Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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Qui de vous, mes amis, ne connaît pas le Chant de la cloche? Question au moins impertinente, direz-vous. On peut, par un hasard malheureux, ne pas avoir lu Schiller, mais on se garde bien de l'avouer, et on garde rancune à celui qui nous fait souvenir de notre ignorance. Vous savez donc ou faites semblant de savoir ce que c'est que ce poème, et vous avez admiré l'adresse, la force, la grâce, avec lesquelles Schiller sait manier le vers lyrique allemand, dont il soulève et calme le rhythme, suivant les fluctuations de son âme; vous avez pleuré aux tableaux touchants de la vie humaine que le poète fait passer tour-à-tour sous vos yeux; vous avez salué le libre et large regard avec lequel Schiller contemple les révolutions des empires et les destinées des peuples. Or donc, venez ici, rangez-vous près de moi, autour de ma table, à coté de ma chaise, et regardons ensemble le livre que voici et qui a pour titre: le Chant de la cloche, illustré par Moritz RetschGa naar voetnoot1). | |
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Ce qui est pénible à voir en ce siècle, c'est que presque tout le monde est blasé sur les arts. Plus d'art pur. L'abâtardissement au moyen de l'empiétement. Il fut un temps où une idée, écrite en vers, coulée en bronze, taillée dans le marbre ou peinte sur la toile, une fois l'idée écrite, coulée, taillée ou peinte, on n'y touchait plus, elle était, aux yeux de tous, finie, sacrée, dite: pourquoi redire? Quelquefois, sans gêner les formes du beau et du simple et avec toute l'indépendance qu'il faut que les arts gardent entre eux, la même pensée s'exprimait par la plume en même temps que par le moule, par le ciseau, par la couleur. C'était bien. A présent il faut quitter les sentiers battus: on fait toujours la même chose depuis les Indiens qui éventraient les rochers. L'idéal n'habite plus notre civilisation; on oublie que l'art choisit, sous peine de tomber dans le vulgaire. On mange le miel avec la cire et la fraise avec le sable. On ne comprend plus une nature purifiée, passée au tamis du génie et du goùt. Nous avons vu paraître la lithographie, qui est la gravure empiétant sur le dessin, - car les divers procédés d'un même art empiètent aussi | |
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l'un sur l'autre - espèce de brouillard gris et pesant, descendu sur la gravure. Nous avons vu chez les marchands d'estampes des fleurs en bosse et coloriées sur du bristol. Le marbre a imité la couleur: le tact la vue! La couleur s'est coulée sur la sculpture. Que n'avonsnous pas vu, que n'a-t-on pas exprimé et comment? De là encore - écart moins condamnable après tout - tous ces ouvrages illustrés qui depuis tantôt trois ans pullulent autour de nous. L'artiste n'a plus le temps d'avoir une pensée, il prend celles qu'il trouve. Pourvu que cela fasse de l'argent! L'art, l'argent, même chose! avec cette légère nuance que l'art est l'humble vassal de l'autre. Je n'aime pas les livres illustrés; ils coupent les aîles à l'imagination, la rendent lourde et paresseuse et, pensant pour lui, désapprennent l'esprit à penser, ensuite ils sont assez illustres par eux-mêmes. Seulement alors que l'illustration nous pousse en des champs tout nouveaux, nous emporte vers des parages où nous n'aurions jamais abordés sans elle et ravit notre esprit et notre goût par des conceptions originales, alors les armes me tombent des mains, je fais exception, - car je ne suis pas de ceux qui combattraient pour un système, fùt-ce le mien - et voici pourquoi j'aime ce livre. Ensuite ce livre est plutôt une fantaisie sur le thème de Schiller. Retsch, organisation originale et poétique, qui comprend et voit autrement que tout le monde, Retsch y poursuit sa marche à lui. Son crayon ouvre des horizons inaperçus et recule le rayon de l'esprit. Son art | |
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élargit le cercle où le circonscrivaient les conditions de la poésie et complète, par le tranché du dessin, ce que la poésie doit laisser de flottant et d'indécis. Il n'y a point d'empiétement ici, il y a association; la parole et la ligne ne s'y marient pas; ce n'est pas l'amour, c'est l'amitié; c'est le frère et la soeur qui s'entr'aident et se donnent la main. On a dit que Retsch emprunte. Qu'importe, si l'idée que le signe exprime est neuve. Ne faut-il pas des mots pour écrire des livres? Tout ce que Schiller a appliqué à l'homme en général, Retsch l'appliquera à l'individu; chez lui ce sera toujours le même homme qui naît, le même qui grandit, le même qui voyage, qui se marie, qui s'enrichit, qui perd son avoir, qui pleure sa femme; ce sera en même temps tout le monde, ce sera vous et moi, ce sera nous! Maintenant ouvrez le livre et suivez bien cette histoire, car elle est touchante et lugubre, triste et riante, comme notre existence, car c'est notre histoire à nous tous. Enfants, vous allez y voir ce qui vous attend ici-bas; vieillards, vous y retrouverez votre sourire et vos larmes! | |
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L'enfant va recevoir le baptême. La cloche, cette fidèle compagne, qui sonnera son mariage, qui racontera aux alentours que la foudre détruit ses moissons, qui dira son enterrement, la cloche annonce la solennité et se balance au-dessus de sa tête. Les parents, parés de leurs bouquets de fête, suivent dans un religieux recueillement. De petits enfants, le front humide encore d'eau bénite, regardent surpris et enchantés. Le cortège longe le cimetière où deux vieilles femmes, mùres pour la fosse, guettent la troupe qui s'avance. Prions tous pour le petit enfant! Et faites attention, je vous prie, à cette sublime allégorie qui domine la scène pieuse! L'allégorie pour Retsch c'est encore une poésie dans la poésie! Épines et fleurs! deuil brodé de couleurs éclatantes! deux parts, deux parts bien distinctes! Le Génie des souffrances et celui du bonheur planent sur la tête du nourrisson, et les Heures sombres et les Heures de la joie accourent du sein de l'éternité vers les deux Divinités. L'enfant a grandi en force et en âge, il a grandi aussi en gentillesse, en beauté. Déjà sa petite voisine, l'espoir de l'ami de son père, a su gagner ses faveurs. Il accourt, il lui présente un rosier qu'il vient d'arracher au jardin, les enfants se jettent dans les bras l'un de l'autre. La petite fille elle-même attire son petit mari dans ses bras et les parents se réjouissent des charmes de leurs enfants. Age de candeur et d'ingénuité, âge de lait, âge de douceur infmie, qu'on regrette plus tard, qu'on ne | |
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compte pour rien lorsqu'il passe, el qui passe inaperçu à force de calme el de plénitude. Vous aimez-vous, jeunes gens? ton coeur a-t-il jamais palpité, ma fille, quand tu regardais ton ami s'avancer? ta joue s'est-elle parfois allumée, mon garçon, sous le baiser de ton amie? Peutêtre, vous ne vous le rappelez plus: on est encore si insouciant, si ignorant, si jeune! Pas d'énigme dont le mot soit cherché avec avidité, pas d'avenir anticipé, pas de sagesse prématurée, pas de corps usé, courbé par la réflexion; on n'effeuille pas les fleurs des capucines pour en arracher la fève. Heureux enfants! vous êtes nés, vous grandissez en liberté au milieu de la plus belle nature, une nature agreste, forte et féconde, et sous un ciel ardent. Vos parents vous ont appris le labeur des mains, comment la moisson se récolte et comment le bétail veut être conduit; ils vous ont appris comment on prend soin du ménage et comment se préparent le fromage et le beurre. Vos parents craignent Dieu. Ils vous ont dit souvent: aimez et priez le Seigneur, car c'est de lui que descend le bonheur et c'est lui qui dispense toute prospérité! Et puis vous aimez vos pigeons; toi, ma petite, tu aimes ton rosier! et vous saluez chaque soleil qui se lève et tous deux vous bondissez sur l'herbe fraîche! - C'est Dieu, mon fils! a dit le père au jeune homme adolescent déjà, qui donne la richesse et la science. Il faut partir d'ici. L'homme n'est pas fait pour prendre si tôt racine au sol qui l'a vu naitre, il faut qu'il par- | |
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coure la terre et se prépare des ressources pour les temps difficiles qui viendront. Va, mon fils, pars et adieu! Encore une fois, jeunes gens! vous aimez-vous? Comme dans toutes les longues et solides amitiés, le départ va le dire. Voyez seulement! N'avez-vous pas pitié de cette fille qui pleure et qui voudrait retenir son jeune ami, déjà si beau, si fort et si grâcieux? Mais il connaît son devoir. Un dernier conseil maternel, une larme dans l'oeil du père et du fils!... Vom Mädchen reisst sich stolz der Knabe,
Er sturmt in 's Leben wild hinaus.
Remarquons en passant quel type l'artiste a choisi pour celui de son héros et de son héroïne et pour celui des parents de ces délicieuses créations. Tout ce qui sort du crayon de Retsch est également pur, noble et suave. Son jeune homme est le fils d'agriculteurs, vivant dans l'aisance; l'économie et l'honnêteté laborieuse font leur bonheur et répandent les bénédictions célestes sur leur toit. Dans les compositions de Retsch point de corps chétifs et voûtés par le vice, mais de fortes et saines natures, des corps droits, des fronts vénérables, d'épaisses barbes, des regards profonds et intelligents! Comme son héroïne est simple et grâcieuse, comme elle est pudique et réservée! Quel beau sang doit circuler dans ces veines! Et son jeune compagnon, voyez comme il est noble et impatient du frein! quelle vigueur dans ses muscles, quelle vivacité dans ses mouvements, quelle ardeur | |
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dans ses yeux tout grands ouverts! Deux corps parfaits, deux royales natures! dirait Barbier. Oh! c'est là un vrai fils, c'est là une vraie fille de la vieille Germanie, et ce n'est pas sans raison que Retsch leur a donné l'habit qu'ils portent. A présent s'ouvre le charmant épisode oû l'artiste s'élance avec nous sur les pas du voyageur. Voici les dangers de la route et du pélerinage. Mais le jeune homme palpite d'avenir, de courage, d'espérance, il osera, et que n'ose un amant!... Il gravit la montagne, mélé à des compagnons étrangers. Un large panorama se déploie devant lui, un immense ciel d'azur, un lac bleu aux eaux tranquilles, borné à l'horizon par des hauteurs plongées dans les vapeurs de l'éloignement. Un oiseau vogue vers ces heureuses collines. L'oeil attaché sur l'oiseau, la pensée accrochée à ses aîles: vers-là, vers-là! s'écrie-t-il, en saluant les montagnes lointaines, et s'élance en avant. Nous le rencontrons ensuite plus loin encore de son pays et de la paix du foyer domestique. Oh! il a dù songer alors à ses parents et à celle dont les larmes coulaient si tendrement sur sa main, lorsqu'il partait! Nous le voyons perdu au fond d'une épaisse forêt. Les rigueurs de l'hiver conspirent contre lui pour faire défaillir son jeune et fervent courage. Les pieds enfoncés dans la neige, enveloppé dans son manteau que soulève un vent glacial, il demande son chemin à l'habitant de la Sibérie accroupi dans son traîneau, et poursuit sa route, inquiétée par des loups affamés et des | |
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corbeaux qui se disputent des lambeaux de cadavres. Plus loin nous retrouvons notre pélerin dans un pays fertile et charmant, la Sicile peut-être. Debout sur un pan de rocher, les yeux plongés dans la vallée, il rêve! Vous le voyez, mes amis, ce sont toujours son pěre et sa mère présents à son esprit, et puis cette vallée ressemble peut-être à sa vallée natale et ce pays à son pays. Oh! c'est bien ici qu'est la vie et que nous voyons les dangers cachés par de trompeuses fleurs! A côté de lui le brigand attend le voyageur, et si celui-ci échappe, ce sera parce que les anges veillent sur lui et que sa mère a beaucoup prié Dieu pour ses jours. En même temps, près du crime qui guette et du jeune homme qui rěve sans amis et loin de la maison paternelle, passent de fraîches laitières qui chantent leur chanson. Après tant d'années d'absence, tant de courses lointaines, tant de dangers courus, il touche enfin au seuil béni, il revoit les lieux de son enfance, ses champs, ses bosquets, sa maison, ses parents. Hélas! ils se sont faits bien vieux, ses parents! Il les contemple avec amour. La pensée à de si longues années passées loin d'eux fait briller une larme à sa paupière. Le père et la mère, assis près de leur table modeste, elle, dévidant son fuseau, lui, lisant quelque chapitre sacré, pieux et contents comme toujours, ils ne reconnaissent pas leur enfant, leur fils unique, l'homme fait - l'adolescent de tout à l'heure! - dont la beauté brille en ce moment dans toute sa splendeur. Mais lui! son émotion ne se contient plus. Il se | |
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jette au cou, il tombe, il pleure aux genoux de sa mère. Son vieux père transporté étend ses bras vers lui!... Saint et intime épanchement, et qui apprendra aux bons fils quelles larmes ils doivent faire couler des yeux de leurs parents! Zu Haus’ und in dem Kriege herrscht der Mann
Und in der Fremde weisz er sich zu helfen.
Ihn freuet der Besitz, ihn krönt der Sieg!Ga naar voetnoot1)
Ses pénibles devoirs sont accomplis, l'homme a le droit de respirer. Il respirera le parfum d'une rose. Voici celle qu'il a quittée, bouton à peine éclos, ouvert maintenant comme lui. Il la retrouve près de l'arbuste qu'elle aime, celui qu'il lui donna jadis. L'arbuste a grandi avec eux, c'est leur emblème; désormais c'est l'ami de leur toit et de leurs jours! Le jeune homme reste muet devant tant de beauté, il ne la reconnaît pas, sa mère lui explique que c'est elle. Et la fille?... la pudeur la contient, mais son coesur bat plus vite et sa joue se colore. Dès ce moment pour eux l'univers fut amour. Leur premier regard s'est compris, et la rose sur le sein de la jeune vierge dit assez qu'elle s'est souvenue. Le jeune pélerin fuit les jeux des amis de son enfance; un besoin souverain de solitude et de rêverie, un saint transport, une extase infinie, se sont emparés de son àme. Chante, chante pour ta douce fiancée, noble coeur aux nobles | |
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élans! glisse tes soupirs amoureux dans ta flûte champètre! couve du regard la porte qui cache ton amante à tes yeux, le jardin qui garde l'empreinte de ses pas! Cueille des fleurs pour celle que tu aimes! Courage, galant cavalier! Ose! On ne refuse pas un bouquet d'une loyale main! Elle hésitera peut-être à l'accepter, mais elle ne résistera point, lorsque tu lui prendras la main et que tu la porteras à tes lèvres discrètes; et c'est déjà presque un aveu, alors qu'une jeune fille s'abandonne à ces tâtonnements d'une chaste passion. Bientôt, mon amoureux, tes courses, tes causeries, se prolongeront; tu presseras sur ton coeur ton bel ange, tu l'attireras dans tes bras et tu oublieras le chemin de sa maison et elle se laissera faire, parce qu'elle est sûre de toi et qu'elle sait bien que tu ne voudras rien qui ne soit honnête et permis! Enfin leur sang généreux se mêle et le mystère de l'amour s'accomplit dans un long et ineffable baiser. O! dass sie ewig grünen bliebe
Die schöne Zeit der jungen Liebe!
La vie avec ses vicissitudes de bonheur et d'adversité commence. Le ciel bénit leur couche, cinq rejetons couronnent leur hymen. Les vieux parents s'épanouissent à voir le bonheur du jeune couple. Le mari est diligent et prompt aux affaires, sa femme est la meilleure des mères; les richesses s'amassent en monceaux de foin dans leurs greniers, en gerbes d'orge et de froment dans leurs granges, entrent en troupeaux le soir daǹs leurs | |
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étables, en brocs de vin dans leurs caves. Mais le malheur ne tarde pas à fondre sur eux. Tant de prospérités, et cette vie est une vie d'épreuves, et les trésors affaiblissent si vite chez l'homme le sentiment de Dieu et lui font si vite oublier que tout ce qu'il a il le tient de sa bonté paternelle! Le tonnerre gronde au loin, les vents le chassent vers l'heureuse demeure. Bientôt la foudre éclate. Au feu, au feu! Accourez! la grange brûle! Entendez mugir les vaches, hennir les chevaux! Sauvez les troupeaux dévorés par les flammes! Et la cloche qui sonnait le baptême et le mariage est en branle et domine le formidable incendie. Le malheur est accompli. Hélas! plus de rêves dorés! Plus de puissance, plus de richesse! Son avoir, sa maison, toutes ses possessions, tout ce qui le faisait respecter dans le monde, le charme de sa vie, l'avenir de sa veuve et de ses enfants, changés en un monceau de cendres fumantes! Vous les voyez, mes amis, la femme tristement assise sur un bahut, entourée de débris arrachés aux flammes; lui, nouveau Job, les yeux levés au ciel qu'il remercie de ce qu'il ne lui a ravi que ses biens; et auprès des deux époux désolés, les cinq enfants, dont l'aîné - une fille - comprend seule l'abîme du malheur et sanglote sur le sein de son pěre. Le plus jeune, il ignore. Age heureux! il repose dans les bras de sa mère. Un des garçons regarde avec étonnement les ruines et sent peut-être une faible lueur qui lui dit qu'il est pauvre et ce que c'est qu'être pauvre. Son frère? | |
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Oh! il est heureux! il a toujours son cheval de bois, que lui importe le reste? Et sa soeur donc qui verse des larmes! Mais ce n'est pas sur le sort de ses pauvres parents ni sur celui des siens ni sur son propre sort. Qu'estce que l'opulence, qu'est-ce que la misère pour elle? Pour elle à présent c'est la mort de sa chatte écrasée qui ne viendra plus miauler à côté de son berceau et lécher le lait, resté dans sa jatte. 'Plus loin un vieillard, l'aïeul de ce groupe enfantin, contemple les décombres fumants avec un chagrin muet et stupide. La vie est à refaire. Mais le malheur ne se lasse pas. Voici l'époux qui, suivi de sa jeune famille, conduit vers le sépulcre cette épouse adorée, cette jeune amie de son printemps qui le serrait dans ses bras, pleurait de ses larmes et riait de son rire, son adoration de toutes les heures, le charme, l'haleine de ses jours et que vous voyiez naguère couchée sur son sein palpitant. Et lui-même, est-ce bien le même homme? Qu'est-il resté du jeune daim aux pieds légers qui bondissait sur la montagne, qui courait dans la neige, affrontant les dangers? Où sont-ils ces longs cheveux bouclés où se jouaient le vent du soir et les doigts de sa bien-aimée, ces regards éclatants où son amante lisait l'amour et le bonheur? Sa barbe est grise avant le temps; le malheur, l'espoir déçu ont creusé ses joues; ses genoux se courbent et tout son maintien annonce une décrépitude prématurée et porte les signes visibles d'un coeur brisé par les regrets, mais qu'élèvent et que soutiennent seules une | |
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résignation admirable et une confiance en Dieu qui ne se démentiront pas un seul instant. C'est donc là la vie, dites-vous! Oh! nous qui sommes jeunes, prenons-y garde! Oh! nous qui sentons dans nos veines bouillonner un sang généreux, qui avons en nous la force des grandes actions et la passion des oeuvres audacieuses, sachons et souvenons-nous que les jours de la faiblesse et du découragement ne viendront que trop tôt; pensons-y quelquefois, nous qui portons dans notre coeur quelque image adorée, qu'un jour cette fleur s'effeuillera, que la mauvaise fortune ne tardera pas à creuser son sillon, la mort à exiger sa proie, et que nous aussi marcherons, comme l'homme de Retsch, derrière un cadavre pleuré avec angoisse, et que nous aussi nous aurons - qui sait? - notre tempête fatale qui abattra notre puissance, dissipera nos trésors et en des flots amers noiera notre coeur blessé d'un coup mortel. Oh! si vous savez réfléchir, si vous êtes forts et que vous ne craigniez pas l'avenir, si vous osez jeter un libre regard sur la vie qui vous attend, si vous aimez à respirer les fleurs de celle dont vous jouissez, parcourez les pages de Retsch et apprenons par elles à bien vivre, la main sur le coeur et le front, vers les cieux, calmes et résignés, croyants et honnêtes, avec dignité, avec humilité. Les grands évènements qui s'accomplissaient au moment où Schiller composa son poème y ont laissé leur empreinte. Il quitte à présent les vicissitudes du sort de l'homme pour les vicissitudes de celui des empires. | |
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Schiller, dit Henri Heine, écrivit pour les grandes idées de la révolution; il détruisit les bastilles intellectuelles, il travailla à ce grand temple de la liberté qui doit renfermer toutes les nations comme une même confrérie - il fut cosmopoliteGa naar voetnoot1). Le poète s'inspire de l'ordre et de l'union de tous les citoyens entre eux et de la paix. En France hurle l'anarchie, la guerre menace et met en question l'existence des nations. Admirez comme ces sujets, d'une nature si différente de celle des tableaux précédents, ont retenti dans l'àme de Retsch; admirez ce saint ermite quî prie avec onction pour le repos des cités! Nous voici transportés au milieu des commotions populaires et des horreurs de la guerre civile. Voici l'émeute, voici la canaille déchaînée, avec toutes ses turpitudes et toutes ses dévastations! Plus de nobles sentiments, plus de tableaux agréables, plus de nature douce et paisible. Ce sont des faces méchantes, viles, renfrognées, des fronts bas, des yeux louches, des hommes aux larges épaules, aux vastes poumons. Le meurtre, l'incendie, le pillage parcourent les rues. Les objets vénérés, l'orgueil des nations, les statues des grands princes, sont traînés dans la fange; les femmes, ivres de sang, frappent sans distinction et sans choix; les habitants sont précipités du faîte des maisons, les chevaux percés de coups sur le corps de leurs cavaliers râlants, les enfants massacrés sous les yeux de leurs mères. Pas de grâce, pas | |
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de pitié! du carnage et du sang! Partout le sac, la terreur, la brutalité, des cris de désespoir et de fureur!... Et la cloche sonne le tocsin... Mais détournons les yeux de ces vengeances sanguinaires après les scènes dont nous venons de nous donner le spectacle. La cloche est enfin sortie du moule et exposée aux regards des curieux. Elle portera le nom de Concorde. Elle servira de symbole à une paix, à une fraternité universelle et sa première vibration sera pour appeler au temple les fidèles, afin de rendre grâces au ciel de cette paix tardive et si longtemps désirée. Beau rêve! digne en effet de Schiller! Mais enfin, après bien des jours révolus, la cloche ellemême, cette belle et sonore cloche aux graves oscillations, dont la fonte fut surveillée avec tant de sollicitude et d'amour, qui a dit la naissance de tant de générations qui se sont succédé à travers le cours des siècles, qui a tinté aux noces, qui a pleuré aux enterrements, qui a crié dans les incendies, qui a gémi pendant l'émeute, qui a chanté l'hymne de la paix universelle; la cloche ellemême, qui a contemplé, sensible et sympathique, tous les remuements de la courte existence de l'homme et des peuples, qui a donné à tant de générations ses chants et ses soupirs, cette cloche à son tour se brisera avec tout ce qui passe et avec tout ce qu'elle a vu passer, avec le chêne centenaire qui murmurait près de son église, le manoir somptueux qui devait défier le temps, avec la pierre des tombeaux, la pierre du souvenir! avec le temps | |
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lui-même dont elle était la mesure, avec l'auteur de ces tableaux qui s'est modestement gravé sur la cloche audessous de l'ivraie, de la ronce et du lierre, et qui n'a pas osé y graver le portrait de Schiller! Oui, tu ne le sais que trop, tu passeras, éloquent, ingénieux, poétique interprète des grands poèmes de notre siècle! ton esprit, éclairé par la vérité et par la philosophie, libre des entraves du préjugé, ne prétend pas se cacher l'avenir, trop naïf et trop franc devant ceux qui t'admirent; mais ce qui doit te consoler, mâle et correct dessinateur, c'est que, lorsque ton souvenir s'éteindra chez la postérité, l'instinct de l'art sera mort avec ta mémoire, et avec ton nom seront oubliés les noms de Shakespeare, de Goethe et de Schiller.
1839. |
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