Opuscules de jeunesse. Deel 1
(1848)–Johannes Kneppelhout– Auteursrechtvrij
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A M. Nicolaas Beets.Oh! mon ami, que la critique est une belle chose! Cette parole sûre d'elle-même, de son goût, de son talent; qui devine, qui guide, qui conseille; qui crie au public: voyez là-bas! qui dit à l'artiste: allez par là! qui les prend tous les deux et les met en présence; cette parole sage, honnête, sévère, qui se jette à la piste et au devant des grandes choses, qui les introduit triomphalement, tambour battant, enseignes déployées, au temple de la gloire! C'est ce que Jules Janin a fait pour Mlle Rachel. On dirait qu'il est venu de Florence exprès pour celaGa naar voetnoot1). Depuis plus d'un an il | |
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avait flairé ce talent admirable avec cette finesse étonnante d'odorat qui est la propriété du chien de chasse et du critique. Mlle Rachel débutait alors, mais sans succès, au Gymnase, d'où elle ne tarda pas à disparaître; puis il ne fut plus question d'elle. Voilà qu'elle se montre tout-à-coup au Théâtre-Français! Pendant deux mois elle joue devant les banquettes; personne qui tende l'oreille et dise: il me semble que ceci n'est pas mal! et si Jules Janin n'était pas tout d'un coup accouru, Mlle Rachel serait peut-être, à l'heure qu'il est, balayée dans les oubliettes de l'indifférence avec toutes les médiocrités dont notre siècle est prodigue; reste à savoir s'il se trouverait un coq pour détourner la perle. Mais remarque un peu, je te prie, avec quel entrain, quelle chaleur, quel loyal et noble enthousiasme, je dirais presque avec quel esprit, si jamais son esprit le mettait en défaut, Janin s'est mis à lui faire sa place, une place haute et large, | |
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celle à qui elle avait droit. Il a frappé des mains, frappé des pieds, crié de tous ses poumons: mais venez donc, mais regardez donc, mais écoutez donc, vous autres! Eh quoi! depuis deux mois qu'elle est là, vous ne vous doutez de rien et vous ne voyez pas comme c'est une grande merveille; vous ne vous apercevez pas que Mlle Rachel est la figure la plus littéraire de Paris; qu'elle n'est pas seulement une grande actrice, comme Dumesnil, comme Contat, comme Duchesnois, mais l'amour de tous ceux qui croient aux beaux vers de Racine et à l'austère grandeur de Corneille; qu'elle rouvre à deux battants les portes du temple de la tragédie, que par elle cet éclatant passé trop longtemps interrompu du théâtre va reprendre son cours et qu'elle ressuscite les chefsd'oeuvre de la langue française, en même temps qu'elle trouve une manière toute nouvelle de les traduire sur la scène! - Puis il s'est mis à expliquer, à donner ses raisons, mais toujours en vantant, mais toujours en applaudissant, mais toujours en criant bravo, au point que bientôt, à force de secouer, de pousser son public, il s'est trouvé dépassé. On a crié plus fort que lui, et j'ai vu le parterre et les loges en proie à des transports incroyables d'extase, de délire, de frénésie. Quelles ovations, quels triomphes! Le public se trouvant monté au degré d'ivresse convenable, vite Janin s'est retourné vers son actrice. Il était grand temps, ma foi! de sauver Rachel, que le public, de par lui, Janin, était joliment en train de gàter. Tu peux juger à présent des hauts cris jetés par ce même | |
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public qui, six mois auparavant, n'avait rien soupçonné. Janin oser critiquer Mlle Rachel, oser dire qu'elle avait mal compris le rôle de Roxane! Il avait raison cependant. J'ai vu Bajazet et me suis étonné que Roxane n'eût pas de physionomie, qu'elle ressemblât tantôt à Hermione, tantôt à Emilie, et qu'elle ait manqué le: - sortez! Tu sais combien les tragédies de Corneille et de Racine sont peu grecques et romaines. Les héros de Corneille sont bien souvent des matamores et presque toujours des Romains de Sagonte ou de Valence. Racine a fait des Achilles-Duguesclin et des Pyrrhus-Philippe-Auguste. Tu sais encore que les Français, et principalement ceux du grand siècle, n'ont point de langue poétique, quoiqu'on puisse dire, et que, surtout chez Corneille et à cause même de cette simplicité solennelle qui le distingue, on rencontre nombre de vers qui trouveraient aussi bien leur place dans la haute comédieGa naar voetnoot1). Ce sont là deux grandes | |
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difficultés à vaincre, deux grands écueils à éviter pour les comédiens. Il faut masquer l'anachronisme du fond et maintenir le grandiose de la forme. Ces rois de Corneille et de Racine, qui ne déposent jamais le sceptre et la couronne, ne peuvent, dans ce monde impossible et factice, parler et marcher qu'en titans, en colosses, entraînés que nous le | |
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sommes à traduire la valeur morale par la grandeur physique. De là cette boursoufflure, cette mélopée routinière de la déclamation française, cette voix empruntée et grossie, ces gestes énormes, cette absence de naturel qui n'a rien de dramatique et qui se rattache si peu à notre humanité; de là, en un mot, cette manière ample et pompeuse que Talma avait portée à sa dernière perfection, qu'il a emportée en mourant et avec elle la tragédie de Louis XIV, dont il était l'expression vivante. Après sa mort le drame a fait éruption au théâtre, il a, rattaché ses héros à la réalité, et l'art dramatique, aidé des fortes et sérieuses études sur l'histoire et l'antiquité, dont l'amour s'était de plus en plus répandu parmi la jeunesse, s'aidant en même temps des immenses découvertes de l'archéologie, s'est ouvert une route, moins élevée sans doute et trop souvent encombrée d'immondices, mais plus libre, plus large et plus humaine. Mlle Rachel a éprouvé, sans pourtant s'en rendre compte, cette influence importante, et son génie s'en est nourri. En vérité je ne sais quelle Muse lui a enseigné à être simple, naturelle et en même temps si noble et si grande, et à concevoir ses rôles avec tant de sagesse, de profondeur et d'inspiration. Je viens de le dire, en France il n'y a qu'un pas de la tragédie à la comédie, et cependant la limite n'est jamais dépassée par la jeune tragédienne et ses moments les plus simples sont aussi ses moments les plus solennels. Jamais chez elle d'effets cherchés, de vers ambitieusement ronflés pour exciter | |
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l'enthousiasme du parterre. Ni mouvements exagérés, ni cette démarche tragique et saccadée, que tu sais. Des gestes rares, mais de temps en temps ce petit mouvement de tête qui est bien autrement éloquent que tous ces grands éclats. Elle ne déclame presque jamais, elle parle, avec négligence, dirait-onGa naar voetnoot1), mais dans ce débit quelle force, quelle énergie! comme tout est vivement senti, vigoureusement exprimé! L'existence dramatique de Mlle Rachel est le résultat de l'intelligence la plus heureuse et du goût le plus pur, et elle émeut d'autant plus qu'il n'y a pas un mouvement de sa passion qui ne puisse sortir que du coeur d'une jeune femme. Son talent est tout en dedans. Son génie, qui se colore de la fureur, de la jalousie, de la vengeance, de la haine, - ce sont là les passions qu'elle réussit le mieux à peindre - gronde et bouillonne dans les abîmes de son coeur, avant de monter jusqu'à ses lèvres; le public ne croit saisir que ce qui débordeGa naar voetnoot2). Son ironie est terrible et sanglante; sa voix alors s'aiguise et sa langue poignardeGa naar voetnoot3). Puis elle lance le vers comme une foudre: | |
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Qu'elle le perde ou bien qu'il la fasse périr.
Allez. Après cela direz-vous que je l'aime?
Quelle volonté dans ses moindres paroles! Quel désespoir dans, ce vers: Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je done fait?
Avec quelle hauteur tranquille dit-elle: Qui vous l'a dit, Seigneur, qu'il me méprise?
Avec quel sublime dédain et quel écrasant sourire: Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose!
Avec quelle coquetterie de lionne, ce vers d'airain: Tu m'oses aimer et tu n'oses mourir!
Tu prétends un peu trop....
Mais viens donc à Paris pour l'entendre, toi qui es un si excellent juge! On se demande si Rachel saura se maintenir au théâtre et si elle ne tombera pas quelque jour, comme tant d'autres, victimes d'une vogue éphéměre que le public de Paris dispense avec tant de légèreté. Elle a son avenir en mains. Elle gardera son auréole, pourvu qu'elle veuille le vouloir, qu'elle sache résister aux offres exorbitantes et intéressées de quelques théâtres, qu'elle demeure fidéle au seul théâtre digne d'elle et à ses véritables dieux du Parnasse: Corneille, Racine et Voltaire. Sans cela elle ne tardera pas à s'engloutir dans cette foule de comédiens médiocres dont abondent les théâtres de la capitale, et son nom, si glorieux jusqu'ici, se perdra pour jamais. | |
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Mlle Rachel est loin d'être une jolie femme, mais je ne crains pas de dire qu'un jour elle sera une belle tragédienne. Ses traits sont réguliers et ses yeux brillants prennent tous les reflets de la passion qu'elle veut exprimer. Elle est petite, elle est grêle, mais ses formes s'arrondiront comme sa voix, dont le filet un peu mince laisse échapper quelquefois un son nasal qui semble d'un effet désagréable. Eh quoi! dis-tu, elle est petite, elle est maigre, elle est presque laide, sa voix n'est pas agréable; mais qu'est-ce donc qu'elle a, cette enfant? Elle a le génie et l'inspiration: tu dois savoir, si c'est là quelque chose.
Paris, 1839. |
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