvres bêtes devaient marcher de longues heures, sur une chaussée aride, par un sable brûlant, sans une goutte d'eau pour se désaltérer. Si | |
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elles ralentissaient leur marche ou si elles chancelaient, un bâton d'épines les avertissait de la façon la moins délicate. J'en ai vu qui expiraient de lassitude sous les coups de leurs conducteurs. Alors ceux-ci les prenaient à demi-mortes et les jetaient dans un grand panier qu'ils portaient sur le dos: le panier était presque plein. C'était affreux à voir. Pense que tu sois condamné à mourir de soif et de fatigue, condamné à mourir en marchant, et que, tombé par terre et sur le point d'expirer, il y ait toujours un horrible massacreur derrière toi qui ne te permet pas même de rendre en paix le dernier soupir!...
Si la nouvelle école française soupçonnait la moitié des ressources que présentent au poète et au romancier notre moyen-âge et nos nombreuses chroniques, trop peu explorées jusqu'ici, je ne doute pas qu'ils ne vinssent, agmine facto, s'enfouir dans nos marais avec le projet d'apprendre notre dur et barbare langage et de plonger ensuite de toute la longueur de leurs bras dans nos vieilles archives que notre incurie laisse pourrir à leur aise.
Doesborg, 1835 | |
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[VII]Mon ami, j'avais besoin d'un nouvel habit et je brùlais de voir Mlle Rachel. Un beau matin je fis mes malles et montai en diligence. D'Utrecht à Breda j'eus pour compagnon de voyage un élève de l'école militaire, excellent garçon à ce qui paraissait, qui causait très bien et me fit bientôt oublier la longueur et les désagréments de la route. Le lendemain de mon arrivée à Breda, je mis le pied dans cette gothique ville d'Anvers, si riche en superbes tableaux et en façades pittoresques. Je courus à la cathédrale, puis au Musée, puis à Bruxelles. Je n'avais jamais voyagé par feu. Ces gros morceaux de charbon que la machine vomit et cet énorme panache de vapeur qui s'évente occupèrent insensiblement mes esprits. Ce paysage qui fuit, ce tremblement continuel de la voiture, ces nombreux voyageurs, ce débarquement à Bruxelles, ces omnibus, ces voitures de toute forme et de tout prix, ces cochers hurlants, cette armée de commissionnaires, cet empressement, ce désordre!... Que je fus heureux d'arriver à l'hôtel de Flandre! Je restai trois jours à Bruxelles. Il fallait faire viser | |
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mon passeport et je voulais une bonne place sur la diligence de Paris. Le matin j'allais m'épanouir devant les grands maîtres flamands et le soir Albert, qui nous a si impitoyablement quittés, me charmait par les merveilles de sa voix et de son jeu. Cependant, le dirai-je? j'aime peu Bruxelles. La vue seule de Bruxelles me donne de l'ennui. Bruxelles n'a pas de caractère, c'est un reflet de Paris, une contrefaçon à bon marché comme les livres français qu'elle imprime, et l'on ne dirait pas, à voir cette tranquillité et cet air un peu abandonné, que c'est là la capitale d'un royaume. Puis dans les rues les plus modernes il règne quelque chose de lugubre et de serré. Je passai par Mons. On marche une heure à travers les fortifications, on entre dans une ville sale et tortueuse et l'on est bien content, quand on revoit les fortifications. Peu de temps après j'étais en France, c'est-à-dire, à la douane. Comme nos douaniers hollandais à Rotterdam, les douaniers belges sont les plus honnêtes douaniers du monde; ils exercent leur détestable métier avec autant d'égards et de délicatesse que possible; mais quant aux douaniers français, puisse un diablotin leur fouiller les entrailles pour y chercher de la contrebande! Oh! un douanier stupide! Oh! un douanier sans pitié ni respect, qui porte sa main, sa main de douanier! dans le linge le plus arcane et le plus pudique d'une jeune femme, qui fourre son nez, son nez de douanier! dans les papiers les plus intimes que vous portez sur votre coeur! J'avais | |
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avec moi un manuscrit pour M. Victor Foucher, avocatgénéral à la cour de Rennes, c'était tout simplement la traduction de notre Code de commerce avec une lettre. Croirez-vous qu'ils ont brisé le cachet du paquet, qu'ils en ont insolemment déchiré la couverture? Les feuillets tombaient par terre et le douanier lisait! Il y avait trente-six heures que j'avais quitté Bruxelles et je longeais toujours la chaîne immense du roulage acéléré, quand tout-à coup une maison sort de terre, puis une autre, puis encore d'autres, des maisons basses, solitaires, déguenillées; puis les distances entre les maisons se rapprochent, les maisons se pressent, les maisons se touchent, c'est une rue; la rue se peuple, mais tout cela, rue et peuple, est encore bien vilain, bien pauvre, bien bigarré de couleurs équivoques et de mauvaise orthographe. On passe par une grille. Quel bruit, quel vacarme, quelle foule, que de voitures, quelle splendeur! Je n'y tiens plus, je suis muet, je regarde à la fois à droite et à gauche; mille objets inconnus, mille objets étonnants se jettent sous mon regard; je marche de surprise en surprise, la tête me tourne, je suis ivre, je suis enchanté; mon coeur bat plus vite, j'ai des bruits dans les oreilles, mille images charmantes jettent à mon esprit émerveillé des fleurs et des parfums, le bonheur m'entre par tous les pores!... La diligence s'arrête. Je suis à Paris. | |
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. . . . . . . Paris a mis sa robe de fête. Les trottoirs sont encombrés. Le vieillard vient d'endosser son habit de noce, le jeune homme a bouclé avec plus de soin que de coutume ses longs cheveux qui descendent sur le collet de son frac - car il est en frac aujourd'hui, le jeune ouvrier surtout; l'élégant véritable, le fashionable pur sang, le cavalier des salons et du premier étage n'aborde le frac qu'à la dernière extrémité - la grisette s'est parée de son bonnet le plus rose et de sa robe la plus fraîche, la grande dame indolente se fait traîner dans son pompeux carrosse. A côté de ces riches équipages, de ces pelisses où se cachent les automédons parisiens, de ces chevaux fringants, altiers, à la narine hautaine, voyez ces humbles cabriolets, ces coupés qui s'appellent modestement Lutéciennes, c'est-à-dire Crottées, ces lourds omnibus!.... Mais tout ce monde-là, ce monde des cabriolets, des coupés, des omnibus - et celui-là bien plus que l'autre, dont l'or et la livrée reluisent si coquettement au soleil - remarquez comme il a l'air joyeux, la joue en fleur, l'oeil animé, la bouche souriante! On cause, on s'agite, on se pousse, on se précipite. Quel brouhaha, quel tohubohu! Comme tout le monde a hâte | |
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d'arriver! Mais oû donc est-ce qu'ils vont, où donc ontils si peur de venir trop tard? Et moi qui suis si calme et si tranquille! Qu'est-ce donc qui vient d'avoir lieu? L'année vient de naître, c'est le premier de l'an, le grand jour des étrennes, des voeux sincères et des voeux obligés, des petites hypocrisies intéressées et des épanchements du coeur. Jour immense de joie, de délire et plus souvent d'ennui! Oh! les grands parents! Oh! les oncles! Oh! les tantes! Oh! les vieux cousins goutteux! Oh! les cousines qui ont passé les soixante ans et dont la femme de chambre en a quarante! Et notez bien que plus d'une visite oubliée, plus d'un cadeau négligé a fait manquer un héritage. Tout le monde court donc à son poste, portant ses offrandes au seuil qu'il déteste ou bénit. Et sur cela je prie Dieu qu'il vous préserve des cadeaux à heure fixe! Pour moi, il faut le dire, je n'ai jamais été plus heureux que ce jour-là. J'étais bien orgueilleux aussi. C'est que je me sentais planer au-dessus de cette foule. Moi et moi seul peut-être je n'avais personne à étrenner. J'avais attendu avec quelques amis le coup solennel de minuit; comme si le marteau de la pendule eût eu les vertus d'une baguette de magicien, minuit avait fait sortir de je ne sais quels recoins toutes sortes de charmantes merveilles, tirées à coup sûr des boudoirs, où le créateur d'un paradis de frivolités adorables, Giroux, étale avec profusion toutes les séductions du luxe et toutes les féeries de la grâce et du bon goùt; j'avais obtenu | |
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la faveur d'attacher un ruban d'or au cou d'une colombe, et maintenant - lendemain de ce bonheur! - j'étais si heureux, j'étais si content de moi, j'etais encore si rempli du plaisir de la veille, et puis j'étais bien fier de ma liberté! La population de Paris, c'était ma troupe à moi, mes comédiens; les bras croisés, j'aimais à la voir courir, suer, se heurter, chargée de paquets, de fleurs, d'albums, de vers, de bonbons, de keepsakes, que sais-je? et ce spectacle me présentait le drame le plus animé, le plus turbulent, le plus fou, le plus varié du monde, et je contemplais tout cela dans le repos le plus imposant et la plus nonchalante oisiveté - vive les flâneurs! - et je n'avais dans l'âme que des voeux pour vous, mes bons amis de là-bas; pour vous autres, qui m'avez déjà un peu perdu de vue, hélas! et aussi pour vous qui ne cognez plus à ma porte, ouverte à toute heure, et qui me préférez à l'heure qu'il est un as de pique ou une queue de billard. Cela ne fera pas pourtant que je ne vous aime beaucoup toujours et que je ne cesse jamais de dire au bon Dieu, comme aujourd'hui: laisse-les être heureux longtemps, mon Dieu, et fais qu'ils me retrouvent quand ils auraient besoin de moi! | |
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. . . . . L'autre jour j'eus une rencontre assez piquante. Je dînais au café Foy avec up mien ami, Hollandais comme moi. A propos! n'oublie pas de dîner au café Foy quand tu viendras ici, on y est très bien, j'y vais souvent, il fait le coin du Boulevard et de la rue du Mont-blanc. On m'avait remis une lettre, quand je sortais. La lettre était en hollandais. Je me mis à la lire à mon ami en attendant qu'on nous servît le potage, nous rîmes beaucoup. Tandis que je lisais, deux messieurs s'étaient assis à la table voisine et, comme nous, dînaient de fort bon appétit. L'un des deux me faisait furieusement l'effet d'un compatriote: cheveux blancs, tête presque chauve, une mise peu parisienne et puis cette figure qui trompe rarement. De sorte qu'à la fin je me hasardai à dire entre autres choses, en élevant un peu la voix, qu'une langue peu répandue offrait du moins l'avantage de pouvoir s'exprimer librement partout où l'on était. - En ceci, monsieur, vous pourriez bien vous tromper cette fois! dit tout-à-coup en hollandais le voisin avec un petit malin sourire, en se tournant vers moi. - Vous êtes Hollandais, monsieur? - Oui, monsieur. - Vous habitez Paris? - Depuis vingt ans à peu près. Après quelques moments, pendant lesquels j'écoutai sans y prendre part la conversation qui était devenue générale, j'ajoutai: - vous êtes artiste, à ce qu'il semble? | |
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- Oui, monsieur. - Alors vous êtes van Os. - En effet, c'est moi. - Je m'en doutais. Il nous fit l'honneur de nous inviter chez lui. Trois jours après nous étions dans son atelier, boulevard des Capucines, charmant petit réduit, dominant les toits circonvoisins et laissant entrer le jour en abondance. Il nous montra plusieurs tableaux qu'il venait d'achever. C'étaient des fleurs, du gibier, quelques légumes. Quel bonheur, mon ami, de se créer ainsi ces bouquets touffus des fleurs les plus rares pendant les rigueurs de l'hiver! Quelle riche imagination, quelle coquette fantaisie, pleine de riantes couleurs et de suaves parfums, celle qui sait diviniser ainsi ce qu'il y a de plus délicat dans la nature! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce sont de bons garçons sans soucis et le rire à la bouche. Le soir souvent j'arrive essoufflé à leur quatrième étage. Je les trouve au milieu de leurs croquis, travaillant, fumant, causant. Puis nous disons des folies, j'apprends à rouler des cigarettes, à parler l'argot des artistes, à dire fadarcoq et chicandard-pruneau..... . . . . . . Félix Godefroy est un homme tout en dehors, un vrai artiste: point de piastres, assez de talent et beaucoup de bonne humeur. Tu verras de ses dessins au crayon que j'emporte; je voudrais bien prendre aussi quelques-unes de ces délicieuses aquarelles. . . . . . | |
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Le samedi soir à huit heures il descend. Il frappe au troisième. Il a mis son habit, il s'est brossé les cheveux, il est beau. C'est que le samedi on se réunit chez un ami commun, et la société est quelquefois nombreuse. J'y ai entendu chanter remarquablement bien plusieurs grands airs d'opéra par Célestine Darcier qu'un bel avenir attend au théâtre. Quelquefois Félix, placé derrière un paravent, vous donne le père nourricier, la querelle des charretiers normands, l'Anglais au Louvre, la diligence de nuit et mille autres bouffonneries, pleines de gros sel et de talent. Nous causerons de tout cela. Seulement il faut encore te dire que ces messieurs me comblent d'honnêtetés et que je passe des heures charmantes dans leur atelier. A eux bon souvenir, franche amitié! Quand tu viendras à Paris, tu iras les trouver, tu leur diras que tu viens de ma part et tu seras le bienvenu.... Ah! quand je songe qu'à l'heure qu'il est cet excellent Nuyen se meurt là-bas, faute d'un rayon de soleil!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'ai vu aussi Frédéric Lemaître dans le rôle de Ruy-Blas. C'est un très grand acteur. Il exprime à | |
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merveille l'affliction. Il a très noblement la larme à l'oeil. En général Ruy-Blas est fort bien rendu. Saint-Firmin, qui fait Don César de Bazan, joue avec beaucoup de verve et d'intention. Il est sérieusement malade depuis quelque temps et l'on craint pour ses jours. . . . . . . . . . Mlle Mars, ce printemps qu'on disait éternel, est entré dans son été. C'est à dire qu'elle joue encore à merveille les femmes de trente ans. Quelle voix, quelle grâce enchanteresse, quelle taille charmante, quel ton exquis, quelles manières excellentes! Et puis de beaux yeux ne vieillissent jamais, c'est un attrait fidèle. Je voudrais que tu lui entendisses dire dans la Popularité, cette comédie montée avec tant de soin et si bien jouée par tous ceux qui y jouent: Firmin, Beauvallet, Samson, ce vers: Et, comme dans sa glace, on se voit dans l'histoire.
Mlle Mars est toute là avec sa ravissante coquetterie. Je l'ai revue dans le Tartufe, mais cet exécrable Périer me gàte Molière.....
M. Marmier est le seul en France qui ait écrit jusqu'à présent des choses raisonnables sur la Hollande. Presque toutes ses pages en sont la preuve irrécusable, et dans l'introduction d'un article très intéressant sur la vieille poésie populaire de la Hollande, il fait voir qu'il est tout-à-fait à la hauteur de notre littérature ancienne et moderne. | |
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Comme la plupart des jeunes écrivains français de nos jours, Marmier s'est acquis un nom par les Revues, où il débula par des Souvenirs de voyage, faits en Allemagne et dans le midi de la France. Pendant son séjour à Weimar en 1835, il publia un volume d'études sur Goethe, écrit avec élégance et pureté, comme tout ce qui sort de sa plume, et qui eut assez de succès, bien que l'auteur ne semble pas avoir retiré de sa matière, si riche pourtant, tout ce qu'elle renfermait. Plus tard, en 1836, l'Académie Française l'envoya avec quelques savants en Islande, à bord de la corvette la Recherche, équipée par le gouvernement, pour faire des perquisitions sur le sort de cet infortuné capitaine de la Lilloise, M. de Blosseville, perdu depuis Août 1833, dans les glaces du nord, victime probable de son téméraire amour pour la science et la gloire. La Recherche revint en France en Septembre 1836, après plusieurs mois d'une navigation pour la troisième fois infructueuse. Marmier publia peu de temps après des lettres remarquables sur l'Islande, et la Revue des deux mondes nous donne chaque mois des fragments de son voyage au Spitzberg et en Laponie qu'il achève en ce moment. J'eus un entretien de plus d'une heure avec lui. Nous eûmes un discours à la fois agréable et intéressant: j'ai beaucoup de satisfaction de cette visite. M. Marmier est un homme doux, posé, modeste, épris des moeurs, des habitudes, de la vie intime des peuples du nord et revenu, à force de courses lointaines, de tous | |
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ces stupides et inconcevables préjugés qu'un étranger s'étonne de trouver à Paris chez des personnes d'ailleurs instruites. A M. Marmier amour et considération! Ouvrons-lui les deux bras s'il revient en Hollande! Et il y reviendra, il réparera les injustices de cet impertinent et pitoyable Roger de Beauvoir, il guérira tant d'autres piqûres auxquelles nous n'avons pu laisser de nous montrer sensibles et fera à la Hollande littéraire la place qui lui revient. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tu me demandes ce que je pense de Mario de Candia. Je n'espère pas que mes prévisions se réalisent, mais je crains, mon ami, que ce jeune homme ne soit encore une victime de l'engouement parisien. On s'extasie à Paris devant tout ce qui vient de loin et sort de la règle commune. M. de Candia est un jeune gentilhomme de vingt-deux ans, beau et bien fait, lieutenant dans l'armée du roi de Sardaigne, et qui jette son uniforme, c'est-à-dire, qui brise sa position sociale, qui se brouille avec sa familie - car c'est toujours ainsi! - et qui se met à chanter Robert-le-Diable à l'Académie | |
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royale de musique, l'imprudent! Tout le monde veut entendre maintenant cet intéressant et aventureux jeune homme, et c'est lui bien certainement qui a la vogue en ce moment; mais plus tard on se fera à son visage et à son organe, on trouvera - ce qui est la vérité - qu'il joue mal, que sa voix ne remplit pas la salle, que son répertoire est bien restreint; on se souviendra de Nourrit et on l'abandonnera. Je ne dis pas pour cela qu'il soit mauvais; au dire des connaisseurs sa méthode est excellente et sa voix sonne agréablement, seulement elle n'est pas assez forte, et réfléchis un peu aux longs et pénibles travaux qu'il faut pour se préparer dignement au théâtre! Oh! que l'on y pense deux fois avant de rompre en visière à un avenir assuré! Un artiste qui échoue, c'est un homme qui n'a compté que sur une heureuse organisation; lorsque son organisation lui fait faute, il n'a qu'à se brûler la cervelle ou à recommencer sa vie, ce qui est le plus honorable mais le plus difficile, car le port qu'on a quitté malgré les pilotes est rarement hospitalier. Impatient de braver l'orageuse mer des artistes, souvent l'énergie ou le talent fait défaut, et Dieu sait sur quelle plage aride on se brise. Mais tout le monde se croit artiste aujourd'hui, c'est la maladie du siècle!... | |
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. . . . . . . . A coup sûr, mon ami, les bals du théâtre de la Renaissance sont les plus beaux de Paris. Quel bruit, quel délire, quelle enivrante musique, quelle bonne et franche gaieté! Et puis quel luxe! Des lumières partout, des tapis partout, des fleurs partout, et partout des femmes, des femmes charmantes, de petites sylphides plus légères que des papillons. Rien n'est plus pittoresque ni plus grâcieux. Les femmes se mettent pour la plupart en débardeurs, et je ne saurais dire ce qu'il y a de séduction dans ce costume si coquettement enjolivé par elles et dans la seule écharpe dont elles se serrent la taille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . J'y vis aussi le fameux Chicard, le grand faiseur de charges et de bouffonneries. Chicard est un nom de guerre. En plein jour il est tout bonnement marchand de cuirs. Il n'en dit pas alors, mais il en fait; aux bougies, je ne jurerais de rien! C'est une des plus joyeuses imaginations de Paris. Toutes les nuits, bals, fêtes, orgies, puis le lendemain dès neuf heures le voilà impassible et sérieux devant son bureau. Il a organisé un bal aux environs du canal saint. Martin oú la meilleure compagnie ne dédaigne pas de se rendre: c'est le bal-Chicard. . . . . . . . . . . . . . . . . . sLa Parisienne! c'est un diamant au bout d'une plume de marabout. Quel esprit, quelle grâce, quelle légèreté! Quels yeux brillants, quels pieds mignons!.... | |
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il nous conduisit doncl au cimetière du Père la Chaise. Le chemin qui y mène est long, fastidieux, désert, souvent on se croirait en pleine campagne. . . . . . . . Le cimetière du Père la Chaise est un immense jardin, surchargé de monuments. Il faut que cela soit assez beau en été, quand la verdure permet à peine de voir les tombeaux. On y jouit d'une vue magnifique sur Paris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je revis la capitale avec des yeux tout différents. C'est que cela offre un singulier et douloureux contraste, c'est que cela fait mal, cette ville morte aux portes de cette ville vivante et vivace, tenant celle-ci sans relâche et sans miséricorde sous sa griffe sans chaîr, sphinx qui attend, qui guette, qui a faim, qui est sûr de sa proie et dont l'autre semble se soucier si peu. A la bonne heure! Chantez, dansez, folâtrez, hurlez, grouillez, mes lestes Parisiens! courez les théâtres, mes dandys! triomphez, belles duchesses, et parez-vous bien chaque soir! caracolez aux Champs-Elysées, emportées sur les aîles de votre coursier, rêvez avec ivresse sur l'ottomane de vos boudoirs, plongez-vous de tout votre | |
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esprit dans l'atmosphère ambrée des cours et des intrigues, beautés célèbres! un jour le voyageur distrait s'assied devant votre tombeau et trouve mesquins les ornements de son fronton. Vous passerez avant la canne de Verdier qui se balance dans vos doigts, emmaillottés moelleusement par Privat, avant les couleurs du cachemire que vos sourires ont conquis!... Hélas! et songer que je me suis promené dans cet immense réceptacle de morts et que je n'ai pas pensé, que j'ai eu besoin de toute ma raison pour me persuader que c'était véritablement sur des cadavres que je marchais et que je m'approchais impunément, et peut-être avec irrévérence, d'hommes qui remplissaient naguère le monde de leurs gestes et de leur pensée et devant qui j'aurais abaissé le regard! Que de grandeur, que de courage, que de génie, que d'amour sous mes indignes pas! Combien qui n'avaient pas sommeil et qui dorment pourtant! Mais on n'y sent pas cela intimement, religieusement. Il n'y a là ni Dieu ni regrets. Tout y est calme et régulier. Je me rappelle un petit garçon qui se promenait au Pěre la Chaise après une nuit de pluie à la main de son père et qui lui demandait si cette terre humide et ces mares d'eau étaient des larmes versées. Ame ingénue, qui croyait à l'immensité, à l'éternité des regrets! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le cimetière du Père la Chaise a un grand inconvénient. Le sol n'en a pas été nivelé, ce qui d'ailleurs aurait ěté impossible; quelquefois le terrain cède, les monuments, | |
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exposés aux flancs des collines, - notez que le sol est creusé partout et qu'on marche sur une croûte - s'écroulent et roulent, brisés en mille morceaux, dans les profondeurs environnantes avec les arbres et la terre, emportés dans la chûte. Le caveau sépulcral est alors tout grand ouvert et le vent du soir emporte des lambeaux de linceul.....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Français ne savent pas cacher leurs vices. Nous autres, nous tenons encore à certains principes de morale et de religion, mais les Français jettent tout cela par la fenêtre comme un bandage incommode et montrent leurs plaies à nu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'éducation, comme elle se fait en France! Vite, on vous vernisse un peu votre jeune homme de deux ou trois langues, on le frotte un quart-d'heure d'art et de science, on lui fait voir en perspective l'histoire universelle, on lui met quelques noms sonores et quelques grandes idées dans la tête, et on le pousse dans le monde, il faut qu'il vive de ce fonds; s'il veut en savoir davantage, c'est son affaire. | |
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N'est-ce pas une imprudence, une folie impardonnable, mon ami, de faire de Paris le centre de l'Université; de placer ce refuge sacré des études sévères et profondes dans le foyer du bruit, des plaisirs et de la séduction! Le centre de l'Université à Paris! Tous ces esprits bouillants, ces jeunes têtes en feu, ces coeurs sans expérience, orgueilleux de leur récente liberté, exposés à tous les vices, à toutes les ordures d'une grande ville! Aussi combien y entrent frais et roses d'âme et de visage qui en sortent livides et flétris, qui n'ont plus de couleur sur la joue, qui n'ont plus que du poison dans le coeur et dans le sang. Le mal ne s'arrête pas là. Leurs études sont fmies, ils retournent dans leur province, y transportent, en se dispersant, le poison qu'ils ont sucé dans la capitale et font lever par toute la France un champ monstrueux de perversité. Maintenant écoutons du haut de leur tribune les faiseurs de rhétorique! - Un jour ces jeunes gens que vous voyez assidus aux travaux, courbés péniblement sur le lit des mourants ou sur le code de nos lois, ardents à écouter les savantes paroles qui leur tombent chaque jour des chaires éloquentes et qui leur donnent le pain de la science qui est le pain de la vie, un jour - bientôt! - ces jeunes gens, devenus citoyens..... Un jour, messieurs, ces jeunes gens énerveront et corrompront leur patrie! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sais-tu ce qui se lit sur les murs de la cour des pen- | |
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sionnats? car Paris fourmille de pensionnats; - on dirait que tout conspire à corrompre ces pauvres petits qui en sont encore aux questions sans réponse - on y lit: Prado, bal à 6 heures. Or le Prado est un lieu consacré aux orgies des étudiants et des grisettes. L'enfant voit ces mots, quand on le mène à la promenade, le dimanche et aux jours de fête; poussé par la curiosité, il demande ce que cela veut dire; un camarade plus avancé lui explique tant qu'il peut; voilà son imagination allumée; il n'a pas fini sa tâche ce jour-là, et il se promet bien de se souvenir du Prado le premier jour qu'il aura quitté la pension. L'excellente éducation! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Écoute, mon cher, la science et la poésie et un joli visage et beaucoup d'argent - je te le dis bien bas, car il faudrait en rougir - ne sont aujourd'hui que des moyens de parvenir. C'est à qui tranchera le plus avec les autres, à qui sera le plus fantasque et le plus extravagant. Et toutes ces folies, tous ces beaux sentiments, toutes ces grandes phrases, tous ces costumes bizarres, ne sont qu'une amorce pour attraper le pauvre monde. Et le monde se laisse prendre, parce qu'il sait bien de quoi il est question et que l'autre mettrait moins de bonne volonté à se rendre dupe de lui à son tour. La noble société que nous avons! Oh! qu'il vaut bien mieux aller humblement son chemin tout seul et tâcher de mourir le plus honnête homme possible! | |
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ma foi! quel heureux peuple que le peuple de Paris! Comme il est alerte et réjoui! Un rien l'amuse....... Un étranger qui veut bien connaître Paris et en approfondir les goùts et les usages doit se mettre tous les jours à badauder comme lui, à battre le pavé à toutes les heures du jour et de la nuit, à regarder où les passants regardent, à s'arrêter où ils s'arrêtent, à courir où ils courent. Oh! tu verrais des drôles de choses, va! Le Parisien veut s'amuser quand même et tout lui en fournit le prétexte. Comme on a ri de ce haut, grave et débonnaire Liégeois, travesti en Goliath; comme on rit encore de la troupe des singes savants, la même que nous vîmes l'an passé à la Haye. Tout ce qui est nouveau et rare fait fureur à Paris...... Ce matin j'allai me promener au jardin des Tuileries. C'était l'heure du beau monde et le temps était magnifique. L'hiver a peu de jours comme celui-là à Paris. Cependant il n'y avait personne sur la terrasse et je ne m'expliquais pas pourquoi le jardin, toujours assez rempli à cette heure, était si désert aujourd'hui et par un si beau soleil. En approchant, je distinguai une foule immense et immobile, | |
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pressée autour de l'un des deux petits bassins, qui ne sont que de misérables écuelles. J'eus hâte d'arriver, car je crus qu'un malheur venait d'avoir lieu ou bien qu'une importante nouvelle politique agitait ainsi cette multitude. Tout-à-coup, j'entends pousser un cri, des miliers de cris y répondent, des cris de femmes pour la plupart, la foule se disperse et j'aperçois... un petit gamin qui patinait et sous le poids de qui la glace venait de se rompre: les dames avaient eu peur de s'éclabousser. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Hollandais - généralement parlant - s'expriment difficilement. Leur phrase, pleine de ratures et de corrections, fait péniblement son chemin; souvent elle se souvient qu'elle a oublié quelque chose, tourne les talons et s'en revient au logis pour repartir aussitôt. Ils s'expriment lentement; leur discours est un échange de bonnes paroles, calmes et sérieuses, et non pas un combat comme en France; ils n'ont pas cette fièvre d'idées, celui qui parle a toujours le temps et celui qui écoute de la patience. Je crois qu'ils parlent trop peu, ils ont la langue rouillée. Vois au contraire les Français et surtout les Parisiens! Quelle facilité! quelle vivacité! quelle chaleur! quelle phrase franche et correcte et qui va toujours son grand et droit chemin sans hésister ni regarder à côté ou en arrière. Et puis, ce que je trouve admirable, ils ont toujours le mot propre, leur pensée est toujours clairement rendue, nettement tranchée. De tous les peuples | |
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c'est celui qui parle le mieux. Je crois que cela vient de leurs gros pavés. Leur discours est une lutte. Quel bruit dans les rues! Des milliers de voitures, des marchands qui crient, une population qui bourdonne, un immense murmure qui sort de chaque fenêtre, qui suinte à travers les pores de chaque maison, un air chargé de tintamarres et de brouhahas! Bon Dieu! si l'on se reprenait, si l'expression hésitait, si la parole se traînait, si l'on tâtonnait sur les mots ou sur l'agencement de sa phrase, on ne s'entendrait plus au bout de deux minutes, l'oreille se fatiguerait de ce bégaiement et l'on prendrait le parti de se taire. Or, comme à Paris on vit dans la rue, on se tairait toujours.
Paris, 1839. | |
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[VIII]. . . . . . . . Si encore Tom Pouce était un homme, mais c'est un enfant: il n'a pas fait ses preuves. Georges Sand lui offrit une toute petite tabatière d'or, montée en turquoises. Vous voyez ainsi qu'on le traite un peu en vieillard: les extrêmes se touchent. Le petit malheureux ne fait que changer de costume pendant toute la journée et le soir il joue au Vaudeville dans une pièce, composée exprès pour lui et où les auteurs se sont appliqués à le mettre continuellement en scène sans lui faire prononcer un mot. C'est le conte du petit Poucet qui en a fourni le sujet. On assure qu'il vient d'arriver un géant à Paris: quel bel ogre il ferait! Tom Pouce est le héros du jour, le lion. On le coule en plâtre, en bronze, en sucre. Notre Simon Paap le valait bien cependant, mais que voulez-vous! Les Joways sont incomparablement plus intéressants. Quelquefois sauvages et l'autre monstre parcourent les rues en voiture: réclames vivantes!....
Paris, 1845. |