Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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La parole est une arme; elle défend, quelquefois elle attaque; elle impose, elle persuade, elle emporte, elle triomphe. La lettre est morte, c'est la parole des sourdsmuets; elle ressemble à la parole comme un homme ressemble à son portrait. La lettre, c'est le cabinet, le recueillement, la méditation, la retraite, l'étude; la parole, c'est la chaire, c'est le barreau, c'est la tribune et la place publique, c'est tout lieu où un seul citoyen parle à des concitoyens assemblés. Quelle puissance, quel redoutable levier, quel aiguillon terrible, que cette parole vivante et sonore que Dieu mit comme un de ses dons les plus précieux au fond de toute poitrine! Et nous ne l'exercerions point! et nous la laisserions s'endormir en nous et se rouiller, au lieu de la polir, comme une épée qu'elle est, et de la rendre, à force d'épreuves, souple, docile, brillante! Nous savons bien qu'il est des gens préoccupés et rétrogrades qui méprisent les effets de la parole, qui seraient tentés de hausser les épaules au nom d'un illustre orateur et pour qui l'art de l'improvisation est un infructueux passe-temps. Loin de nous ces hommes ridicules qui portent le mot stagnation | |
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gravé sur leur front; ils sont de ceux qui sont insensibles à la voix d'un peuple, qui méprisent et tueraient au besoin l'esprit public. Les circonstances sont poignantes, de grands évènements se préparent, une boutique de libraire lance une brochure. Pauvre auteur, qui crois produire quelque retentissement avec tes quelques pages sillonnées de caractères! Le peuple ne lit guère; l'ouvrier court à son travail, la fabrique va son train, les affaires poursuivent leur cours accoutumé, pas le moindre rouage de la machine de l'état qui se trouve le plus minimement dérangé, et la malheureuse brochure va s'engouffrer à jamais dans le cabinet de quelques savants ou se perdre dans le magasin de l'éditeur. Non! ce n'est point ainsi qu'on remplit son but! Mais que la tête pleine de son idée, sur les quais, au foyer des théâtres, dans les salons, dans l'intimité, on revienne chaque jour, sans relâche et sans repos, discuter, développer, illuminer son sujet, au moyen de cet organe sublime que le Créateur nous donna pour charmer, pour convaincre et pour subjuguer, et peu à peu l'idée s'infiltrera, peu à peu l'idée, colportée d'homme à homme, prendra racine dans la foule, bientôt, comme une étincelle électrique, ébranlera les masses et communiquera à leur esprit l'impulsion indiquée. D'après ce que nous venons de dire, croyez-vous qu'il y ait un théâtre où l'art de l'improvisation s'exerce plus utilement, plus noblement, où son influence soit plus salutaire et plus directe que dans l'arène parlementaire? | |
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Suivez-nous dans la salle; tout y respire l'ordre, la tranquillité. Un député se lève. Observons, écoutons! Vous le voyez déboutonner son habit noir; il en sort des flots de papier et des paires de besicles. Il déploie les feuillets. La discussion reste suspendu̇e, on entendrait soupirer. Après avoir craché, éternué, comme on dit, il commence sa lecture. Ne croit-on pas entendre un discours d'apparat? Sa voix monotone rampe, se traîne, glace et endort l'auditoire. Mais qui donc saurait écouter, qui donc ne se lasserait pas, quand tout est froid, inanimé? Malheur à l'orateur, s'il est interpellé! L'infortuné, automate parlant, reste là, désarmé, sans parole, au milieu de l'assaut, comme un paladin désarçonné, et se met à la merci de ses adversaires. Malheur à lui encore, si, pendant la discussion, la question, éclairée sur divers points, prend peu à peu une tournure imprévue et change d'aspect! Son discours alors demeurera superflu, inutile, ce ne sera que redite et répétition, mais, que voulez-vous? sa bataille est faite, elle restera. Vous condamnez la lettre, dites-vous, mais cette lecture, c'est encore la parole. Ne vous trompez pas, cette parole, c'est quelque chose de pire encore que la leltre, car c'est la lettre ressuscitée, c'est la lettre arrachée de la poudre du cabinet, sa tombe légitime, et portée au milieu du drame des vivants, comme une Inez en pourriture. Le discours a été composé la nuit dernière, quelques heures données au sommeil, et le manuscrit, griffonné, raturé, indéchiffrable, chargé d'un millier de renvois, de | |
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phrases louches, incomplètes, de mots à double sens, défauls auxquels l'improvisation supplée, est débité devant les tribunes. Mieux vaudrait l'envoyer en portefeuille aux députés, pour être médité dans le cabinet, comme il y fut composé? La discussion parlementaire rejette toute lecture, toute prétention académique, toute fleur de rhétorique; c'est au contraire l'improvisation qu'elle exige impérieusement, et tout homme qui n'a pas le flux de la parole lui convient aussi peu que celui qui n'a pas l'indépendance de l'idée. La chambre, c'est un drame où tout est réel, où tout est palpitant, où tout est grave. C'est une conversation, la plus haute, la plus digne, la plus serrée, la plus animée; c'est la raison, échauffée par la conscience et la conviction; c'est l'intérêt le plus poignant, le plus immense, celui de tous. Et l'on voudrait semer la langueur au milieu de débats aussi imposants! Voyez cet improvisateur qui, triomphant de l'assoupissement général, répond à notre lecteur. Quel feu, quel élan! Sa parole est rude parfois, incorrecte; n'importe! on comprend; bien mieux, on accepte. Son geste n'est pas élégant, mais il est soudain, indispensable, il aide, il explique la voix et la renforce; l'orateur, porté par sa conviction, frappe, frappe encore, terrasse son impuissant adversaire, emporte tous les suffrages. Non sa bouche seule, tout son corps parle, agit, communique son feu à l'assemblée. Comme le style, et encore davantage, la parole, c'est l'homme même, et remarquez que celui-ci fait ressortir, par les défauts mêmes de son | |
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extérieur et de son élocution, la nature et le caractère propre de son éloquence. La voix qui part du coeur va droit à celui de ceux qui l'écoutent, il remue en même temps les entrailles de la question et de son auditoire et l'éclair jaillit de ses yeux en même temps que de son discours. L'art de l'improvisation donne de l'aplomb, de la force, de la présence d'esprit. La conviction d'avoir, comme on dit, la langue bien pendue, qu'on ne dira que ce qu'on voudra et qu'on ne le dira que bien et qu'à propos, nous rend calmes, sûrs de nous-mêmes, courageux. Le pouvoir nous tend un piège, le roi nous appelle, son cabinet se ferme sur nous. Les paroles les plus flatteuses chatouillent notre oreille, les emplois les plus brillants nous sont offerts, les distinctions les plus délicates nous sourient, les plus hautes faveurs sont pour nous. Comment se tirer avec honneur de ce pas difficile? Souvenons-nous toujours que nous parlons au chef de l'état, à un homme d'ailleurs plein de procédés délicats, du ton le plus exquis, des manières les plus élevées. Il faut rester dans les bornes du respect, ne pas s'écarter des exigences de la haute société, et cependant, tout en ne cessant pas un seul instant de rester sujet vis-à-vis du souverain, bien prendre garde de ne pas se laisser ébranler par de belles paroles, de ne pas se laisser entortiller par le fil enchanteur, et à force de prudence, d'habileté, d'adresse, de précautions, de ménagements, sortir du palais, aussi pur, aussi indépendant que toujours, laissant le prince surpris, | |
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étonné, de la noblesse, de la dextérité de notre parole. C'est ainsi que le talent de parler nous rend invulnérables. Mais ce n'est pas tout. Il s'agit quelquefois de haranguer la multitude, d'échauffer son inaction ou plus souvent de contenir son ardeur. Un mot, viva vox, une phrase à propos, partie du coeur, frappée au coin populaire, suffira pour enchaîner sa colère ou pour déchaîner sa furie.
Trois choses résultent principalement de ce peu de mots: d'abord que la parole est une arme plus dangereuse à mesure qu'elle est plus puissante et que celui qui en abuserait, soit pour soulever, soit pour séduire, soit pour abrutir, ne mériterait que le mépris universel; ensuite que l'improvisation ou l'éloquence, car je commence à sentir que c'est à peu près la même chose, n'est pas un art proprement dit, mais une faculté naturelle qu'il ne s'agit que de cultiver, comme on laboure un champ pour le rendre fertile; enfin que nous avons un peu l'air d'avoir fait notre procès à nous-même, en venant vanter la parole cette feuille à la main.
1839. |
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